shǒuyè>> wénxué>>shīgē
  Table des matières
  
  Chant premier
  Chant deuxième
  Chant troisième
  Chant quatrième
  Chant cinquième
  Chant sixième
  I
  II
  III
  IV
  V
  VI
  VII
  VIII
  
  
  
  
  
  
  Chant premier
   Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme ce qu'il lit, trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison; car, à moins qu'il n'apporte dans sa lecture une logique rigoureuse et une tension d'esprit égale au moins à sa défiance, les émanations mortelles de ce livre imbiberont son âme comme l'eau le sucre. Il n'est pas bon que tout le monde lise les pages qui vont suivre; quelques-uns seuls savoureront ce fruit amer sans danger. Par conséquent, âme timide, avant de pénétrer plus loin dans de pareilles landes inexplorées, dirige tes talons en arrière et non en avant. Écoute bien ce que je te dis: dirige tes talons en arrière et non en avant, comme les yeux d'un fils qui se détourne respectueusement de la contemplation auguste de la face maternelle; ou, plutôt, comme un angle à perte de vue de grues frileuses méditant beaucoup, qui, pendant l'hiver, vole puissamment à travers le silence, toutes voiles tendues, vers un point déterminé de l'horizon, d'où tout à coup part un vent étrange et fort, précurseur de la tempête. La grue la plus vieille et qui forme à elle seule l'avant-garde, voyant cela, branle la tête comme une personne raisonnable, conséquemment son bec aussi qu'elle fait claquer, et n'est pas contente (moi, non plus, je ne le serais pas à sa place), tandis que son vieux cou, dégarni de plumes et contemporain de trois générations de grues, se remue en ondulations irritées qui présagent l'orage qui s'approche de plus en plus. Après avoir de sang-froid regardé plusieurs fois de tous les côtés avec des yeux qui renferment l'expérience, prudemment, la première (car, c'est elle qui a le privilège de montrer les plumes de sa queue aux autres grues inférieures en intelligence), avec son cri vigilant de mélancolique sentinelle, pour repousser l'ennemi commun, elle vire avec flexibilité la pointe de la figure géométrique (c'est peut-être un triangle, mais on ne voit pas le troisième côté que forment dans l'espace ces curieux oiseaux de passage), soit à bâbord, soit à tribord, comme un habile capitaine; et, manoeuvrant avec des ailes qui ne paraissent pas plus grandes que celles d'un moineau, parce qu'elle n'est pas bête, elle prend ainsi un autre chemin philosophique et plus sûr.
  
  
  
  *
  
   Lecteur, c'est peut-être la haine que tu veux que j'invoque dans le commencement de cet ouvrage! Qui te dit que tu n'en renifleras pas, baigné dans d'innombrables voluptés, tant que tu voudras, avec tes narines orgueilleuses, larges et maigres, en te renversant de ventre, pareil à un requin, dans l'air beau et noir, comme si tu comprenais l'importance de cet acte et l'importance non moindre de ton appétit légitime, lentement et majestueusement, les rouges émanations? Je t'assure, elles réjouiront les deux trous informes de ton museau hideux, ô monstre, si toutefois tu t'appliques auparavant à respirer trois mille fois de suite la conscience maudite de l'Éternel! Tes narines, qui seront démesurément dilatées de contentement ineffable, d'extase immobile, ne demanderont pas quelque chose de meilleur à l'espace, devenu embaumé comme de parfums et d'encens; car, elles seront rassasiées d'un bonheur complet, comme les anges qui habitent dans la magnificence et la paix des agréables cieux.
  
  
  
  *
  
   J'établirai dans quelques lignes comment Maldoror fut bon pendant ses premières années, où il vécut heureux; c'est fait. Il s'aperçut ensuite qu'il était né méchant: fatalité extraordinaire! Il cacha son caractère tant qu'il put, pendant un grand nombre d'années; mais, à la fin, à cause de cette concentration qui ne lui était pas naturelle, chaque jour le sang lui montait à la tête; jusqu'à ce que, ne pouvant plus supporter une pareille vie, il se jeta résolument dans la carrière du mal... atmosphère douce! Qui l'aurait dit! lorsqu'il embrassait un petit enfant, au visage rose, il aurait voulu lui enlever ses joues avec un rasoir, et il l'aurait fait très souvent, si Justice, avec son long cortège de châtiments, ne l'en eût chaque fois empêché. Il n'était pas menteur, il avouait la vérité et disait qu'il était cruel. Humains, avez-vous entendu? il ose le redire avec cette plume qui tremble! Ainsi donc, il est d'une puissance plus forte que la volonté... Malédiction! La pierre voudrait se soustraire aux lois de la pesanteur? Impossible. Impossible, si le mal voulait s'allier avec le bien. C'est ce que je disais plus haut.
  
  
  
  *
  
   Il y en a qui écrivent pour rechercher les applaudissements humains, au moyen de nobles qualités du coeur que l'imagination invente ou qu'ils peuvent avoir. Moi, je fais servir mon génie à peindre les délices de la cruauté! Délices non passagères, artificielles; mais, qui ont commencé avec l'homme, finiront avec lui. Le génie ne peut-il pas s'allier avec la cruauté dans les résolutions secrètes de la Providence? ou, parce qu'on est cruel, ne peut-on pas avoir du génie? On en verra la preuve dans mes paroles; il ne tient qu'à vous de m'écouter, si vous le voulez bien... Pardon, il me semblait que mes cheveux s'étaient dressés sur ma tête; mais, ce n'est rien, car, avec ma main, je suis parvenu facilement à les remettre dans leur première position. Celui qui chante ne prétend pas que ses cavatines soient une chose inconnue; au contraire, il se loue de ce que les pensées hautaines et méchantes de son héros soient dans tous les hommes.
  
  
  
  *
  
   J'ai vu, pendant toute ma vie, sans en excepter un seul, les hommes, aux épaules étroites, faire des actes stupides et nombreux, abrutir leurs semblables, et pervertir les âmes par tous les moyens. Ils appellent les motifs de leurs actions: la gloire. En voyant ces spectacles, j'ai voulu rire comme les autres; mais cela, étrange imitation, était impossible. J'ai pris un canif dont la lame avait un tranchant acéré, et me suis fendu les chairs aux endroits où se réunissent les lèvres. Un instant je crus mon but atteint. Je regardai dans un miroir cette bouche meurtrie par ma propre volonté! C'était une erreur! Le sang qui coulait avec abondance des deux blessures empêchait d'ailleurs de distinguer si c'était là vraiment le rire des autres. Mais, après quelques instants de comparaison, je vis bien que mon rire ne ressemblait pas à celui des humains, c'est-à-dire que je ne riais pas. J'ai vu des hommes, à la tête laide et aux yeux terribles enfoncés dans l'orbite obscur, surpasser la dureté du roc, la rigidité de l'acier fondu, la cruauté du requin, l'insolence de la jeunesse, la fureur insensée des criminels, les trahisons de l'hypocrite, les comédiens les plus extraordinaires, la puissance de caractère des prêtres, et les êtres les plus cachés au-dehors, les plus froids des mondes et du ciel; lasser les moralistes à découvrir leur coeur, et faire retomber sur eux la colère implacable d'en haut. Je les ai vus tous à la fois, tantôt, le poing le plus robuste dirigé vers le ciel, comme celui d'un enfant déjà pervers contre sa mère, probablement excités par quelque esprit de l'enfer, les yeux chargés d'un remords cuisant en même temps que haineux, dans un silence glacial, n'oser émettre les méditations vastes et ingrates que recelait leur sein, tant elles étaient pleines d'injustice et d'horreur, et attrister de compassion le Dieu de miséricorde; tantôt, à chaque moment du jour, depuis le commencement de l'enfance jusqu'à la fin de la vieillesse, en répandant des anathèmes incroyables, qui n'avaient pas le sens commun, contre tout ce qui respire, contre eux-mêmes et contre la providence, prostituer les femmes et les enfants, et déshonorer ainsi les parties du corps consacrées à la pudeur. Alors, les mers soulèvent leurs eaux, engloutissent dans leurs abîmes les planches; les ouragans, les tremblements de terre renversent les maisons, la perte, les maladies diverses déciment les familles priantes. Mais, les hommes ne s'en aperçoivent pas. Je les ai vus aussi rougissant, pâlissant de honte pour leur conduite sur cette terre; rarement. Tempêtes, soeurs des ouragans; firmament bleuâtre, dont je n'admets pas la beauté; mer hypocrite, image de mon coeur; terre, au sein mystérieux; habitants des sphères; univers entier; Dieu, qui l'as créé avec magnificence, c'est toi que j'invoque: montre-moi un homme qui soit bon!... Mais, que ta grâce décuple mes forces naturelles; car, au spectacle de ce monstre, je puis mourir d'étonnement; on meurt à moins.
  
  
  
  *
  
   On doit laisser pousser ses ongles pendant quinze jours. Oh! Comme il est doux d'arracher brutalement de son lit un enfant qui n'a rien encore sur la lèvre supérieure, et, avec les yeux très ouverts, de faire semblant de passer suavement la main sur son front, en inclinant en arrière ses beaux cheveux! Puis, tout à coup, au moment où il s'y attend le moins, d'enfoncer les ongles longs dans sa poitrine molle, de façon qu'il ne meure pas; car, s'il mourait, on n'aurait pas plus tard l'aspect de ses misères. Ensuite, on boit le sang en léchant les blessures; et, pendant ce temps, qui devrait durer autant que l'éternité dure, l'enfant pleure. Rien n'est si bon que son sang, extrait comme je viens de le dire, et tout chaud encore, si ce ne sont ses larmes, amères comme le sel. Homme, n'as-tu jamais goûté de ton sang, quand par hasard tu t'es coupé le doigt? Comme il est bon, n'est-ce pas; car, il n'a aucun goût. En outre, ne te souviens-tu pas d'avoir un jour, dans tes réflexions lugubres, porté la main, creusée au fond, sur ta figure maladive mouillée par ce qui tombait des yeux; laquelle main ensuite se dirigeait fatalement vers la bouche, qui puisait à longs traits, dans cette coupe, tremblante comme les dents de l'élève qui regarde obliquement celui qui est né pour l'oppresser, les larmes? Comme elles sont bonnes, n'est-ce pas; car, elles ont le goût du vinaigre. On dirait les larmes de celle qui aime le plus; mais, les larmes de l'enfant sont meilleures au palais. Lui, ne trahit pas, ne connaissant pas encore le mal: celle qui aime le plus trahit tôt ou tard... je le devine par analogie, quoique j'ignore ce que c'est que l'amitié, que l'amour (il est probable que je ne les accepterai jamais; du moins, de la part de la race humaine). Donc, puisque ton sang et tes larmes ne te dégoûtent pas, nourris-toi, nourris-toi avec confiance des larmes et du sang de l'adolescent. Bande-lui les yeux, pendant que tu déchireras ses chairs palpitantes; et, après avoir entendu de longues heures ses cris sublimes, semblables aux râles perçants que poussent dans une bataille les gosiers des blessés agonisants, alors, t'ayant écarté comme une avalanche, tu te précipiterais de la chambre voisine, et tu feras semblant d'arriver à son secours. Tu lui délieras les mains, aux nerfs et aux veines gonflées, tu rendras ta vue à ses yeux égarés, en te remettant à lécher ses larmes et son sang. Comme alors le repentir est vrai! L'étincelle divine qui est en nous, et paraît si rarement, se montre; trop tard! Comme le coeur déborde de pouvoir consoler l'innocent à qui l'on a fait du mal: "Adolescent, qui venez de souffrir des douleurs cruelles, qui donc a pu commettre sur vous un crime que je ne sais de quel nom qualifier! Malheureux que vous êtes! Comme vous devez souffrir! Et si votre mère savait cela, elle ne serait pas plus près de la mort, si abhorrée par les coupables, que je ne le suis maintenant. Hélas! qu'est-ce donc que le bien et le mal! Est-ce une même chose par laquelle nous témoignons avec rage notre impuissance, et la passion d'atteindre à l'infini par les moyens même les plus insensés? Ou bien, sont-ce deux choses différentes? Oui... que ce soit plutôt une même chose... car, sinon, que deviendrai-je au jour du jugement! Adolescent, pardonne-moi; c'est celui qui est devant ta figure noble et sacrée, qui a brisé tes os et déchiré tes chairs qui pendent à différents endroits de ton corps. Est-ce un délire de ma raison malade, est-ce ton instinct secret qui ne dépend pas de mes raisonnements, pareil à celui de l'aigle déchirant sa proie, qui m'a poussé à commettre ce crime; et pourtant, autant que ma victime, je souffrais! Adolescent, pardonne-moi. Une fois sortis de cette vie passagère, je veux que nous soyons entrelacés pendant l'éternité; ne former qu'un seul être, ma bouche collée à ta bouche. Même, de cette manière, ma punition ne sera pas complète. Alors, tu me déchireras, sans jamais t'arrêter, avec les dents et les ongles à la fois. Je parerai mon corps de guirlandes embaumées, pour cet holocauste expiatoire; et nous souffrirons tous les deux, moi, d'être déchiré, toi, de me déchirer... ma bouche collée à ta bouche. O adolescent, aux cheveux blonds, aux yeux si doux, feras-tu maintenant ce que je te conseille? Malgré toi, je veux que tu le fasses, et tu rendras heureuse ma conscience." Après avoir parlé ainsi, en même temps tu auras fait le mal à un être humain, et tu seras aimé du même être: c'est le bonheur le plus grand que l'on puisse concevoir. Plus tard, tu pourras le mettre à l'hôpital; car, le perclus ne pourra pas gagner sa vie. On t'appellera bon, et couronnes de laurier et les médailles d'or cacheront tes pieds nus, épars sur la grande tombe, à la figure vieille. O toi, dont je ne veux pas écrire le nom sur cette page qui consacre la sainteté du crime, je sais que ton pardon fut immense comme l'univers. Mais, moi, j'existe encore!
  
  
  
  *
  
   J'ai fait un pacte avec la prostitution afin de semer le désordre dans les familles. Je me rappelle la nuit qui précéda cette dangereuse liaison. Je vis devant moi un tombeau. J'entendis un ver luisant, grand comme une maison, qui me dit: "Je vais t'éclairer. Lis l'inscription. Ce n'est pas de moi que vient cet ordre suprême." Une vaste lumière couleur de sang, à laquelle mes mâchoires claquèrent et mes bras tombèrent inertes, se répandit dans les airs jusqu'à l'horizon. Je m'appuyai contre une muraille en ruine, car j'allais tomber, et je lus: "Ci-gît un adolescent qui mourut poitrinaire: vous savez pourquoi. Ne priez pas pour lui." Beaucoup d'hommes n'auraient peut-être pas eu autant de courage que moi. Pendant ce temps, une belle femme nue vint se coucher à mes pieds. Moi, à elle, avec une figure triste: "Tu peux te relever." Je lui tendis la main avec laquelle le fratricide égorge sa soeur. Le ver luisant, à moi: "Toi, prends une pierre et tue-la. - Pourquoi? lui dis-je." Lui, à moi: "Prends garde à toi; les plus faible, parce que je suis le plus fort. Celle-ci s'appelle Prostitution." Les larmes dans les yeux, la rage dans le coeur, je sentis naître en moi une force inconnue. Je pris une grosse pierre; après bien des efforts, je la soulevai avec peine jusqu'à la hauteur de ma poitrine; je la mis sur l'épaule avec les bras. Je gravis une montagne jusqu'au sommet: de là, j'écrasai le ver luisant. Sa tête s'enfonça sous le sol d'une grandeur d'homme; la pierre rebondit jusqu'à la hauteur de six églises. Elle alla retomber dans un lac, dont les eaux s'abaissèrent un instant, tournoyantes, en creusant un immense cône renversé." Le calme reparut à la surface; la lumière de sang ne brilla plus. "Hélas! Hélas! s'écria la belle femme nue; qu'as-tu fait?" Moi, à elle; "Je te préfère à lui; parce que j'ai pitié des malheureux. Ce n'est pas ta faute, si la justice éternelle t'a créée." Elle, à moi: "un jour, les hommes me rendront justice; je ne t'en dis pas davantage. Laisse-moi partir, pour aller cacher au fond de la mer ma tristesse infinie. Il n'y a que toi et les monstres hideux qui grouillent dans ces noirs abîmes, qui ne me méprisent pas. Tu es bon. Adieu, toi qui m'as aimée." Moi, à elle: "Adieu! encore une fois: adieu! Je t'aimerai toujours!... Dès aujourd'hui, j'abandonne la vertu." C'est pourquoi, ô peuples, quand vous entendrez le vent d'hiver gémir sur la mer et près de ses bords, ou au-dessus des grandes villes, qui, depuis longtemps, ont pris le deuil pour moi, ou à travers les froides régions polaires, dites: "Ce n'est pas l'esprit de Dieu qui passe: ce n'est que le soupir aigu de la prostitution, uni avec les gémissements graves du Montévidéen." Enfants, c'est moi qui vous le dis. Alors, pleins de miséricorde, agenouillez-vous; et que les hommes, plus nombreux que les poux, fassent de longues prières.
  
  
  
  *
  
   Au clair de la lune, près de la mer, dans les endroits isolés des campagnes, l'on voit, plongé dans d'amères réflexions, toutes les choses revêtir des formes jaunes, indécises, fantastiques. L'ombre des arbres, tantôt vite, tantôt lentement, court, vient, revient, par diverses formes, en s'aplatissant, en se collant contre la terre. Dans le temps, lorsque j'étais emporté sur les ailes de la jeunesse, cela me faisait rêver, me paraissait étrange; maintenant, j'y suis habitué. Le vent gémit à travers les feuilles ses notes langoureuses, et le hibou chante sa grave complainte, qui fait dresser les cheveux à ceux qui l'entendent. Alors, les chiens, rendus furieux, brisent leurs chaînes, s'échappent des fermes lointaines; ils courent dans la campagne, ça et là, en proie à la folie. Tout à coup, ils s'arrêtent, regardent de tous les côtés avec une inquiétude farouche, l'oeil en feu; et, de même que les éléphants, avant de mourir, jettent dans le désert un dernier regard au ciel, élevant désespérément leur trompe, laissant leurs oreilles inertes, de même les chiens laissent leurs oreilles inertes, élèvent la tête, gonflent le cou terrible, et se mettent à aboyer, tour à tour, soit comme un enfant qui crie de faim, soit comme un chat blessé au ventre au-dessus d'un toit, soit comme une femme qui va enfanter, soit comme un moribond atteint de la peste à l'hôpital, soit comme une jeune fille qui chante un air sublime, contre les étoiles au nord, contre les étoiles au sud, contre les étoiles à l'ouest; contre la lune; contre les montagnes, semblables au loin à des roches géantes, gisantes dans l'obscurité; contre l'air froid qu'ils aspirent à pleins poumons, qui rend l'intérieur de leur narine, rouge, brûlant; contre le silence de la nuit, contre les chouettes, dont le vol oblique leur rase le museau, emportant un rat ou une grenouille dans le bec, nourriture vivante, douce pour les petits; contre les lièvres, qui disparaissent en un clin d'oeil; contre le voleur, qui s'enfuit au galop de son cheval après avoir commis un crime; contre les serpents, remuant les bruyères, qui leur font trembler la peau, grincer des dents; contre leurs propres aboiements, qui leur font peur à eux-mêmes; contre les crapauds, qu'ils broient d'un coup sec de mâchoire (pourquoi se sont-ils éloignés du marais?); contre les arbres, dont les feuilles, mollement bercées, sont autant de mystères qu'ils ne comprennent pas, qu'ils veulent découvrir avec leurs yeux fixes, intelligents; contre les araignées, suspendues entre leurs longues pattes, qui grimpent sur les arbres pour se sauver; contre les corbeaux, qui n'ont pas trouvé de quoi manger pendant la journée, et qui s'en reviennent au gîte l'aile fatiguée; contre les rochers du rivage; contre les feux, qui paraissent aux mâts des navires invisibles; contre le bruit sourd des vagues; contre les grands poissons, qui, nageant, montrent leur dos noir, puis s'enfoncent dans l'abîme; et contre l'homme qui les rend esclaves. Après quoi, ils se mettent de nouveau à courir dans la campagne, en sautant, de leurs pattes sanglantes par dessus les fossés, les chemins, les champs, les herbes et les pierres escarpées. On les dirait atteints de la rage, cherchant un vaste étang pour apaiser leur soif. Leurs hurlements prolongés épouvantent la nature. Malheur au voyageur attardé! Les amis des cimetières se jetteront sur lui, le déchireront, le mangeront avec leur bouche d'où tombe du sang; car, ils n'ont pas les dents gâtées. Les animaux sauvages, n'osant pas s'approcher pour prendre part au repas de chair, s'enfuient à perte de vue, tremblants. Après quelques heures, les chiens, harassés de courir ça et là, presque morts, la langue en dehors de la bouche, se précipitent les uns sur les autres, sans savoir ce qu'ils font, et se déchirent en mille lambeaux, avec une rapidité incroyable. Ils n'agissent pas ainsi par cruauté. Un jour, avec des yeux vitreux, ma mère me dit: "Lorsque tu seras dans ton lit, que tu entendras les aboiements des chiens dans la campagne, cache-toi dans ta couverture, ne tourne pas en dérision ce qu'ils font: ils ont soif insatiable de l'infini, comme toi, comme moi, comme le reste des humains, à la figure pâle et longue. Même, je te permets de te mettre devant la fenêtre pour contempler ce spectacle, qui est assez sublime." Depuis ce temps, je respecte le voeu de la morte. Moi, comme les chiens, j'éprouve le besoin de l'infini... Je ne puis, je ne puis contenter ce besoin! Je suis fils de l'homme et de la femme, d'après ce qu'on m'a dit. Ça m'étonne...je croyais être davantage! Au reste, que m'importe d'où je viens? Moi, si cela avait pu dépendre de ma volonté, j'aurais voulu être plutôt le fils de la femelle du requin, dont la faim est amie des tempêtes, et du tigre, à la cruauté reconnue: je ne serais pas si méchant. Vous, qui me regardez, éloignez-vous de moi, car mon haleine exhale un souffle empoisonné. Nu n'a encore vu les rides vertes de mon front; ni les os en saillie de ma figure maigre, pareils aux arêtes de quelque grand poisson, ou au rochers couvrant les rivages de la mer, ou aux abruptes montagnes alpestres, que je parcourus souvent, quand j'avais sur ma tête des cheveux d'une autre couleur. Et, quand je rôde autour des habitations des hommes, pendant les nuits orageuses, les yeux ardents, les cheveux flagellés par le vent des tempêtes, isolé comme une pierre au milieu du chemin, je couvre ma face flétrie, avec un morceau de velours, noir comme la suie qui remplit l'intérieur des cheminées: il ne faut pas que mes yeux soient témoins de la laideur que l'Être suprême, avec un sourire de haine puissante, a mise sur moi. Chaque matin, quand le soleil se lève pour les autres, en répandant la joie et la chaleur dans toute la nature, tandis qu'aucun de mes traits ne bouge, en regardant fixement l'espace plein de ténèbres, accroupi vers le fond de ma caverne aimée, dans un désespoir qui m'enivre comme le vin, je meurtris de mes puissantes mains ma poitrine en lambeaux. Pourtant, je sens que je ne suis pas atteint de la rage! Pourtant, je sens que je ne suis pas le seul qui souffre! Pourtant, je sens que je respire! Comme un condamné qui essaie ses muscles, en réfléchissant sur leur sort, et qui va bientôt mener à l'échafaud, debout, sur mon lit de paille, les yeux fermés, je tourne lentement mon col de droite à gauche, de gauche à droite, pendant des heures entières; je ne tombe pas raide mort. De moment en moment, lorsque mon col ne peut plus continuer de tourner dans un même sens, qu'il s'arrête, pour se remettre à tourner dans un sens opposé, je regarde subitement à l'horizon, à travers les rares interstices laissés par les broussailles épaisses qui recouvrent l'entrée: je ne vois rien! Rien... si ce ne sont les campagnes qui dansent en tourbillons avec les arbres et avec les longues files d'oiseaux qui traversent les airs. Cela me trouble le sang et le cerveau... Qui donc, sur la tête, me donne des coups de barre de fer, comme un marteau frappant l'enclume?
  
  
  
  *
  
   Je me propose, sans être ému, de déclamer à grande voix la strophe sérieuse et froide que vous allez entendre. Vous, faites attention à ce qu'elle contient, et gardez-vous de l'impression pénible qu'elle ne manquera pas de laisser, comme une flétrissure, dans vos imaginations troublées. Ne croyez pas que je sois sur le point de mourir, car je ne suis pas encore un squelette, et la vieillesse n'est pas collée à mon front. Écartons en conséquence toute idée de comparaison avec le cygne, au moment où son existence s'envole, et ne voyez devant vous qu'un monstre, dont je suis heureux que vous ne puissiez apercevoir la figure; mais moins horrible est-elle que son âme. Cependant, je ne suis pas un criminel... Assez sur ce sujet. Il n'y pas si longtemps que j'ai revu la mer et foulé le pont des vaisseaux, et mes souvenirs sont vivaces comme si je l'avais quittée la veille. Soyez néanmoins, si vous le pouvez, aussi calmes que moi, dans cette lecture que je me repens déjà de vous offrir, et ne rougissez pas à la pensée de ce qu'est le coeur humain. O poulpe, au regard de soie! toi, dont l'âme est inséparable de la mienne; toi, le plus beau des habitants du globe terrestre, et qui commandes à un sérail de quatre cents ventouses; toi, en qui siègent noblement, comme dans leur résidence naturelle, par un commun accord, d'un lien indestructible, la douce vertu communicative et les grâces divines, pourquoi n'es-tu pas avec moi, ton ventre de mercure contre ma poitrine d'aluminium, assis tous les deux sur quelque rocher du rivage, pour contempler ce spectacle que j'adore!
  
   Vieil océan, aux vagues de cristal, tu ressembles proportionnellement à ces marques azurées que l'on voit sur le dos meurtri des mousses; tu es un immense bleu, appliqué sur le corps de la terre: j'aime cette comparaison. Ainsi, à ton premier aspect, un souffle prolongé de tristesse, qu'on croirait être le murmure de ta brise suave, passe, en laissant des ineffables traces, sur l'âme profondément ébranlée, et tu rappelles au souvenir de tes amants, sans qu'on s'en rende toujours compte, les rudes commencements de l'homme, où il fait connaissance avec la douleur, qui ne le quitte plus. Je te salue, vieil océan!
  
   Vieil océan, ta forme harmonieusement sphérique, qui réjouit la face grave de la géométrie, ne me rappelle que trop les petits yeux de l'homme, pareils à ceux du sanglier pour la petitesse, et à ceux des oiseaux de nuit pour la perfection circulaire du contour. Cependant, l'homme s'est cru beau dans les siècles. Moi, je suppose plutôt que l'homme ne croit à sa beauté que par amour-propre; mais, qu'il n'est pas beau réellement et qu'il s'en doute; car, pourquoi regarde-t-il la figure de son semblable avec tant de mépris? Je te salue, vieil océan!
  
   Vieil océan, tu es le symbole de l'identité: toujours égal à toi-même. Tu ne varies pas d'une manière essentielle, et, si tes vagues sont quelque part en furie, dans quelque autre zone elles sont dans le calme le plus complet. Tu n'es pas comme l'homme qui s'arrête dans la rue, pour voir deux bouledogues s'empoigner au cou, mais, qui ne s'arrête pas, quand un enterrement passe; qui est ce matin accessible et ce soir de mauvaise humeur; qui rit aujourd'hui et pleure demain. Je te salue, vieil océan!
  
   Vieil océan, il n'y aurait rien d'impossible à ce que tu caches dans ton sein de futures utilités pour l'homme. Tu lui as déjà donné la baleine. Tu ne laisses pas facilement deviner aux yeux avides des sciences naturelles les mille secrets de ton intime organisation: tu es modeste. L'homme se vante sans cesse, et pour des minuties. Je te salue, vieil océan!
  
   Vieil océan, les différentes espèces de poissons que tu nourris n'ont pas juré fraternité entre elles. Chaque espèce vit de son côté. Les tempéraments et les conformations qui varient dans chacune d'elles, expliquent, d'une manière insatisfaisante, ce qui ne paraît d'abord qu'une anomalie. Il en est ainsi de l'homme, qui n'a pas les mêmes motifs d'excuse. Un morceau de terre est-il occupé par trente millions d'êtres humains, ceux-ci se croient obligés de ne pas se mêler de l'existence de leurs voisins, fixés comme des racines sur le morceau de terre qui suit. En descendant du grand au petit, chaque homme vit comme un sauvage dans sa tanière, et en sort rarement pour visiter son semblable, accroupi pareillement dans une autre tanière. La grande famille universelle des humains est une utopie digne de la logique la plus médiocre. En outre, du spectacle de tes mamelles fécondes, se dégage la notion d'ingratitude; car, on pense aussitôt à ces parents nombreux, assez ingrats envers le Créateur, pour abandonner le fruit de leur misérable union. Je te salue, vieil océan!
  
   Vieil océan, ta grandeur matérielle ne peut se comparer qu'à la mesure qu'on se fait de ce qu'il a fallu de puissance active pour engendrer la totalité de ta masse. On ne peut pas t'embrasser d'un coup d'oeil. Pour te contempler, il faut que la vue tourne son télescope, par un mouvement continu, vers les quatre points de l'horizon, de même qu'un mathématicien, afin de résoudre une équation algébrique, est obligé d'examiner séparément les divers cas possibles, avant de trancher la difficulté. L'homme mange des substances nourrissantes, et fait d'autres efforts, dignes d'un meilleur sort, pour paraître gras. Qu'elle se gonfle tant qu'elle voudra, cette adorable grenouille. Sois tranquille, elle ne t'égalera pas en grosseur; je le suppose, du moins. Je te salue, vieil océan!
  
   Vieil océan, tes eaux sont amères. C'est exactement le même goût que le fiel que distille la critique sur les beaux-arts, sur les sciences, sur tout. Si quelqu'un a du génie, on le fait passer pour un idiot; si quelque autre est beau de corps, c'est un bossu affreux. Certes, il faut que l'homme sente avec force son imperfection, dont les trois quarts d'ailleurs ne sont dus qu'à lui-même, pour la critiquer ainsi! Je te salue, vieil océan!
  
   Vieil océan, les hommes, malgré l'excellence de leurs méthodes, ne sont pas encore parvenus, aidés par les moyens d'investigation de la science, à mesurer la profondeur vertigineuse de tes abîmes; tu en as que les sondes les plus longues, les plus pesantes, ont reconnu inaccessibles. Aux poissons... ça leur est permis: pas aux hommes. Souvent, je me suis demandé quelle chose était la plus facile à reconnaître: la profondeur de l'océan ou la profondeur du coeur humain! Souvent, la main portée au front, debout sur les vaisseaux, tandis que la lune se balançait entre les mâts d'une façon irrégulière, je me suis surpris, faisant abstraction de tout ce qui n'était pas le but que je poursuivais, m'efforçant de résoudre ce difficile problème! Oui, quel est le plus profond, le plus impénétrable des deux: l'océan ou le coeur humain. Si trente ans d'expérience de la vie peuvent jusqu'à un certain point pencher la balance vers l'une ou l'autre de ces solutions, il me sera permis de dire que, malgré la profondeur de l'océan, il ne peut pas se mettre en ligne, quant à la comparaison sur cette propriété, avec la profondeur du coeur humain. J'ai été en relation avec des hommes qui ont été vertueux. Ils mouraient à soixante ans, et chacun ne manquait pas de s'écrier: "Ils ont fait le bien sur cette terre, c'est-à-dire qu'ils ont pratiqué la charité: voilà tout, ce n'est pas malin, chacun peut en faire autant." Qui comprendra pourquoi deux amants qui s'idolâtraient la veille, pour un mot mal interprété, s'écartent, l'un vers l'orient, l'autre vers l'occident, avec les aiguillons de la haine, de la vengeance, de l'amour et du remords, et ne se revoient plus, chacun drapé dans sa fierté solitaire. C'est un miracle qui se renouvelle chaque jour et qui n'en est pas moins miraculeux. Qui comprendra pourquoi l'on savoure non seulement les disgrâces générales de ses semblables, mais encore les particulières de ses amis les plus chers, tandis que l'ont est affligé en même temps? Un exemple incontestable pour clore la série: l'homme dit hypocritement oui et pense non. C'est pour cela que les marcassins de l'humanité ont tant de confiance les uns dans les autres et ne sont pas égoïstes. Il reste à la psychologie beaucoup de progrès à faire. Je te salue, vieil océan!
  
   Vieil océan, tu es si puissant, que les hommes l'ont appris à leurs propres dépens. Ils ont beau employer toutes les ressources de leur génie...incapables de te dominer. Ils ont trouvé leur maître. Je dis qu'ils ont trouvé quelque chose de plus fort qu'eux. Ce quelque chose a un nom. Ce nom est: l'océan! La peur que tu leur inspires est telle, qu'ils te respectent. Malgré cela, tu fais valser leurs plus lourdes machines avec grâce, élégance et facilité. Tu leur fais faire des sauts gymnastiques jusqu'au ciel, et des plongeons admirables jusqu'au fond de tes domaines: un saltimbanque en serait jaloux. Bienheureux sont-ils, quand tu ne les enveloppes pas définitivement dans tes plis bouillonnants, pour aller voir, sans chemin de fer, dans tes entrailles aquatiques, comment se portent les poissons, et surtout comment ils se portent eux-mêmes. L'homme dit: "Je suis plus intelligent que l'océan." C'est possible; c'est même assez vrai; mais l'océan lui est plus redoutable que lui à l'océan: c'est ce qu'il n'est pas nécessaire de prouver. Ce patriarche observateur, contemporain des premières époques de notre globe suspendu, sourit de pitié, quand il assiste aux combats navals des nations. Voilà une centaine de léviathans qui sont sortis des mains de l'humanité. Les ordres emphatiques des supérieurs, les cris des blessés, les coups de canon, c'est du bruit fait exprès pour anéantir quelques secondes. Il paraît que le drame est fini, que l'océan a tout mis dans son ventre. La gueule est formidable. Elle doit être grande vers le bas, dans la direction de l'inconnu! Pour couronner enfin la stupide comédie, qui n'est même pas intéressante, on voit, au milieu des airs, quelque cigogne, attardée par la fatigue, qui se met à crier, sans arrêter l'envergure de son vol : "Tiens!... Je la trouve mauvaise! Il y avait en bas des points noirs; j'ai fermé les yeux, ils ont disparu." Je te salue, vieil océan!
  
   Vieil océan, ô grand célibataire, quand tu parcours la solitude solennelle de tes royaumes flegmatiques, tu t'enorgueillis à juste titre de ta magnificence native, et des éloges vrais que je m'empresse de te donner. Balancé voluptueusement par les mols effluves de ta lenteur majestueuse, qui est le plus grandiose parmi les attributs dont le souverain pouvoir t'a gratifié, tu déroules, au milieu d'un sombre mystère, sur toute ta surface sublime, tes vagues incomparables, avec le sentiment calme de ta puissance éternelle. Elles se suivent parallèlement, séparées par de courts intervalles. À peine l'une diminue, qu'une autre va à sa rencontre en grandissant, accompagnées du bruit mélancolique de l'écume qui se fond, pour nous avertir que tout est écume. (Ainsi, les êtres humains, ces vagues vivantes, meurent l'un après l'autre, d'une manière monotone; mais, sans laisser de bruit écumeux). L'oiseau de passage se repose sur elles avec confiance, et se laisse abandonner à leurs mouvements, pleins d'une grâce fière, jusqu'à ce que les os de ses ailes aient recouvré leur vigueur accoutumée pour continuer le pèlerinage aérien. Je voudrais que la majesté humaine ne fût que l'incarnation du reflet de la tienne. Je demande beaucoup, et ce souhait sincère est glorieux pour toi. Ta grandeur morale, image de l'infini, est immense comme la réflexion du philosophe, comme l'amour de la femme, comme la beauté divine de l'oiseau, comme les méditations du poète. Tu es plus beau que la nuit. Réponds-moi, océan, veux-tu être mon frère? Remue-toi avec impétuosité... plus... plus encore, si tu veux que je te compare à la vengeance de Dieu; allonge tes griffes livides, en te frayant un chemin sur ton propre sein... c'est bien. Déroule tes vagues épouvantables, océan hideux, compris par moi seul, et devant lequel je tombe, prosterné à tes genoux. La majesté de l'homme est empruntée; il ne m'imposera point: toi, oui. Oh! quand tu t'avances, la crête haute et terrible, entouré de tes replis tortueux comme d'une cour, magnétiseur et farouche, roulant tes ondes les unes sur les autres, avec la conscience de ce que tu es, pendant que tu pousses, des profondeurs de ta poitrine, comme accablé d'un remords intense que je ne puis pas découvrir, ce sourd mugissement perpétuel que les hommes redoutent tant, même quand ils te contemplent, en sûreté, tremblants sur le rivage, alors, je vois qu'il ne m'appartient pas, le droit insigne de me dire ton égal. C'est pourquoi, en présence de ta supériorité, je te donnerais tout mon amour (et nul ne sait la quantité d'amour que contiennent mes aspirations vers le beau), si tu ne me faisais douloureusement penser à mes semblables, qui forment avec toi le plus ironique contraste, l'antithèse la plus bouffonne que l'on ait jamais vue dans la création: je ne puis pas t'aimer, je te déteste. Pourquoi reviens-je à toi, pour la millième fois, vers les bras amis, qui s'entr'ouvrent, pour caresser mon front brûlant, qui voit disparaître la fièvre à leur contact! Je ne connais pas ta destinée cachée; tout ce qui te concerne m'intéresse. Dis-moi donc si tu es la demeure du prince des ténèbres. Dis-le moi... dis-le moi, océan (à moi seul, pour ne pas attrister ceux qui n'ont encore connu que les illusions), et si le souffle de Satan crée les tempêtes qui soulèvent tes eaux salées jusqu'aux nuages. Il faut que tu me le dises, parce que je me réjouirais de savoir l'enfer si près de l'homme. Je veux que celle-ci soit la dernière strophe de mon invocation. Par conséquent, une seule fois encore, je veux te saluer et te faire mes adieux! Vieil océan, aux vagues de cristal... Mes yeux se mouillent de larmes abondantes, et je n'ai pas la force de poursuivre; car, je sens que le moment est venu de revenir parmi les hommes, à l'aspect brutal; mais... courage! Faisons un grand effort, et accomplissons, avec le sentiment du devoir, notre destinée sur cette terre. Je te salue, vieil océan!
  
  
  
  *
  
   On ne me verra pas, à mon heure dernière (j'écris ceci sur mon lit de mort), entouré de prêtres. Je veux mourir, bercé par la vague de la mer tempétueuse, ou debout sur la montagne... les yeux en haut, non: je sais que mon anéantissement sera complet. D'ailleurs, je n'aurais pas de grâce à espérer. Qui ouvre la porte de ma chambre funéraire? J'avais dit que personne n'entrât. Qui que vous soyez, éloignez-vous; mais, si vous croyez apercevoir quelque marque de douleur ou de crainte sur mon visage d'hyène (j'use de cette comparaison, quoique l'hyène soit plus belle que moi, et plus agréable à voir), soyez détrompé: qu'il s'approche. Nous sommes dans une nuit d'hiver, alors que les éléments s'entre-choquent de toutes parts, que l'homme a peur, et que l'adolescent médite quelque crime sur un de ses amis, s'il est ce que je fus dans ma jeunesse. Que le vent, dont les sifflements plaintifs attristent l'humanité, depuis que le vent, l'humanité existent, quelques moments avant l'agonie dernière, me porte sur les os de ses ailes, à travers le monde, impatient de ma mort. Je jouirai encore, en secret, des exemples nombreux de la méchanceté humaine (un frère, sans être vu, aime à voir les actes de ses frères). L'aigle, le corbeau, l'immortel pélican, le canard sauvage, la grue voyageuse, éveillés, grelottant de froid, me verront passer à la lueur des éclairs, spectre horrible et content. Ils sauront ce que cela signifie. Sur la terre, la vipère, l'oeil gros du crapaud, le tigre, l'éléphant; dans la mer, la baleine, le requin, le marteau, l'informe raie, la dent du phoque polaire, se demanderont quelle est cette dérogation à la loi de la nature. L'homme, tremblant, collera son front contre la terre, au milieu de ses gémissements. "Oui, je vous surpasse tous par ma cruauté innée, cruauté qu'il n'a pas dépendu de moi d'effacer. Est-ce pour ce motif que vous vous montrez devant moi dans cette prosternation? ou bien, est-ce parce que vous me voyez parcourir, phénomène nouveau, comme une comète effrayante, l'espace ensanglanté? (Il me tombe une pluie de sang de mon vaste corps, pareil à un nuage noirâtre que pousse l'ouragan devant soi). Ne craignez rien, enfants, je ne veux pas vous maudire. Le mal que vous m'avez fait est trop grand, trop grand le mal que je vous ai fait, pour qu'il soit volontaire. Vous autres, vous avez marché dans votre voie, moi, dans la mienne, pareilles toutes les deux, toutes les deux perverses. Nécessairement, nous avons dû nous rencontrer, dans cette similitude de caractère; le choc qui en est résulté nous a été réciproquement fatal." Alors, les hommes relèveront peu à peu la tête, en reprenant courage, pour voir celui qui parle ainsi, allongeant le cou comme l'escargot. Tout à coup, leur visage brûlant, décomposé, montrant les plus terribles passions, grimacera de telle manière que les loups auront peur. Ils se dresseront à la fois comme un ressort immense. Quelles imprécations! quels déchirements de voix! Ils m'ont reconnu. Voilà que les animaux de la terre se réunissent aux hommes, font entendre leurs bizarres clameurs. Plus de haine réciproque; les deux haines sont tournées contre l'ennemi commun, moi; on se rapproche par un assentiment universel. Vents, qui me soutenez, élevez-moi plus haut; je crains la perfidie. Oui, disparaissons peu à peu de leurs yeux, témoin, une fois de plus, des conséquences des passions, complètement satisfait... Je te remercie, ô rhinolophe, de m'avoir réveillé avec le mouvement de tes ailes, toi, dont le nez est surmonté d'une crête en forme de fer à cheval: je m'aperçois, en effet, que ce n'était malheureusement qu'une maladie passagère, et je me sens avec dégoût renaître à la vie. Les uns disent que tu arrivais vers moi pour me sucer le peu de sang qui se trouve dans mon corps: pourquoi cette hypothèse n'est-elle pas la réalité!
  
  
  
  *
  
   Une famille entoure une lampe posée sur la table:
  
   - Mon fils, donne-moi les ciseaux qui sont placés sur cette chaise.
  
   - Ils n'y sont pas, mère.
  
   - Va les chercher alors dans l'autre chambre. Te rappelles-tu cette époque, mon doux maître, où nous faisions des voeux, pour avoir un enfant, dans lequel nous renaîtrions une seconde fois, et qui serait le soutien de notre vieillesse?
  
   - Je me la rappelle, et Dieu nous a exaucés. Nous n'avons pas à nous plaindre de notre lot sur cette terre. Chaque jour nous bénissons la Providence de ses bienfaits. Notre Édouard possède toutes les grâces de sa mère.
  
   - Et les mâles qualités de son père.
  
   - Voici les ciseaux, mère; je les ai enfin trouvés.
  
   Il reprend son travail... Mais quelqu'un s'est présenté à la porte d'entrée, et contemple, pendant quelques instants, le tableau qui s'offre à ses yeux:
  
   - Que signifie ce spectacle! Il y a beaucoup de gens qui sont moins heureux que ceux-là. Quel est le raisonnement qu'ils se font pour aimer l'existence? Éloigne-toi, Maldoror, de ce foyer paisible; ta place n'est pas ici.
  
   Il s'est retiré!
  
   - Je ne sais comment cela se fait; mais, je sens les facultés humaines qui se livrent des combats dans mon coeur. Mon âme est inquiète, et sans savoir pourquoi; l'atmosphère est lourde.
  
   - Femme, je ressens les mêmes impressions que toi; je tremble qu'il ne nous arrive quelque malheur. Ayons confiance en Dieu, en lui est le suprême espoir.
  
   - Mère, je respire à peine; j'ai mal à la tête.
  
   - Toi aussi, mon fils! Je vais te mouiller le front et les tempes avec du vinaigre.
  
   - Bon, bonne mère...
  
   Voyez, il appuie son corps sur le revers de la chaise, fatigué.
  
   - Quelque chose se retourne en moi, que je ne saurais expliquer. Maintenant, le moindre objet me contrarie.
  
   - Comme tu es pâle! La fin de cette veillée ne se passera pas sans que quelque événement funeste nous plonge tous les trois dans le lac du désespoir!
  
   J'entends dans le lointain des cris prolongés de la douleur la plus poignante.
  
   - Mon fils!
  
   - Ah! mère... j'ai peur!
  
   - Dis-moi vite si tu souffres.
  
   - Mère, je ne souffre pas... Je ne dis pas la vérité.
  
   Le père ne revient pas de son étonnement:
  
   - Voilà des cris que l'on entend quelquefois, dans le silence des nuits sans étoiles. Quoique nous entendions ces cris, néanmoins, celui qui les pousse n'est pas près d'ici; car, on peut entendre ces gémissements à trois lieues de distance, transportés par le vent d'une cité à une autre. On m'avait souvent parlé de ce phénomène; mais, je n'avais jamais eu l'occasion de juger par moi-même de sa véracité. Femme, tu me parlais de malheur; si malheur plus réel exista dans la longue spirale du temps, c'est le malheur de celui qui trouble maintenant le sommeil de ses semblables...
  
   J'entends dans le lointain des cris prolongés de la douleur la plus poignante.
  
   - Plût au ciel que sa naissance ne soit pas une calamité pour son pays, qui l'a repoussé de son sein. Il va de contrée en contrée, abhorré partout. Les uns disent qu'il est accablé d'une espèce de folie originelle, depuis son enfance. D'autres croient savoir qu'il est d'une cruauté extrême et instinctive, dont il a honte lui-même, et que ses parents en sont morts de douleur. Il y en a qui prétendent qu'on l'a flétri d'un surnom dans sa jeunesse; qu'il en est resté inconsolable le reste de son existence, parce que sa dignité blessée voyait là une preuve flagrante de la méchanceté des hommes, qui se montre aux premières années, pour augmenter ensuite. Ce surnom était le vampire!...
  
   J'entends dans le lointain des cris prolongés de la douleur la plus poignante.
  
   - Ils ajoutent que, les jours, les nuits, sans trêve ni repos, des cauchemars horribles lui font saigner le sang par la bouche et les oreilles; et que des spectres s'assoient au chevet de son lit, et lui jettent à la face, poussés malgré eux par une force inconnue, tantôt d'une voix douce, tantôt d'une voix pareille aux rugissements des combats, avec une persistance implacable, ce surnom toujours vivace, toujours hideux, et qui ne périra qu'avec l'univers. Quelques-uns mêmes ont affirmé que l'amour l'a réduit dans cet état; ou que ces cris témoignent du repentir de quelque crime enseveli dans la nuit de son passé mystérieux. Mais le plus grand nombre pense qu'un incommensurable orgueil le torture, comme jadis Satan, et qu'il voudrait égaler Dieu...
  
   J'entends dans le lointain des cris prolongés de la douleur la plus poignante.
  
   - Mon fils, ce sont là des confidences exceptionnelles; je plains ton âge de les avoir entendues, et j'espère que tu n'imiteras jamais cet homme.
  
   - Parle, ô mon Édouard; réponds que tu n'imiteras jamais cet homme.
  
   - O mère, bien-aimée, à qui je dois le jour, je te promets, si ta sainte promesse d'un enfant a quelque valeur, de ne jamais imiter cet homme.
  
   - C'est parfait, mon fils; il faut obéir à sa mère, en quoi que ce soit.
  
   On n'entend plus les gémissements.
  
   - Femme, as-tu fini ton travail?
  
   - Il me manque quelques points à cette chemise, quoique nous ayons prolongé la veillée bien tard.
  
   - Moi, aussi, je n'ai pas fini un chapitre commencé. Profitons des dernières lueurs de la lampe; car, il n'y a presque plus d'huile, et achevons chacun notre travail...
  
   L'enfant s'est écrié:
  
   - Si Dieu nous laisse vivre!
  
   - Ange radieux, viens à moi; tu te promèneras dans la prairie, du matin jusqu'au soir; tu ne travailleras point. Mon palais magnifique est construit avec des murailles d'argent, des colonnes d'or et des portes de diamant. Tu te coucheras quand tu voudras, au son d'une musique céleste, sans faire la prière. Quand, au matin, le soleil montrera ses rayons resplendissants et que l'alouette joyeuse emportera avec elle, son cri, à perte de vue, dans les airs, tu pourras rester encore au lit, jusqu'à ce que cela te fatigue. Tu marcheras sur les tapis les plus précieux; tu seras constamment enveloppé dans une atmosphère composée des essences parfumées des fleurs les plus odorantes.
  
   - Il est temps de reposer le corps et l'esprit. Lève-toi, mère de famille, sur tes chevilles musculeuses. Il est juste que tes doigts raidis n'abandonnent l'aiguille du travail exagéré. Les extrêmes n'ont rien de bon.
  
  
   - Oh! que ton existence sera suave! Je te donnerai une bague enchantée; quand tu en retourneras le rubis, tu seras invisible, comme les princes, dans les contes de fées.
  
   - Remets tes armes quotidiennes dans l'armoire protectrice, pendant que, de mon côté, j'arrange mes affaires.
  
   - Quand tu le replaceras dans sa position ordinaire, tu reparaîtras tel que la nature t'a formé, ô jeune magicien. Cela, parce que je t'aime et que j'aspire à faire ton bonheur.
  
   - Va-t'en, qui que tu sois; ne me prends pas par les épaules.
  
   - Mon fils, ne t'endors point, bercé par les rêves de l'enfance: la prière en commun n'est pas commencée et tes habits ne sont pas encore soigneusement placés sur une chaise... À genoux! Éternel créateur de l'univers, tu montres ta bonté inépuisable jusque dans les plus petites choses.
  
   - Tu n'aimes donc pas les ruisseaux limpides, où glissent des milliers de petits poissons rouges, bleus et argentés? Tu les prendras avec un filet si beau, qu'il les attirera de lui-même, jusqu'à ce qu'il soit rempli. De la surface, tu verras des cailloux luisants, plus polis que le marbre.
  
   - Mère, vois ces griffes: je me méfie de lui; mais ma conscience est calme, car je n'ai rien à me reprocher.
  
   - Tu nous vois prosternés à tes pieds, accablés du sentiment de ta grandeur. Si quelque pensée orgueilleuse s'insinue dans notre imagination, nous la rejetons aussitôt avec la salive du dédain et nous t'en faisons le sacrifice irrémissible.
  
   - Tu t'y baigneras avec de petites filles, qui t'enlaceront de leurs bras. Une fois sortis du bain, elles te tresseront des couronnes de roses et d'oeillets. Elles auront des ailes transparentes de papillon et des cheveux d'une longueur ondulée, qui flottent autour de la gentillesse de leur front.
  
   - Quand même ton palais serait plus beau que le cristal, je ne sortirais pas de cette maison pour te suivre. Je crois que tu n'es qu'un imposteur, puisque tu me parles si doucement, de crainte de te faire entendre. Abandonner ses parents est une mauvaise action. Ce n'est pas moi qui serais fils ingrat. Quant à tes petites filles, elles ne sont pas si belles que les yeux de ma mère.
  
   - Toute notre vie s'est épuisée dans les cantiques de ta gloire. Tels nous avons été jusqu'ici, tels nous serons, jusqu'au moment où nous recevrons de toi l'ordre de quitter cette terre.
  
   - Elles t'obéiront à ton moindre signe et ne songeront qu'à te plaire. Si tu désires l'oiseau qui ne se repose jamais, elles te l'apporteront. Si tu désires la voiture de neige, qui transporte au soleil en un clin d'oeil, elles te l'apporteront. Que ne t'apporteraient-elles pas! Elles t'apporteraient même le cerf-volant, grand comme une tour, qu'on a caché dans la lune, et à la queue duquel sont suspendus, par des liens de soie, des oiseaux de toute espèce. Fais attention à toi... écoute mes conseils.
  
   - Fais ce que tu voudras; je ne veux pas interrompre la prière, pour appeler au secours. Quoique ton corps s'évapore, quand je veux l'écarter, sache que je ne te crains pas.
  
   - Devant toi, rien n'est grand, si ce n'est la flamme exhalée d'un coeur pur.
  
   - Réfléchis à ce que je t'ai dit, si tu ne veux pas t'en repentir.
  
   - Père céleste, conjure, conjure les malheurs qui peuvent fondre sur notre famille.
  
   - Tu ne veux donc pas te retirer, mauvais esprit?
  
   - Conserve cette épouse chérie, qui m'a consolé dans mes découragements...
  
   - Puisque tu me refuses, je te ferai pleurer et grincer des dents comme un pendu.
  
   - Et ce fils aimant, dont les chastes lèvres s'entr'ouvrent à peine aux baisers de l'aurore de vie.
  
   - Mère, il m'étrangle... Père, secourez-moi... Je ne puis plus respirer... Votre bénédiction!
  
   Un cri d'ironie immense s'est élevé dans les airs. Voyez comme les aigles, étourdis, tombent du haut des nuages, en roulant sur eux-mêmes, littéralement foudroyés par la colonne d'air.
  
   - Son coeur ne bat plus...Et celle-ci est morte, en même temps que le fruit de ses entrailles, fruit que je ne reconnais plus, tant il est défiguré... Mon épouse! Mon fils!... Je me rappelle un temps lointain où je fus époux et père.
  
   Il s'était dit, devant le tableau qui s'offrit à ses yeux, qu'il ne supporterait pas cette injustice. S'il est efficace, le pouvoir que lui ont accordé les esprits infernaux, ou plutôt qu'il tirer de lui-même, cet enfant, avant que la nuit s'écoule, ne devait plus être.
  
  
  
  *
  
   Celui qui ne sait pas pleurer (car il a toujours refoulé la souffrance en dedans) remarqua qu'il se trouvait en Norvège. Aux îles Foeroé, il assista à la recherche des nids d'oiseaux de mer, dans les crevasses à pic, et s'étonna que la corde de trois cents mètres, qui retient l'explorateur au-dessus du précipice, fût choisie d'une telle solidité. Il voyait là, quoi qu'on dise, un exemple frappant de la bonté humaine, et il ne pouvait en croire ses yeux. Si c'était lui qui eût dû préparer la corde, il aurait fait des entailles en plusieurs endroits, afin qu'elle se coupât, et précipitât le chasseur dans la mer! Un soir, il se dirigea vers un cimetière, et les adolescents qui trouvent du plaisir à violer les cadavres de belles femmes mortes depuis peu, purent, s'ils le voulurent, entendre la conversation suivante, perdue dans le tableau d'une action qui va se dérouler en même temps.
  
   - N'est-ce pas, fossoyeur, que tu voudras creuser avec moi? Un cachalot s'élève peu à peu du fond de la mer, et montre sa tête au-dessus des eaux, pour voir le navire qui passe dans ces parages solitaires. La curiosité naquit avec l'univers.
  
   - Ami, il m'est impossible d'échanger des idées avec toi. Il y a longtemps que les doux rayons de la lune font briller le marbre des tombeaux. C'est l'heure silencieuse où plus d'un être humain rêve qu'il voit apparaître des femmes enchaînées, traînant leurs linceuls, couverts de taches de sang, comme un ciel noir, d'étoiles. Celui qui dort pousse des gémissements, pareils à ceux d'un condamné à mort, jusqu'à ce qu'il se réveille, et s'aperçoive que la réalité est trois fois pire que le rêve. Je dois finir de creuser cette fosse, avec ma bêche infatigable, afin qu'elle soit prête demain matin. Pour faire un travail sérieux, il ne faut pas faire deux choses à la fois.
  
   - Il croit que creuser une fosse est un travail sérieux! Tu crois que creuser une fosse est un travail sérieux!
  
   - Lorsque le sauvage pélican se résout à donner sa poitrine à dévorer à ses petits, n'ayant pour témoin que celui qui sut créer un pareil amour, afin de faire honte aux hommes, quoique le sacrifice soit grand, cet acte se comprend. Lorsqu'un jeune homme voit, dans les bras de son ami, une femme qu'il idolâtrait, il se met alors à fumer un cigare; il ne sort pas de la maison, et se noue d'une amitié indissoluble avec la douleur; cet acte se comprend. Quand un élève interne, dans un lycée, est gouverné, pendant des années qui sont des siècles, du matin jusqu'au soir et du soir jusqu'au lendemain, par un paria de la civilisation, qui a constamment les yeux sur lui, il sent les flots tumultueux d'une haine vivace monter, comme une épaisse fumée, à son cerveau, qui lui paraît près d'éclater. Depuis le moment où on l'a jeté dans la prison, jusqu'à celui, qui s'approche, où il en sortira, une fièvre intense lui jaunit la face, rapproche ses sourcils, et lui creuse les yeux. La nuit, il réfléchit, parce qu'il ne veut pas dormir. Le jour, sa pensée s'élance au-dessus des murailles de la demeure de l'abrutissement, jusqu'au moment où il s'échappe, ou qu'on le rejette, comme un pestiféré, de ce cloître éternel; cet acte se comprend. Creuser une fosse dépasse souvent les forces de la nature. Comment veux-tu, étranger, que la pioche remue cette terre, qui d'abord nous nourrit, et puis nous donne un lit commode, préservé du vent de l'hiver soufflant avec furie dans ces froides contrées, lorsque celui qui tient la pioche, de ses tremblantes mains, après avoir toute la journée palpé convulsivement les joues des anciens vivants qui rentrent dans son royaume, voit, le soir, devant lui, écrit en lettres de flamme, sur chaque croix de bois, l'énoncé du problème effrayant que l'humanité n'a pas encore résolu: la mortalité ou l'immortalité de l'âme. Le créateur de l'univers, je lui ai toujours conservé mon amour; mais si, après la mort, nous ne devons plus exister, pourquoi vois-je, la plupart des nuits, chaque tombe s'ouvrir, et leurs habitants soulever doucement les couvercles de plomb, pour aller respirer l'air frais.
  
   - Arrête-toi dans ton travail. L'émotion t'enlève tes forces; tu me parais faible comme le roseau; ce serait une grande folie de continuer. Je suis fort; je vais prendre ta place. Toi, mets-toi à l'écart; tu me donneras des conseils, si je ne fais pas bien.
  
   - Que tes bras sont musculeux, et qu'il y a du plaisir à te regarder bêcher la terre avec tant de facilité.
  
   - Il ne faut pas qu'un doute inutile tourmente ta pensée: toutes ces tombes, qui sont éparses dans un cimetière, comme les fleurs dans une prairie, comparaison qui manque de vérité, sont dignes d'être mesurées avec le compas serein du philosophe. Les hallucinations dangereuses peuvent venir le jour; mais elles viennent surtout la nuit. Par conséquent, ne t'étonne pas des visions fantastiques que tes yeux semblent apercevoir. Pendant le jour, lorsque l'esprit est en repos, interroge ta conscience; elle te dira, avec sûreté, que le Dieu qui a créé l'homme avec une parcelle de sa propre intelligence possède une bonté sans limites, et recevra, après la mort terrestre, ce chef-d'oeuvre dans son sein. Fossoyeur, pourquoi pleures-tu? Pourquoi ces larmes, pareilles à celles d'une femme? Rappelle-toi-le bien; nous sommes sur ce vaisseau démâté pour souffrir. C'est un mérite, pour l'homme, que Dieu l'ait jugé capable de vaincre ses souffrances les plus graves. Parle, et puisque, d'après tes voeux les plus chers, l'on ne souffrirait pas, dis en quoi consisterait alors la vertu, idéal que chacun s'efforce d'atteindre, si ta langue est faite comme celle des autres hommes.
  
   - Où suis-je? N'ai-je pas changé de caractère? Je sens un souffle puissant de consolation effleurer mon front rasséréné, comme la brise du printemps ranime l'espérance des vieillards. Quel est cet homme dont le langage sublime a dit des choses que le premier venu n'aurait pas prononcées? Quelle beauté de musique dans la mélodie incomparable de sa voix! Je préfère l'entendre parler, que chanter d'autres. Cependant, plus je l'observe, plus sa figure n'est pas franche. L'expression générale de ses traits contraste singulièrement avec ces paroles que l'amour de Dieu seul a pu inspirer. Son front, ridé de quelques plis, est marqué d'un stigmate indélébile. Ce stigmate, qui l'a vieilli avant l'âge, est-il honorable ou est-il infâme? Ses rides doivent-elles être regardées avec vénération? Je l'ignore, et je crains de le savoir. Quoiqu'il dise ce qu'il ne pense pas, je crois néanmoins qu'il a des raisons pour agir comme il l'a fait, excité par les restes en lambeaux d'une charité détruite en lui. Il est absorbé dans des méditations qui me sont inconnues, et il redouble d'activité dans un travail ardu qu'il n'a pas l'habitude d'entreprendre. La sueur mouille sa peau; il ne s'en aperçoit pas. Il est plus triste que les sentiments qu'inspire la vue d'un enfant au berceau. Oh! comme il est sombre!... D'où sors-tu?... Étranger, permets que je te touche, et que mes mains, qui étreignent rarement celles des vivants, s'imposent sur la noblesse de ton corps. Quoi qu'il en arrive, je saurais à quoi m'en tenir. Ces cheveux sont les plus beaux que j'aie touchés dans ma vie. Qui serait assez audacieux pour constater que je ne connais pas la qualité des cheveux?
  
   - Que me veux-tu, quand je creuse une tombe? Le lion ne souhaite pas qu'on l'agace, quand il se repaît. Si tu ne le sais pas, je te l'apprends. Allons, dépêche-toi; accomplis ce que tu désires.
  
   - Ce qui frissonne à mon contact, en me faisant frissonner moi-même, est de la chair, à n'en pas douter. Il est vrai... je ne rêve pas! Qui donc es-tu, toi, qui te penches là pour creuser une tombe, tandis que, comme un paresseux qui mange le pain des autres, je ne fais rien. C'est l'heure de dormir, ou de sacrifier son repos à la science. En tout cas, nul n'est absent de sa maison, et se garde de laisser la porte ouverte, pour ne pas laisser entrer les voleurs. Il s'enferme dans sa chambre, le mieux qu'il peut, tandis que les ombres de la vieille cheminée savent encore réchauffer la salle d'un reste de chaleur. Toi, tu ne fais pas comme les autres; tes habits indiquent un habitant de quelque pays lointain.
  
   - Quoique je ne sois pas fatigué, il est inutile de creuser la fosse davantage. Maintenant, déshabille-moi; puis, tu me mettras dedans.
  
   - La conversation, que nous avons tous les deux, depuis quelques instants, est si étrange, que je ne sais que te répondre... Je crois qu'il veut rire.
  
   - Oui, oui, c'est vrai, je voulais rire; ne fais plus attention à ce que j'ai dit.
  
   Il s'est affaissé, et le fossoyeur s'est empressé de le soutenir!
  
   - Qu'as-tu?
  
   - Oui, oui, c'est vrai, j'avais menti... j'étais fatigué quand j'ai abandonné la pioche... c'est la première fois que j'entreprenais ce travail... ne fais plus attention à ce que j'ai dit.
  
   - Mon opinion prend de plus en plus de la consistance: c'est quelqu'un qui a des chagrins épouvantables. Que le ciel m'ôte la pensée de l'interroger. Je préfère rester dans l'incertitude, tant il m'inspire de la pitié. Puis, il ne voudrait pas me répondre, cela est certain: c'est souffrir deux fois que de communiquer son coeur en cet état anormal.
  
   - Laisse-moi sortir de ce cimetière; je continuerai ma route.
  
   - Tes jambes ne te soutiennent point; tu t'égarerais, pendant que tu cheminerais. Mon devoir est de t'offrir un lit grossier; je n'en ai pas d'autre. Aie confiance en moi; car, l'hospitalité ne demandera point la violation de tes secrets.
  
   - O pou vénérable, toi dont le corps est dépourvu d'élytres, tu me reprocheras avec aigreur de ne pas aimer suffisamment ta sublime intelligence, qui ne se laisse pas lire; peut-être avais-tu raison, puisque je ne sens même pas de la reconnaissance pour celui-ci. Fanal de Maldoror, où guides-tu ses pas?
  
   - Chez moi. Que tu sois un criminel, qui n'a pas eu la précaution de laver sa main droite, avec du savon, après avoir commis son forfait, et facile à reconnaître, par l'inspection de cette main; ou un frère qui a perdu sa soeur; ou quelque monarque dépossédé, fuyant de ses royaumes, mon palais vraiment grandiose, est digne de te recevoir. Il n'a pas été construit avec du diamant et des pierres précieuses, car ce n'est qu'une pauvre chaumière, mal bâtie; mais, cette chaumière célèbre a un passé historique que le présent renouvelle et continue sans cesse. Si elle pouvait parler, elle t'étonnerait, toi, qui me parais ne t'étonner de rien. Que de fois, en même temps qu'elle, j'ai vu défiler, devant moi, les bières funéraires, contenant des os bien plus vermoulus que le bois de ma porte, contre laquelle je m'appuyai. Mes innombrables sujets augmentent chaque jour. Je n'ai pas besoin de faire, à des périodes fixes, aucun recensement pour m'en apercevoir. Ici, c'est comme chez les vivants; chacun paie un impôt, proportionnel à la richesse de la demeure qu'il s'est choisie; et, si quelque avare refusait de délivrer sa quote-part, j'ai ordre, en parlant à sa personne, de faire comme les huissiers: il ne manque pas de chacals et de vautours qui désireraient faire un bon repas. J'ai vu se ranger, sous les drapeaux de la mort, celui qui fut beau; celui qui, après sa vie, n'a pas enlaidi; l'homme, la femme, le mendiant, les fils de rois; les illusions de la jeunesse; les squelettes des vieillards; le génie, la folie; la paresse, son contraire; celui qui fut faux, celui qui fut vrai; le masque de l'orgueilleux, la modestie de l'humble; le vice couronné de fleurs et l'innocence trahie.
  
   - Non certes, je ne refuse pas ta couche, qui est digne de moi, jusqu'à ce que l'aurore vienne, qui ne tardera point. Je te remercie de ta bienveillance... Fossoyeur, il est beau de contempler les ruines des cités; mais, il est plus beau de contempler les ruines des humains!
  
  
  
  *
  
   Le frère de la sangsue marchait à pas lents dans la forêt. Il s'arrête à plusieurs reprises, en ouvrant la bouche pour parler. Mais, chaque fois, sa gorge se resserre, et refoule en arrière l'effort avorté. Enfin, il s'écrie: "Homme, lorsque tu rencontres un chien mort retourné, appuyé contre une écluse qui l'empêche de partir, n'aille pas, comme les autres, prendre avec ta main, les vers qui sortent de son ventre gonflé, les considérer avec étonnement, ouvrir un couteau, puis en dépecer un grand nombre, en te disant que, toi aussi, tu ne seras pas plus que ce chien. Quel mystère cherches-tu? Ni moi, ni les quatre pattes nageoires de l'ours marin de l'océan Boréal, n'avons pu trouver le problème de la vie. Prends garde, la nuit s'approche, et tu es là depuis le matin. Que dira ta famille, avec ta petite soeur, de te voir si tard arriver? Lave tes mains, reprends ta route, qui va où tu dors... Quel est cet être, là-bas, à l'horizon, et qui ose approcher de moi, sans peur, à sauts obliques et tourmentés; et quelle majesté, mêlée d'une douceur sereine! Son regard, quoique doux, est profond. Ses paupières énormes jouent avec la brise, et paraissent vivre. En fixant ses yeux monstrueux, mon corps tremble; et c'est la première fois, depuis que j'ai sucé les sèches mamelles de ce qu'on appelle une mère. Il y a comme une auréole de lumière éblouissante autour de lui. Quand il a parlé, tout s'est tu dans la nature, et a éprouvé un grand frisson. Puisqu'il te plaît de venir à moi, comme attiré par un aimant, je ne m'y opposerai pas. Qu'il est beau! Ça me fait de la peine de te le dire. Tu dois être puissant; car, tu as une figure plus qu'humaine, triste comme l'univers, belle comme le suicide. Je t'abhorre autant que je le peux; et je préfère voir un serpent, entrelacé autour de mon cou depuis le commencement des siècles, que non pas tes yeux... Comment!... c'est toi, crapaud!... gros crapaud!... infortuné crapaud!... Pardonne!... Pardonne!... pardonne!... que viens-tu faire sur cette terre où sont les maudits? Mais, qu'as-tu donc fait de tes pustules visqueuses et fétides, pour avoir l'air si doux? Quand tu descendis d'en haut, par un ordre supérieur, avec la mission de consoler les diverses races d'êtres existants, tu t'abattis sur la terre, avec la rapidité du milan, les ailes non fatiguées de cette longue, magnifique course; je te vis! Pauvre crapaud! Comme alors je pensais à l'infini, en même temps qu'à ma faiblesse. " Un de plus qui est supérieur à ceux de la terre, me disais-je: cela, par la volonté divine. Moi, pourquoi pas aussi? À quoi bon l'injustice, dans les décrets suprêmes? Est-il insensé, le Créateur; cependant le plus fort, dont la colère est terrible!" Depuis que tu m'es apparu, monarque des étangs et des marécages! couvert d'une gloire qui n'appartient qu'à Dieu, tu m'as en partie consolé; mais, ma raison chancelante s'abîme devant tant de grandeur! Qui es-tu donc? Reste... oh! Reste encore sur cette terre! Replie tes blanches ailes, et ne regarde pas en haut, avec des paupières inquiètes...Si tu pars, partons ensemble!" Le crapaud s'assit sur ses cuisses de derrière (qui ressemblent tant à celles de l'homme!) et, pendant que les limaces, les cloportes et les limaçons s'enfuyaient à la vue de leur ennemi mortel, prit la parole en ces termes: "Maldoror, écoute-moi. Remarque ma figure, calme comme un miroir, et je crois avoir une intelligence égale à la tienne. Un jour, tu m'appelas le soutien de ta vie. Depuis lors, je n'ai pas démenti la confiance que tu m'avais vouée. Je ne suis qu'un simple habitant des roseaux, c'est vrai; mais, grâce à ton propre contact, ne prenant que ce qu'il y avait de beau en toi, ma raison s'est agrandie, et je puis te parler. Je suis venu vers toi, afin de te retirer de l'abîme. Ceux qui s'intitulent tes amis te regardent, frappés de consternation, chaque fois qu'ils te rencontrent, pâle et voûté, dans les théâtres, dans les places publiques, ou pressant, de deux cuisses nerveuses, ce cheval qui ne galope que pendant la nuit, tandis qu'il porte son maître-fantôme, enveloppé dans un long manteau noir. Abandonne ces pensées, qui rendent ton coeur vide comme un désert; elles sont plus brûlantes que le feu. Ton esprit est tellement malade que tu ne t'en aperçois pas, et que tu crois être dans ton naturel, chaque fois qu'il sort de ta bouche des paroles insensées, quoique pleines d'une infernale grandeur. Malheureux! qu'as-tu dit depuis le jour de ta naissance? O triste reste d'une intelligence immortelle, que Dieu avait créée avec tant d'amour! Tu n'as engendré que des malédictions, plus affreuses que la vue de panthères affamées! Moi, je préférerais avoir les paupières collées, mon corps manquant des jambes et des bras, avoir assassiné un homme, que ne pas être toi! Parce que je te hais. Pourquoi avoir ce caractère qui m'étonne? De quel droit viens-tu sur cette terre, pour tourner en dérision ceux qui l'habitent, épave pourrie, ballottée par le scepticisme? Si tu ne t'y plais pas, il faut retourner dans les sphères d'où tu viens. Un habitant des cités ne doit pas résider dans les villages, pareil à un étranger. Nous savons que, dans les espaces, il existe des sphères plus spacieuses que la nôtre, et donc les esprits ont une intelligence que nous ne pouvons même pas concevoir. Eh bien, va-t'en!... retire-toi de ce sol mobile!... montre enfin ton essence divine, que tu as cachée jusqu'ici; et, le plus tôt possible, dirige ton vol ascendant vers la sphère, que nous n'envions point, orgueilleux que tu es! Car, je ne suis pas parvenu à reconnaître si tu es un homme ou plus qu'un homme! Adieu donc; n'espère plus retrouver le crapaud sur ton passage. Tu es la cause de ma mort. Moi, je pars pour l'éternité, afin d'implorer ton pardon!"
  
  
  
  *
  
   S'il est quelquefois logique de s'en rapporter à l'apparence des phénomènes, ce premier chant finit ici. Ne soyez pas sévère pour celui qui ne fait encore qu'essayer sa lyre: elle rend un son si étrange! Cependant, si vous voulez être impartial, vous reconnaîtrez déjà une empreinte forte, au milieu des imperfections. Quand moi, je vais me remettre au travail, pour faire paraître un deuxième chant, dans un laps de temps qui ne soit pas trop retardé. La fin du dix-neuvième siècle verra son poète (cependant, au début, il ne doit pas commencer par un chef d'oeuvre, mais suivre la loi de la nature); il est né sur les rives américaines, à l'embouchure de la Plata, là où deux peuples, jadis rivaux, s'efforcent actuellement de se surpasser par le progrès matériel et moral. Buenos-Ayres, la reine du Sud, et Montevideo, la coquette, se tendent une main amie, à travers les eaux argentines du grand estuaire. Mais, la guerre éternelle a placé son empire destructeur sur les campagnes, et moissonne avec joie des victimes nombreuses. Adieu, vieillard, et pense à moi, si tu m'as lu. Toi, jeune homme, ne désespère point; car, tu as un ami dans le vampire, malgré ton opinion contraire. En comptant l'acarus sarcopte qui produit la gale, tu auras deux amis!
  
  
  
  
  Fin du premier chant
  
  
  
  Chant deuxième
  
  
   Où est-il passé ce premier chant de Maldoror, depuis que sa bouche, pleine des feuilles de la belladone, le laissa échapper, à travers les royaumes de la colère, dans un moment de réflexion? Où est passé ce chant... On ne le sait pas au juste. Ce ne sont pas les arbres, ni les vents qui l'ont gardé. Et la morale, qui passait dans cet endroit, ne présageant pas qu'elle avait, dans ces pages incandescentes, un défenseur énergique, l'a vu se diriger, d'un pas ferme et droit, vers les recoins obscurs et les fibres secrètes des consciences. Ce qui est du moins acquis à la science, c'est que, depuis ce temps, l'homme, à la figure de crapaud, ne se reconnaît plus lui-même, et tombe souvent dans des accès de fureur qui le font ressembler à une bête des bois. Ce n'est pas sa faute. Dans tous les temps, il avait cru, les paupières ployant sous les résédas de la modestie, qu'il n'était composé que de bien et d'une quantité minime de mal. Brusquement je lui ai appris, en découvrant au plein jour son coeur et ses trames, qu'au contraire il n'est composé que de mal, et d'une quantité minime de bien que les législateurs ont de la peine à ne pas laisser évaporer. Je voudrais qu'il ne ressente pas, moi, qui ne lui apprends rien de nouveau, une honte éternelle pour mes amères vérités; mais, la réalisation de ce souhait ne serait pas conforme aux lois de la nature. En effet, j'arrache le masque à sa figure traîtresse et pleine de boue, et je fais tomber un à un, comme des boules d'ivoire sur un bassin d'argent, les mensonges sublimes avec lesquels il se trompe lui-même: il est alors compréhensible qu'il n'ordonne pas au calme d'imposer les mains sur son visage, même quand la raison disperse les ténèbres de l'orgueil. C'est pourquoi, le héros que je mets en scène s'est attiré une haine irréconciliable, en attaquant l'humanité, qui se croyait invulnérable, par la brèche d'absurdes tirades philanthropiques; elles sont entassées, comme des grains de sable, dans ses livres, dont je suis quelquefois sur le point, quand la raison m'abandonne, d'estimer le comique si cocasse, mais ennuyant. Il l'avait prévu. Il ne suffit pas de sculpter la statue de la bonté sur le fronton des parchemins que contiennent les bibliothèques. O être humain! te voilà maintenant, nu comme un ver, en présence de mon glaive de diamant! Abandonne ta méthode; il n'est plus temps de faire l'orgueilleux: j'élance vers toi ma prière, dans l'attitude de la prosternation. Il y a quelqu'un qui observe les moindres mouvements de ta coupable vie; tu es enveloppé par les réseaux subtils de sa perspicacité acharnée. Ne te fie pas à lui, quand il tourne les reins; car, il te regarde; ne te fie pas à lui, quand il ferme les yeux; car, il te regarde encore. Il est difficile de supposer que, touchant les ruses et la méchanceté, ta redoutable résolution soit de surpasser l'enfant de mon imagination. Ses moindres coups portent. Avec des précautions, il est possible d'apprendre à celui qui croit l'ignorer que les loups et les brigands ne se dévorent pas entre eux: ce n'est peut-être pas leur coutume. Par conséquent, remets sans peur, entre ses mains, le soin de ton existence: il la conduira d'une manière qu'il connaît. Ne crois pas à l'intention qu'il fait reluire au soleil de te corriger; car, tu l'intéresses médiocrement, pour ne pas dire moins; encore n'approché-je pas, de la vérité totale, la bienveillante mesure de ma vérification. Mais, c'est qu'il aime à te faire du mal, dans la légitime persuasion que tu deviennes aussi méchant que lui, et que tu l'accompagnes dans le gouffre béant de l'enfer, quand cette heure sonnera. Sa place est depuis longtemps marquée, à l'endroit où l'on remarque une potence en fer, à laquelle sont suspendus des chaînes et des carcans. Quand la destinée l'y portera, le funèbre entonnoir n'aura jamais goûté de proie plus savoureuse, ni lui contemplé de demeure plus convenable. Il me semble que je parle d'une manière intentionnellement paternelle, et que l'humanité n'a pas le droit de se plaindre.
  
  
  
  *
  
   Je saisis la plume qui va construire le deuxième chant...instrument arraché aux ailes de quelque pygargue roux! Mais... qu'ont-ils donc mes doigts? Les articulations demeurent paralysées, dès que je commence mon travail. Cependant, j'ai besoin d'écrire... C'est impossible! Eh bien, je répète que j'ai besoin d'écrire ma pensée: j'ai le droit, comme un autre, de me soumettre à cette loi naturelle... Mais non, mais non, la plume reste inerte!... Tenez, voyez, à travers les campagnes, l'éclair qui brille au loin. L'orage parcourt l'espace. Il pleut... Il pleut toujours. Comme il pleut!... La foudre a éclaté... elle s'est abattue sur ma fenêtre entr'ouverte, et m'a étendu sur le carreau, frappé au front. Pauvre jeune homme! ton visage était déjà assez maquillé par les rides précoces et la difformité de naissance, pour ne pas avoir besoin, en outre, de cette longue cicatrice sulfureuse! (Je viens de supposer que la blessure est guérie, ce qui n'arrivera pas de sitôt.) Pourquoi cet orage, et pourquoi la paralysie de mes doigts? Est-ce un avertissement d'en haut pour m'empêcher d'écrire, et de mieux considérer ce à quoi je m'expose, en distillant la bave de ma bouche carrée? Mais, cet orage ne m'a pas causé la crainte. Que m'importerait une légion d'orages! Ces agents de la police céleste accomplissent avec zèle leur pénible devoir, si j'en juge sommairement par mon front blessé. Je n'ai pas à remercier le Tout-Puissant de son adresse remarquable; il a envoyé la foudre de manière à couper précisément mon visage en deux, à partir du front, endroit où la blessure a été la plus dangereuse: qu'un autre le félicite! Mais, les orages attaquent quelqu'un de plus fort qu'eux. Ainsi donc, horrible Éternel, à la figure de vipère, il a fallu que, non content d'avoir placé mon âme entre les frontières de la folie et les pensées de fureur qui tuent d'une manière lente, tu aies cru, en outre, convenable à ta majesté, après un mûr examen, de faire sortir de mon front une coupe de sang!... Mais, enfin, qui te dit quelque chose? Tu sais que je ne t'aime pas, et qu'au contraire je te hais: pourquoi insistes-tu? Quand ta conduite voudra-t-elle cesser de s'envelopper des apparences de la bizarrerie? Parle-moi franchement, comme à un ami: est-ce que tu ne te doutes pas, enfin, que tu montres, dans ta persécution odieuse, un empressement naïf, dont aucun de tes séraphins n'oserait faire ressortir le complet ridicule? Quelle colère te prend? Sache que, si tu me laissais vivre à l'abri de tes poursuites, ma reconnaissance t'appartiendrait... Allons, Sultan, avec ta langue, débarrasse-moi de ce sang qui salit le parquet. Le bandage est fini: mon front étanché a été lavé avec de l'eau salée, et j'ai croisé des bandelettes à travers mon visage. Le résultat n'est pas infini: quatre chemises, pleines de sang et deux mouchoirs. On ne croirait pas, au premier abord, que Maldoror contînt tant de sang dans ses artères; car, sur sa figure, ne brillent que les reflets du cadavre. Mais, enfin, c'est comme ça. Peut-être que c'est à peu près tout le sang que pût contenir son corps, et il est assez probable qu'il n'en reste pas beaucoup. Assez, assez, chien avide; laisse le parquet tel qu'il est; tu as le ventre rempli. Il ne faut pas continuer de boire; car, tu ne tarderais pas à vomir. Tu es convenablement repu, va te coucher dans le chenil; estime-toi nager dans le bonheur; car, tu ne penseras pas à la faim, pendant trois jours immenses, grâce aux globules que tu as descendus dans ton gosier avec une satisfaction solennellement visible. Toi, Léman, prends un balai; je voudrais aussi en prendre un, mais je n'en ai pas la force. Remets tes pleurs dans le fourreau; sinon, je croirais que tu n'as pas le courage de contempler, avec sang-froid, la grande balafre, occasionnée par un supplice déjà perdu pour moi dans la nuit des temps passés. Tu iras chercher à la fontaine deux seaux d'eau. Une fois le parquet lavé, tu mettras ces linges dans la chambre voisine. Si la blanchisseuse revient ce soir, comme elle doit le faire, tu les lui remettras; mais, comme il a plu beaucoup depuis une heure, et qu'il continue de pleuvoir, je ne crois pas qu'elle sorte de chez elle; alors, elle viendra demain matin. Si elle te demande d'où vient tout ce sang, tu n'es pas obligé de lui répondre. Oh! que je suis faible! N'importe; j'aurai cependant la force de soulever le porte-plume, et le courage de creuser ma pensée. Qu'a-t-il rapporté le Créateur de me tracasser, comme si j'étais un enfant, par un orage qui porte la foudre? Je n'en persiste pas moins dans ma résolution d'écrire. Ces bandelettes m'embêtent, et l'atmosphère de ma chambre respire le sang...
  
  
  
  *
  
   Qu'il n'arrive pas le jour où, Lohengrin et moi, nous passerons dans la rue, l'un à côté de l'autre, sans nous regarder, en nous frôlant le coude, comme deux passants pressés! Oh! qu'on me laisse fuir à jamais loin de cette supposition! L'Éternel a créé le monde tel qu'il est: il montrerait beaucoup de sagesse si, pendant le temps strictement nécessaire pour briser d'un coup de marteau la tête d'une femme, il oubliait sa majesté sidérale, afin de nous révéler les mystères au milieu desquels notre existence étouffe, comme un poisson au fond d'une barque. Mais, il est grand et noble; il l'emporte sur nous par la puissance de ses conceptions; s'il parlementait avec les hommes, toutes les hontes rejailliraient jusqu'à son visage. Mais... misérable que tu es! pourquoi ne rougis-tu pas? Ce n'est pas assez que l'armée des douleurs physiques et morales, qui nous entoure, ait été enfantée: le secret de notre destinée en haillons ne nous est pas distingué. Je le connais, le Tout-Puissant... et lui, aussi, doit me connaître. Si, par hasard, nous marchons sur le même sentier, sa vue perçante me voit arriver de loin: il prend un chemin de traverse, afin d'éviter le triple dard de platine que la nature me donna comme une langue! Tu me feras plaisir, ô Créateur, de me laisser épancher mes sentiments. Maniant les ironies terribles, d'une main ferme et froide, je t'avertis que mon coeur en contiendra suffisamment, pour m'attaquer à toi, jusqu'à la fin de mon existence. Je frapperai ta carcasse creuse; mais, si fort, que je me charge d'en faire sortir les parcelles restantes d'intelligence que tu n'as pas voulu donner à l'homme, parce que tu aurais été jaloux de le faire égal à toi, et que tu avais effrontément caché dans tes boyaux, rusé bandit, comme si tu ne savais pas qu'un jour ou l'autre je les aurais découvertes de mon oeil toujours ouvert, les aurais enlevées, et les aurais partagées avec mes semblables. J'ai fait ainsi que je parle, et, maintenant, ils ne te craignent plus; ils traitent de puissance à puissance avec toi. Donne-moi la mort, pour faire repentir mon audace: je découvre ma poitrine et j'attends avec humilité. Apparaissez donc, envergures dérisoires de châtiments éternels!... déploiements emphatiques d'attributs trop vantés! Il a manifesté l'incapacité d'arrêter la circulation de mon sang qui le nargue. Cependant, j'ai des preuves qu'il n'hésite pas d'éteindre, à la fleur de l'âge, le souffle d'autres humains, quand ils ont à peine goûté les jouissances de la vie. C'est simplement atroce; mais, seulement, d'après la faiblesse de mon opinion! J'ai vu le Créateur, aiguillonnant sa cruauté inutile, embraser des incendies où périssaient les vieillards et les enfants! Ce n'est pas moi qui commence l'attaque; c'est lui qui me force à le faire tourner, ainsi qu'une toupie, avec le fouet aux cordes d'acier. N'est-ce pas lui qui me fournit des accusations contre lui-même? Ne tarira point ma verve épouvantable! Elle se nourrit des cauchemars insensés qui tourmentent mes insomnies. C'est à cause de Lohengrin que ce qui précède a été écrit; revenons donc à lui. Dans la crainte qu'il ne devînt plus tard comme les autres hommes, j'avais d'abord résolu de le tuer à coups de couteau, lorsqu'il aurait dépassé l'âge d'innocence. Mais, j'ai réfléchi, et j'ai abandonné sagement ma résolution à temps. Il ne se doute pas que sa vie a été en péril pendant un quart d'heure. Tout était prêt, et le couteau avait été acheté. Ce stylet était mignon, car j'aime la grâce et l'élégance jusque dans les appareils de la mort; mais il était long et pointu. Une seule blessure au cou, en perçant avec soin une des artères carotides, et je crois que ç'aurait suffi. Je suis content de ma conduite; je me serais repenti plus tard. Donc, Lohengrin, fais ce que tu voudras, agis comme il te plaira, enferme-moi toute la vie dans une prison obscure, avec des scorpions pour compagnons de ma captivité, ou arrache-moi un oeil jusqu'à ce qu'il tombe à terre, je ne te ferai jamais le moindre reproche; je suis à toi, je t'appartiens, je ne vis plus pour moi. La douleur que tu me causeras ne sera pas comparable au bonheur de savoir, que celui qui me blesse, de ses mains meurtrières, est trempé dans une essence plus divine que celle de ses semblables! Oui, c'est encore beau de donner sa vie pour un être humain, et de conserver ainsi l'espérance que tous les hommes ne sont pas méchants, puisqu'il y en a eu un, enfin, qui a su attirer, de force, vers soi, les répugnances défiantes de ma sympathie amère!...
  
  
  
  *
  
   Il est minuit; on ne voit plus un seul omnibus de la Bastille à la Madeleine. Je me trompe; en voilà un qui apparaît subitement, comme s'il sortait de dessous terre. Les quelques passants attardés le regardent attentivement; car, il paraît ne ressembler à aucun autre. Sont assis, à l'impériale, des hommes qui ont l'oeil immobile, comme celui d'un poisson mort. Ils sont pressés les uns contre les autres, et paraissent avoir perdu la vie; au reste, le nombre réglementaire n'est pas dépassé. Lorsque le cocher donne un coup de fouet à ses chevaux, on dirait que c'est le fouet qui fait remuer son bras, et non son bras le fouet. Que doit être cet assemblage d'êtres bizarres et muets? Sont-ce des habitants de la lune? Il y a des moments où on serait tenté de le croire; mais, ils ressemblent plutôt à des cadavres. L'omnibus, pressé d'arriver à la dernière station, dévore l'espace, et fait craquer le pavé... Il s'enfuit!... Mais une masse informe le poursuit avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière. "Arrêtez, je vous en supplie; arrêtez... mes jambes sont gonflées d'avoir marché pendant la journée...je n'ai pas mangé depuis hier... mes parents m'ont abandonné...je ne sais plus que faire... je suis résolu de retourner chez moi, et j'y serais vite arrivé, si vous m'accordiez une place... je suis un petit enfant de huit ans, et j'ai confiance en vous!" Il s'enfuit!... Il s'enfuit!... Mais, une masse informe le poursuit avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière. Un de ces hommes, à l'oeil froid, donne un coup de coude à son voisin, et paraît lui exprimer son mécontentement de ces gémissements, au timbre argentin, qui parviennent jusqu'à son oreille. L'autre baisse la tête d'une manière imperceptible, en forme d'acquiescement, et se replonge ensuite dans l'immobilité de son égoïsme, comme une tortue dans sa carapace. Tout indique dans les traits des autres voyageurs les mêmes sentiments que ceux des deux premiers. Les cris se font entendre pendant deux ou trois minutes, plus perçants de seconde en seconde. L'on voit des fenêtres s'ouvrir sur le boulevard, et une figure effarée, une lumière à la main, après avoir jeté les yeux sur la chaussée, refermer le volet avec impétuosité, pour ne plus reparaître...Il s'enfuit!... Il s'enfuit!... Mais, une masse informe le poursuit avec acharnement, sur ces traces, au milieu de la poussière. Seul, un jeune homme, plongé dans la rêverie, au milieu de ces personnages de pierre, paraît ressentir de la pitié pour le malheur. En faveur de l'enfant, qui croit pouvoir l'atteindre, avec ses petites jambes endolories, il n'ose pas élever la voix; car les autres hommes lui jettent des regards de mépris et d'autorité, et il sait qu'il ne peut rien faire contre tous. Le coude appuyé sur ses genoux et la tête entre ses mains, il se demande, stupéfait, si c'est là vraiment ce qu'on appelle la charité humaine. Il reconnaît alors que ce n'est qu'un vain mot, qu'on ne trouve plus même dans le dictionnaire de la poésie, et avoue avec franchise son erreur. Il se dit: "En effet, pourquoi s'intéresser à un petit enfant? Laissons-le de côté." Cependant, une larme brûlante a roulé sur la joue de cet adolescent, qui vient de blasphémer. Il passe péniblement la main sur son front, comme pour un écarter un nuage, dont l'opacité obscurcit son intelligence. Il se démène, mais en vain, dans le siècle où il a été jeté; il sent qu'il n'y est pas à sa place, et cependant il ne peut en sortir. Prison terrible! Fatalité hideuse! Lombano, je suis content de toi depuis ce jour! Je ne cessais pas de t'observer, pendant que ma figure respirait la même indifférence que celle des autres voyageurs. L'adolescent se lève, dans un mouvement d'indignation, et veut se retirer, pour ne pas participer, même involontairement, à une mauvaise action. Je lui fais un signe, et il se remet à mon côté... Il s'enfuit! Il s'enfuit!... Mais, une masse informe le poursuit avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière. Les cris cessent subitement; car, l'enfant a touché du pied un pavé en saillie, et s'est fait une blessure à la tête, en tombant. L'omnibus a disparu à l'horizon, et l'on ne voit plus que la rue silencieuse... Il s'enfuit!... Il s'enfuit!... Mais, une masse informe ne le poursuit plus avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière. Voyez ce chiffonnier qui passe, courbé sur sa lanterne pâlotte; il y a en lui plus de coeur que dans tous ses pareils de l'omnibus. Il vient de ramasser l'enfant; soyez sûr qu'il le guérira, et ne l'abandonnera pas, comme ont fait ses parents. Il s'enfuit!... Il s'enfuit!... Mais, de l'endroit où il se trouve, le regard perçant du chiffonnier le poursuit avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière!... Race stupide et idiote! Tu te repentiras de te conduire ainsi. C'est moi qui te le dis. Tu t'en repentiras, va! tu t'en repentiras. Ma poésie ne consistera qu'à attaquer, par tous les moyens, l'homme, cette bête fauve, et le Créateur, qui n'aurait pas dû engendrer une pareille vermine. Les volumes s'entasseront sur les volumes, jusqu'à la fin de ma vie, et, cependant, l'on n'y verra que cette seule idée, toujours présente à ma conscience!
  
  
  
  *
  
   Faisant ma promenade quotidienne, chaque jour je passais dans une rue étroite; chaque jour, une jeune fille svelte de dix ans me suivait, à distance, respectueusement, le long de cette rue, en me regardant avec des paupières sympathiques et curieuses. Elle était grande pour son âge et avait la taille élancée. D'abondants cheveux noirs, séparés en deux sur la tête, tombaient en tresses indépendants sur des épaules marmoréennes. Un jour, elle me suivait comme de coutume; les bras musculeux d'une femme du peuple la saisirent par les cheveux, comme le tourbillon saisit la feuille, appliqua deux gifles brutales sur une joue fière et muette, et ramena dans la maison cette conscience égarée. En vain, je faisais l'insouciant; elle ne manquait jamais de me poursuivre de sa présence devenue inopportune. Lorsque j'enjambai une autre rue, pour continuer mon chemin elle s'arrêtait, faisant un violent effort sur elle-même, au terme de cette rue étroite, immobile comme la statue du Silence, et ne cessait de regarder devant elle, jusqu'à ce que je disparusse. Une fois, cette jeune fille me précéda dans la rue, et emboîta le pas devant moi. Si j'allais vite pour la dépasser, elle courait presque pour maintenir la distance égale; mais, si je ralentissais le pas, pour qu'il y eût un intervalle de chemin, assez grand entre elle et moi, alors, elle le ralentissait aussi, et y mettait la grâce de l'enfance. Arrivée au terme de la rue, elle se retourna lentement, de manière à me barrer le passage. Je n'eus pas le temps de m'esquiver, et je me trouvai devant sa figure. Elle avait les yeux gonflés et rouges. Je voyais facilement qu'elle voulait me parler, et qu'elle ne savait comment s'y prendre. Devenue subitement pâle comme un cadavre, elle me demanda: "Auriez-vous la bonté de me dire quelle heure est-il?" Je lui dis que je ne portais pas de montre, et je m'éloignai rapidement. Depuis ce jour, enfant à l'imagination inquiète et précoce, tu n'as plus revu dans la rue étroite, le jeune homme mystérieux qui battait péniblement, de sa sandale lourde, le pavé des carrefours tortueux. L'apparition de cette comète enflammée ne reluira plus, comme un triste sujet de curiosité fanatique, sur la façade de ton observation déçue; et, tu penseras souvent, trop souvent, peut-être toujours, à celui qui ne paraissait pas s'inquiéter des maux, ni des biens de la vie présente, et s'en allait au hasard, avec une figure horriblement morte, les cheveux hérissés, la démarche chancelante, et les bras nageant aveuglément dans les eaux ironiques de l'éther, comme pour y chercher la proie sanglante de l'espoir, ballottée continuellement, à travers les immenses régions de l'espace, par le chasse-neige implacable de la fatalité. Tu ne me verras plus, et je ne te verrai plus!... Qui sait? Peut-être que cette fille n'était pas ce qu'elle se montrait. Sous une enveloppe naïve, elle cachait peut-être une immense ruse, le poids de dix-huit années, et le charme du vice. On a vu des vendeuses d'amour s'expatrier avec gaîté des îles Britanniques, et franchir le détroit. Elles rayonnaient leurs ailes, en tournoyant, en essaims dorés, devant la lumière parisienne; et, quand vous les aperceviez, vous disiez: "Mais elles sont encore enfants; elles n'ont pas plus de dix ou douze ans." En réalité elles en avaient vingt. Oh! dans cette supposition, maudits soient-ils les détours de cette rue obscure! Horrible! horrible! ce qui s'y passe. Je crois que sa mère la frappa parce qu'elle ne faisait pas son métier avec assez d'adresse. Il est possible que ce ne fût qu'un enfant, et alors la mère est plus coupable encore. Moi, je ne veux pas croire à cette supposition, qui n'est qu'une hypothèse, et je préfère aimer, dans ce caractère romanesque, une âme qui se dévoile trop tôt... Ah! vois-tu, jeune fille, je t'engage à ne plus reparaître devant mes yeux, si jamais je repasse dans la rue étroite. Il pourrait t'en coûter cher! Déjà le sang et la haine me montent vers la tête, à flots bouillants. Moi, être assez généreux pour aimer mes semblables! Non, non! Je l'ai résolu depuis le jour de ma naissance! Ils ne m'aiment pas, eux! On verra les mondes se détruire, et le granit glisser, comme un cormoran, sur la surface des flots, avant que je touche la main infâme d'un être humain. Arrière... arrière, cette main!... Jeune fille, tu n'es pas un ange, et tu deviendras, en somme, comme les autres femmes. Non, non, je t'en supplie; ne reparais plus devant mes sourcils froncés et louches. Dans un moment d'égarement, je pourrais te prendre les bras, les tordre comme un linge lavé dont on exprime l'eau, ou les casser avec fracas, comme deux branches sèches, et te les faire ensuite manger, en employant la force. Je pourrais, en prenant ta tête entre mes mains, d'un air caressant et doux, enfoncer mes doigts avides dans les lobes de ton cerveau innocent, pour en extraire, le sourire aux lèvres, une graisse efficace qui lave les yeux, endoloris par l'insomnie éternelle de la vie. Je pourrais, cousant tes paupières avec une aiguille, te priver du spectacle de l'univers, et te mettre dans l'impossibilité de trouver ton chemin; ce n'est pas moi qui te servirai de guide. Je pourrais, soulevant ton corps vierge avec un bras de fer, te saisir par les jambes, te faire rouler autour de moi, comme une fronde, concentrer mes forces en décrivant la dernière circonférence, et te lancer contre la muraille. Chaque goutte de sang rejaillira sur une poitrine humaine, pour effrayer les hommes, et mettre devant eux l'exemple de ma méchanceté! Ils s'arracheront sans trêve des lambeaux et des lambeaux de chair; mais, la goutte de sang reste ineffaçable, à la même place, et brillera comme un diamant. Sois tranquille, je donnerai à une demi-douzaine de domestiques l'ordre de garder les restes vénérés de ton corps, et de les préserver de la faim des chiens voraces. Sans doute, le corps est resté plaqué sur la muraille, comme une poire mûre, et n'est pas tombé à terre; mais, les chiens savent accomplir des bonds élevés, si l'on n'y prend garde.
  
  
  
  *
  
   Cet enfant, qui est assis sur un banc du jardin des Tuileries, comme il est gentil! Ses yeux hardis dardent quelque objet invisible, au loin, dans l'espace. Il ne doit pas avoir plus de huit ans et, cependant, il ne s'amuse pas, comme il serait convenable. Tout au moins il devrait rire et se promener avec quelque camarade, au lieu de rester seul; mais, ce n'est pas son caractère.
  
   Cet enfant, qui est assis sur un banc du jardin des Tuileries, comme il est gentil! Un homme, mû par un dessein caché, vient s'asseoir à côté de lui, sur le même banc, avec des allures équivoques. Qui est-ce? Je n'ai pas besoin de vous le dire; car, vous le reconnaîtrez à sa conversation tortueuse. Écoutons-les, ne les dérangeons pas:
  
   - À quoi pensais-tu, enfant?
  
   - Je pensais au ciel.
  
   - Il n'est pas nécessaire que tu penses au ciel.
  
   - Eh bien, pas moi. Car, puisque le ciel a été fait par Dieu, ainsi que la terre, sois sûr que tu y rencontreras les mêmes maux qu'ici-bas. Après ta mort, tu ne seras pas récompensé d'après tes mérites; car, si l'on te commet des injustices sur cette terre (comme tu l'éprouveras, par expérience, plus tard), il n'y a pas de raison pour que, dans l'autre vie, on ne t'en commette pas non plus. Ce que tu as de mieux à faire, c'est de ne pas penser à Dieu, et de te faire justice toi-même, puisqu'on te la refuse. Si un de tes camarades t'offensait, est-ce que tu ne serais pas heureux de le tuer?
  
   - Mais, c'est défendu.
  
   - Ce n'est pas si défendu que tu crois. Il s'agit seulement de ne pas se laisser attraper. La justice qu'apportent les lois ne vaut rien; c'est la jurisprudence de l'offensé qui compte. Si tu détestais un de tes camarades, est-ce que tu ne serais pas malheureux de songer qu'à chaque instant tu aies sa pensée devant tes yeux?
  
   - C'est vrai.
  
   - Voilà donc un de tes camarades qui te rendrait malheureux toute ta vie; car, voyant que ta haine n'est que passive, il ne continuera pas moins de se narguer de toi, et de te causer du mal impunément. Il n'y a donc qu'un moyen de faire cesser la situation; c'est de se débarrasser de son ennemi. Voilà où je voulais en venir, pour te faire comprendre sur quelles bases est fondée la société actuelle. Chacun doit se faire justice lui-même, sinon il n'est qu'un imbécile. Celui qui remporte la victoire sur ses semblables, celui-là est le plus rusé et le plus fort. Est-ce que tu ne voudrais pas un jour dominer tes semblables?
  
   - Oui, oui.
  
   - Sois donc le plus fort et le plus rusé. Tu es encore trop jeune pour être le plus fort; mais, dès aujourd'hui, tu peux employer la ruse, le plus bel instrument des hommes de génie. Lorsque le berger David atteignait au front le géant Goliath d'une pierre lancée par la fronde, est-ce qu'il n'est pas admirable de remarquer que c'est seulement par la ruse que David a vaincu son adversaire, et que si, au contraire, ils s'étaient pris à bras-le-corps, le géant l'aurait écrasé comme une mouche? Il en est de même pour toi. À guerre ouverte, tu ne pourras jamais vaincre les hommes, sur lesquels tu es désireux d'étendre ta volonté; mais, avec la ruse, tu pourras lutter seul contre tous. Tu désires les richesses, les beaux palais et la gloire? ou m'as-tu trompé quand tu m'as affirmé ces nobles prétentions?
  
   - Non, non, je ne vous trompais pas. Mais, je voudrais acquérir ce que je désire par d'autres moyens.
  
   - Alors, tu n'acquerras rien du tout. Les moyens vertueux et bonasses ne mènent à rien. Il faut mettre à l'oeuvre des leviers plus énergiques et des trames plus savantes. Avant que tu deviennes célèbre par ta vertu et que tu atteignes le but, cent autres auront le temps de faire des cabrioles par dessus ton dos, et d'arriver au bout de ta carrière avant toi, de telle manière qu'il ne s'y trouvera plus de place pour tes idées étroites. Il faut savoir embrasser, avec plus de grandeur, l'horizon du temps présent. N'as-tu jamais entendu parler, par exemple, de la gloire immense qu'apportent les victoires? Et, cependant, les victoires ne se font pas seules. Il faut verser du sang, beaucoup de sang, pour les engendrer et les déposer aux pieds des conquérants. Sans les cadavres et les membres épars que tu aperçois dans la plaine, où s'est opéré sagement le carnage, il n'y aurait pas de guerre, et, sans guerre, il n'y aurait pas de victoire. Tu vois que, lorsqu'on veut devenir célèbre, il faut se plonger avec grâce dans des fleuves de sang, alimentés par de la chair à canon. Le but excuse le moyen. La première chose, pour devenir célèbre, est d'avoir de l'argent. Or, comme tu n'en as pas, il faudra assassiner pour en acquérir; mais, comme tu n'es pas assez fort pour manier le poignard, fais-toi voleur, en attendant que tes membres aient grossi. Et, pour qu'ils grossissent plus vite, je te conseille de faire de la gymnastique deux fois par jour, une heure le matin, une heure le soir. De cette manière, tu pourras essayer le crime, avec un certain succès, dès l'âge de quinze ans, au lieu d'attendre jusqu'à vingt. L'amour de la gloire excuse tout, et peut-être, plus tard, maître de tes semblables, leur feras-tu presque autant de bien que tu leur as fait du mal au commencement!...
  
   Maldoror s'aperçoit que le sang bouillonne dans la tête de son jeune interlocuteur; ses narines sont gonflées, et ses lèvres rejettent une légère écume blanche. Il lui tâte le pouls; les pulsations sont précipitées. La fièvre a gagné ce corps délicat. Il craint les suites de ses paroles; il s'esquive, le malheureux, contrarié de n'avoir pas pu entretenir cet enfant pendant plus longtemps. Lorsque, dans l'âge mûr, il est si difficile de maîtriser les passions, balancé entre le bien et le mal, qu'est-ce dans un esprit, encore plein d'inexpérience? et quelle somme d'énergie relative ne lui faut-il pas en plus? L'enfant en sera quitte pour garder le lit trois jours. Plût au ciel que le contact maternel amène la paix dans cette fleur sensible, fragile enveloppe d'une belle âme!
  
  
  
  *
  
   Là, dans un bosquet entouré de fleurs, dort l'hermaphrodite, profondément assoupi sur le gazon, mouillé de ses pleurs. La lune a dégagé son disque de la masse des nuages, et caresse avec ses pâles rayons cette douce figure d'adolescent. Ses traits expriment l'énergie la plus virile, en même temps que la grâce d'une vierge céleste. Rien ne paraît naturel en lui, pas même les muscles de son corps, qui se fraient un passage à travers les contours harmonieux de formes féminines. Il a le bras recourbé sur le front, l'autre main appuyée contre la poitrine, comme pour comprimer les battements d'un coeur fermé à toutes les confidences, et chargé du pesant fardeau d'un secret éternel. Fatigué de la vie, et honteux de marcher parmi des êtres qui ne lui ressemblent pas, le désespoir a gagné son âme, et il s'en va seul, comme le mendiant de la vallée. Comment se procure-t-il les moyens d'existence? Des âmes compatissantes veillent de près sur lui, sans qu'il se doute de cette surveillance, et ne l'abandonnent pas: il est si bon! il est si résigné! Volontiers il parle quelquefois avec ceux qui ont le caractère sensible, sans leur toucher la main, et se tient à distance, dans la crainte d'un danger imaginaire. Si on lui demande pourquoi il a pris la solitude pour compagne, ses yeux se lèvent vers le ciel, et retiennent avec peine une larme de reproche contre la Providence; mais, il ne répond pas à cette question imprudente, qui répand, dans la neige de ses paupières, la rougeur de la rose matinale. Si l'entretien se prolonge, il devient inquiet, tourne les yeux vers les quatre points de l'horizon, comme pour chercher à fuir la présence d'un ennemi invisible qui s'approche, fait de la main un adieu brusque, s'éloigne sur les ailes de sa pudeur en éveil, et disparaît dans la forêt. On le prend généralement pour un fou. Un jour, quatre hommes masqués, qui avaient reçu des ordres, se jetèrent sur lui et le garrottèrent solidement, de manière qu'il ne pût remuer que les jambes. Le fouet abattit ses rudes lanières sur son dos, et ils lui dirent qu'il se dirigeât sans délai vers la route qui mène à Bicêtre. Il se mit à sourire en recevant les coups, et leur parla avec tant de sentiment, d'intelligence sur beaucoup de sciences humaines qu'il avaient étudiées et qui montraient une grande instruction dans celui qui n'avait pas encore franchi le seuil de la jeunesse, et sur les destinées de l'humanité où il dévoila entière la noblesse poétique de son âme, que ses gardiens, épouvantés jusqu'au sang de l'action qu'ils avaient commise, délièrent ses membres brisés, se traînèrent à ses genoux, en demandant un pardon qui fut accordé, et s'éloignèrent, avec les marques d'une vénération qui ne s'accorde pas ordinairement aux hommes. Depuis cet événement, dont on parla beaucoup, son secret fut deviné par chacun, mais on paraît l'ignorer, pour ne pas augmenter ses souffrances; et le gouvernement lui accorde une pension honorable, pour lui faire oublier qu'un instant on voulut l'introduire par force, sans vérification préalable, dans un hospice d'aliénés. Lui, il emploie la moitié de son argent; le reste, il le donne aux pauvres. Quand il voit un homme et une femme qui se promènent dans quelque allée de platanes, il sent son corps se fendre en deux de bas en haut, et chaque partie nouvelle aller étreindre un des promeneurs; mais, ce n'est qu'une hallucination, et la raison ne tarde pas à reprendre son empire. C'est pourquoi, il ne mêle sa présence, ni parmi les hommes, ni parmi les femmes; car, sa pudeur excessive, qui a pris un jour dans cette idée qu'il n'est qu'un monstre, l'empêche d'accorder sa sympathie brûlante à qui que ce soit. Il croirait se profaner, et il croirait profaner les autres. Son orgueil lui répète cet axiome: "Que chacun reste dans sa nature." Son orgueil, ai-je dit, parce qu'il craint qu'en joignant sa vie à un homme ou une femme, on ne lui reproche tôt ou tard, comme une faute énorme, la conformation de organisme. Alors, il se retranche dans son amour-propre, offensé par cette supposition impie qui ne vient que de lui, et il persévère à rester seul, au milieu des tourments, et sans consolation. Là, dans un bosquet entouré de fleurs, dort l'hermaphrodite, profondément assoupi sur le gazon, mouillé de ses pleurs. Les oiseaux, éveillés, contemplent avec ravissement cette figure mélancolique, à travers les branches des arbres, et le rossignol ne veut pas faire entendre ses cavatines de cristal. Le bois est devenu auguste comme une tombe, par la présence nocturne de l'hermaphrodite infortuné. O voyageur égaré, par ton esprit d'aventure qui t'a fait quitter ton père et ta mère, dès l'âge le plus tendre; par les souffrances que la soif t'a causées, dans le désert; par ta patrie que tu cherches peut-être, après avoir longtemps erré, proscrit, dans des contrées étrangères; par ton coursier, ton fidèle ami, qui a supporté, avec toi, l'exil et l'intempérie des climats que te faisait parcourir ton humeur vagabonde; par la dignité que donnent à l'homme les voyages sur les terres lointaines et les mers inexplorées, au milieu des glaçons polaires, ou sous l'influence d'un soleil torride, ne touche pas avec ta main, comme avec un frémissement de la brise, ces boucles de cheveux, répandues sur le sol, et qui se mêlent à l'herbe verte. Écarte-toi de plusieurs pas, et tu agiras mieux ainsi. Cette chevelure est sacrée; c'est l'hermaphrodite lui-même qui l'a voulu. Il ne veut pas que des lèvres humaines embrassent religieusement ses cheveux, parfumés par le souffle de la montagne, pas plus que son front, qui resplendit, en cet instant, comme les étoiles du firmament. Mais, il vaut mieux croire que c'est une étoile elle-même qui est descendue de son orbite, en traversant l'espace, sur ce front majestueux, qu'elle entoure avec sa clarté de diamant, comme une auréole. La nuit écartant du doigt sa tristesse, se revêt de tous ses charmes pour fêter le sommeil de cette incarnation de la pudeur, de cette image parfaite de l'innocence des anges: le bruissement des insectes est moins perceptible. Les branches penchent sur lui leur élévation touffue, afin de le préserver de la rosée, et la brise, faisant résonner les cordes de sa harpe mélodieuse, envoie ses accords joyeux, à travers le silence universel, vers ses paupières baissées, qui croient assister, immobiles, au concert cadencé des mondes suspendus. Il rêve qu'il est heureux; que sa nature corporelle a changé; ou que, du moins, il s'est envolé sur un nuage pourpre, vers une autre sphère, habitée par des êtres de même nature que lui. Hélas! que son illusion se prolonge jusqu'au réveil de l'aurore! Il rêve que les fleurs dansent autour de lui en rond, comme d'immenses guirlandes folles, et l'imprègnent de leurs parfums suaves, pendant qu'il chante un hymne d'amour, entre les bras d'un être humain d'une beauté magique. Mais, ce n'est qu'une vapeur crépusculaire que ses bras entrelacent; et quand ils se réveillera, ses bras ne l'entrelaceront plus. Ne te réveille pas, hermaphrodite; ne te réveille pas encore, je t'en supplie. Pourquoi ne veux-tu pas me croire? Dors... dors toujours. Que ta poitrine se soulève, en poursuivant l'espoir chimérique du bonheur, je te le permets; mais, n'ouvre pas tes yeux. Ah! n'ouvre pas tes yeux! Je veux te quitter ainsi pour ne pas être témoin de ton réveil. Peut-être un jour, à l'aide d'un livre volumineux, dans des pages émues, raconterai-je ton histoire, épouvanté de ce qu'elle contient, et des enseignements qui s'en dégagent. Jusqu'ici, je n'ai pas pu; car, chaque fois que je l'ai voulu, d'abondantes larmes tombaient sur le papier, et mes doigts tremblaient, sans que ce fût de vieillesse. Mais, je veux avoir à la fin ce courage. Je suis indigné de n'avoir pas plus de nerfs qu'une femme, et de m'évanouir, comme une petite fille, chaque fois que je réfléchis à ta grande misère. Dors... dors toujours; mais, n'ouvre pas tes yeux. Ah! n'ouvre pas tes yeux! Adieu, hermaphrodite! Chaque jour, je ne manquerai pas de prier le ciel pour toi (si c'était pour moi, je ne le prierais point). Que la paix soit dans ton sein!
  
  
  
  *
  
   Quand une femme, à la voix de soprano, émet ses notes vibrantes et mélodieuses, à l'audition de cette harmonie humaine, mes yeux se remplissent d'une flamme latente et lancent des étincelles douloureuses, tandis que dans mes oreilles semble retentir le tocsin de la canonnade. D'où peut venir cette répugnance profonde pour tout ce qui tient à l'homme? Si les accords s'envolent des fibres d'un instrument, j'écoute avec volupté ces notes perlées qui s'échappent en cadence à travers les ondes élastiques de l'atmosphère. La perception ne transmet à mon ouïe qu'une impression d'une douceur à fondre les nerfs et la pensée; un assoupissement ineffable enveloppe de ses pavots magiques, comme d'un voile qui tamise la lumière du jour, la puissance active de mes sens et les forces vivaces de mon imagination. On raconte que je naquis entre les bras de la surdité! Aux premières époques de mon enfance, je n'entendais pas ce qu'on me disait. Quand, avec les plus grandes difficultés, on parvint à m'apprendre à parler, c'était seulement, après avoir lu sur une feuille ce que quelqu'un écrivait, que je pouvais communiquer, à mon tour, le fil de mes raisonnements. Un jour, jour néfaste, je grandissais en beauté et en innocence; et chacun admirait l'intelligence et la bonté du divin adolescent. Beaucoup de consciences rougissaient quand elles contemplaient ces traits limpides où son âme avait placé son trône. On ne s'approchait de lui qu'avec vénération, parce qu'on remarquait dans ses yeux le regard d'un ange. Mais non, je savais de reste que les roses heureuses de l'adolescence ne devaient pas fleurir perpétuellement, tressées en guirlandes capricieuses, sur son front modeste et noble, qu'embrassaient avec frénésie toutes les mères. Il commençait à me sembler que l'univers, avec sa voûte étoilée de globes impassibles et agaçants, n'était peut-être pas ce que j'avais rêvé de plus grandiose. Un jour, donc, fatigué de talonner du pied le sentier abrupt du voyage terrestre, et de m'en aller, en chancelant comme un homme ivre, à travers les catacombes obscures de la vie, je soulevai avec lenteur mes yeux spleenétiques, cernés d'un grand cercle bleuâtre, vers la concavité du firmament, et j'osai pénétrer, moi, si jeune, les mystères du ciel! Ne trouvant pas ce que je cherchais, je soulevai la paupière effarée plus haut, plus haut encore, jusqu'à ce que j'aperçusse un trône, formé d'excréments humains et d'or, sur lequel trônait, avec un orgueil idiot, le corps recouvert d'un linceul fait avec des draps non lavés d'hôpital, celui qui s'intitule lui-même le Créateur! Il tenait à la main le tronc pourri d'un homme mort, et le portait, alternativement, des yeux au nez et du nez à la bouche; une fois à la bouche, on devine ce qu'il en faisait. Ses pieds plongeaient dans une vaste mare de sang en ébullition, à la surface duquel s'élevaient tout à coup, comme des ténias à travers le contenu d'un pot de chambre, deux ou trois têtes prudentes, et qui s'abaissaient aussitôt, avec la rapidité de la flèche: un coup de pied, bien appliqué sur l'os du nez, était la récompense connue de la révolte au règlement, occasionnée par le besoin de respirer un autre milieu; car, enfin, ces hommes n'étaient pas des poissons! Amphibies tout au plus, ils nageaient entre deux eaux dans ce liquide immonde!... jusqu'à ce que, n'ayant plus rien dans la main, le Créateur, avec les deux premières griffes du pied, saisît un autre plongeur par le cou, comme dans une tenaille, et le soulevât en l'air, en dehors de la vase rougeâtre, sauce exquise! Pour celui-là, il faisait comme pour l'autre. Il lui dévorait d'abord la tête, les jambes et les bras, et en dernier lieu le tronc, jusqu'à ce qu'il ne lui restât plus rien; car, il croquait les os. Ainsi de suite, durant les autres heures de son éternité. Quelquefois il s'écriait: "Je vous ai créés; donc j'ai le droit de faire de vous ce que je veux. Vous ne m'avez rien fait, je ne dis pas le contraire. Je vous fais souffrir, et c'est pour mon plaisir." Et il reprenait son repas cruel, en remuant sa mâchoire inférieure, laquelle remuait sa barbe pleine de cervelle. O lecteur, ce dernier détail ne te fait-il pas venir l'eau à la bouche? N'en mange pas qui veut d'une pareille cervelle, si bonne, toute fraîche, et qui vient d'être pêchée il n'y a qu'un quart d'heure dans le lac aux poissons. Les membres paralysés, et la gorge muette, je contemplai quelque temps ce spectacle. Trois fois, je faillis tomber à la renverse, comme un homme qui subit une émotion trop forte; trois fois, je parvins à me remettre sur les pieds. Pas une fibre de mon corps ne restait immobile; et je tremblais, comme tremble la lave intérieure d'un volcan. À la fin, ma poitrine oppressée, ne pouvant chasser avec assez de vitesse l'air qui donne la vie, les lèvres de ma bouche s'entr'ouvrirent, et je poussai un cri... un cri si déchirant... que je l'entendis! Les entraves de mon oreille se délièrent d'une manière brusque, le tympan craqua sous le choc de cette masse d'air sonore repoussée loin de moi avec énergie, et il se passa un phénomène nouveau dans l'organe condamnée par la nature. Je venais d'entendre un son! Un cinquième sens se révélait en moi! Mais, quel plaisir eussé-je pu trouver d'une pareille découverte? Désormais, le son humain n'arriva à mon oreille qu'avec le sentiment de la douleur qu'engendre la pitié pour une grande injustice. Quand quelqu'un me parlait, je me rappelais ce que j'avais vu, un jour, au-dessus des sphères visibles, et la traduction de mes sentiments étouffés en un hurlement impétueux, dont le timbre était identique à celui de mes semblables! Je ne pouvais pas lui répondre; car, les supplices exercés sur la faiblesse de l'homme, dans cette mer hideuse de pourpre, passaient devant mon front en rugissant comme des éléphants écorchés, et rasaient de leurs ailes de feu mes cheveux calcinés. Plus tard, quand je connus davantage l'humanité, à ce sentiment de pitié se joignit une fureur intense contre cette tigresse marâtre, dont les enfants endurcis ne savent que maudire et faire le mal. Audace du mensonge! ils disent que le mal n'est chez eux qu'à l'état d'exception!... Maintenant, c'est fini depuis longtemps; depuis longtemps, je n'adresse la parole à personne. O vous, qui que vous soyez, quand vous serez à côté de moi, que les cordes de votre glotte ne laissent échapper aucune intonation; que votre larynx immobile n'aille pas s'efforcer de surpasser le rossignol; et vous-même n'essayez nullement de me faire connaître votre âme à l'aide du langage. Gardez un silence religieux, que rien n'interrompe; croisez humblement vos mains sur la poitrine, et dirigez vos paupières sur le bas. Je vous l'ai dit, depuis la vision qui me fit connaître la vérité suprême, assez de cauchemars ont sucé avidement ma gorge, pendant les nuits et les jours, pour avoir encore le courage de renouveler, même par la pensée, les souffrances que j'éprouvai dans cette heure infernale, qui me poursuit sans relâche de son souvenir. Oh! quand vous entendez l'avalanche de neige tomber du haut de la froide montagne; la lionne se plaindre, au désert aride, de la disparition de ses petits; la tempête accomplir sa destinée; le condamné mugir, dans la prison, la veille de la guillotine; et le poulpe féroce raconter, aux vagues de la mer, ses victoires sur les nageurs et les naufragés, dites-le, ces voix majestueuses ne sont-elles pas plus belles que le ricanement de l'homme!
  
  
  
  *
  
   Il existe un insecte que les hommes nourrissent à leurs frais. Ils ne lui doivent rien; mais, ils le craignent. Celui-ci, qui n'aime pas le vin, mais qui préfère le sang, si on ne satisfaisait pas à ses besoins légitimes, serait capable, par un pouvoir occulte, de devenir aussi gros qu'un éléphant, d'écraser les hommes comme des épis. Aussi faut-il voir comme on le respecte, comme on l'entoure d'une vénération canine, comme on le place en haute estime au-dessus des animaux de la création. On lui donne la tête pour trône, et lui, accroche ses griffes à la racine des cheveux, avec dignité. Plus tard, lorsqu'il est gras et qu'il entre dans un âge avancé, en imitant la coutume d'un peuple ancien, on le tue, afin de ne pas lui faire sentir les atteintes de la vieillesse. On lui fait des funérailles grandioses, comme à un héros, et la bière, qui le conduit directement vers le couvercle de la tombe, est portée, sur les épaules, par les principaux citoyens. Sur la terre humide que le fossoyeur remue avec sa pelle sagace, on combine des phrases multicolores sur l'immortalité de l'âme, sur le néant de la vie, sur la volonté inexplicable de la Providence, et le marbre se referme à jamais, sur cette existence, laborieusement remplie, qui n'est plus qu'un cadavre. La foule se disperse, et la nuit ne tarde pas à couvrir de ses ombres les murailles du cimetière.
  
   Mais, consolez-vous, humains, de sa perte douloureuse. Voici sa famille innombrable, qui s'avance, et dont il vous a libéralement gratifié, afin que votre désespoir fût moins amer, et comme adouci par la présence agréable de ces avortons hargneux, qui deviendront plus tard de magnifiques poux, ornés d'une beauté remarquable, monstres à allure de sage. Il a couvé plusieurs douzaines d'oeufs chéris, avec son aile maternelle, sur vos cheveux, desséchés par la succion acharnée de ces étrangers redoutables. La période est promptement venue, où les oeufs ont éclaté. Ne craignez rien, ils ne tarderont pas à grandir, ces adolescents philosophes, à travers cette vie éphémère. Ils grandiront tellement, qu'ils vous le feront sentir, avec leurs griffes et leurs suçoirs.
  
   Vous ne savez pas, vous autres, pourquoi ils se ne dévorent pas les os de votre tête, et qu'ils se contentent d'extraire, avec leur pompe, la quintessence de votre sang. Attendez un instant, je vais vous le dire: c'est parce qu'ils n'en ont pas la force. Soyez certains que, si leur mâchoire était conforme à la mesure de leurs voeux infinis, la cervelle, la rétine des yeux, la colonne vertébrale, tout votre corps y passerait. Comme une goutte d'eau. Sur la tête d'un jeune mendiant des rues, observez avec un microscope, un pou qui travaille; vous m'en donnerez des nouvelles. Malheureusement ils sont petits, ces brigands de la longue chevelure. Ils ne seraient pas bons pour être conscrits; car, ils n'ont pas la taille nécessaire exigée par la loi. Ils appartiennent au monde lilliputien de ceux de la courte cuisse, et les aveugles n'hésitent pas à les ranger parmi les infiniment petits. Malheur au cachalot qui se battrait contre un pou. Il serait dévoré en un clin d'oeil, malgré sa taille. Il ne resterait pas la queue pour aller annoncer la nouvelle. L'éléphant se laisse caresser. Le pou, non. Je ne vous conseille pas de tenter cet essai périlleux. Gare à vous, si votre main est poilue, ou que seulement elle soit composée d'os et de chair. C'en est fait de vos doigts. Ils craqueront comme s'ils étaient à la torture. La peau disparaît par un étrange enchantement. Les poux sont incapables de commettre autant de mal que leur imagination en médite. Si vous trouvez un pou dans votre route, passez votre chemin, et ne lui léchez pas les papilles de la langue. Cela s'est vu. N'importe, je suis déjà content de la quantité de mal qu'il te fait, ô race humaine; seulement, je voudrais qu'il t'en fît davantage.
  
   Jusqu'à quand garderas-tu le culte vermoulu de ce dieu, insensible à tes prières et aux offrandes généreuses que tu lui offres en holocauste expiatoire? Vois, il n'est pas reconnaissant, ce manitou horrible, des larges coupes de sang et de cervelle que tu répands sur ses autels, pieusement décorés de guirlandes de fleurs. Il n'est pas reconnaissant... car, les tremblements de terre et les tempêtes continuent de sévir depuis le commencement des choses. Et, cependant, spectacle digne d'observation plus il se montre indifférent, plus tu l'admires. On voit que tu te méfies de ses attributs, qu'il cache; et ton raisonnement s'appuie sur cette considération, qu'une divinité d'une puissance extrême peut seule montrer tant de mépris envers les fidèles qui obéissent à sa religion. C'est pour cela que, dans chaque pays, existent des dieux divers, ici, le crocodile, là, la vendeuse d'amour; mais, quand il s'agit du pou, à ce nom sacré, baisant universellement les chaînes de leur esclavage, tous les peuples s'agenouillent ensemble sur le parvis auguste, devant le piédestal de l'idole informe et sanguinaire. Le peuple qui n'obéirait pas à ses propres instincts de rampement, et ferait mine de révolte, disparaîtrait tôt ou tard de la terre, comme la feuille d'automne, anéanti par la vengeance du dieu inexorable.
  
   O pou, à la prunelle recroquevillée, tant que les fleuves répandront la pente de leurs eaux dans les abîmes de la mer; tant que les astres graviteront sur le sentier de leur orbite; tant que le vide muet n'aura pas d'horizon; tant que l'humanité déchirera ses propres flancs par des guerres funestes; tant que la justice divine précipitera ses foudres vengeresses sur ce globe égoïste; tant que l'homme méconnaîtra son créateur, et se narguera de lui, non sans raison, en y mêlant du mépris, ton règne sera assuré sur l'univers, et ta dynastie étendra ses anneaux de siècle en siècle. Je te salue, soleil levant, libérateur céleste, toi, l'ennemi invisible de l'homme. Continue de dire à la saleté de s'unir avec lui dans des embrassements impurs, et de lui jurer, par des serments, non écrits dans la poudre, qu'elle restera son amante fidèle jusqu'à l'éternité. Baise de temps en temps la robe de cette grande impudique, en mémoire des services importants qu'elle ne manque pas de te rendre. Si elle ne séduisait pas l'homme, avec ses mamelles lascives, il est probable que tu ne pourrais pas exister, toi, le produit de cet accouplement raisonnable et conséquent. O fils de la saleté! dis à ta mère que, si elle délaisse la couche de l'homme, marchant à travers des routes solitaires, seule et sans appui, elle verra son existence compromise. Que ses entrailles, qui t'ont porté neuf mois dans leurs parois parfumées, s'émeuvent un instant à la pensée des dangers que courait, par suite, leur tendre fruit, si gentil et si tranquille, mais déjà froid et féroce. Saleté, reine des empires, conserve aux yeux de ma haine le spectacle de l'accroissement insensible des muscles de ta progéniture affamée. Pour atteindre ce but, tu sais que tu n'as plus qu'à te coller plus étroitement contre les flancs de l'homme. Tu peux le faire, sans inconvénient pour la pudeur, puisque, tous les deux, vous êtes mariés depuis longtemps.
  
   Pour moi, s'il m'est permis d'ajouter quelques mots à cet hymne de glorification, je dirai que j'ai fait construire une fosse, de quarante lieues carrées, et d'une profondeur relative. C'est là que gît, dans sa virginité immonde, une mine vivante de poux. Elle remplit les bas-fonds de la fosse, et serpente ensuite, en larges veines denses, dans toutes les directions. Voici comment j'ai construit cette mine artificielle. J'arrachai un pou femelle aux cheveux de l'humanité. On ma vu me coucher avec lui pendant trois nuits consécutives, et je le jetai dans la fosse. La fécondation humaine, qui aurait été nulle dans d'autres cas pareils, fut acceptée, cette fois, par la fatalité; et, au bout de quelques jours, des milliers de monstres, grouillant dans un noeud compact de matière, naquirent à la lumière. Ce noeud hideux devint, par le temps, de plus en plus immense, tout en acquérant la propriété liquide du mercure, et se ramifia en plusieurs branches, qui se nourrissent, actuellement, en se dévorant elles-mêmes (la naissance est plus grande que la mortalité), toutes les fois que je ne leur jette pas en pâture un bâtard qui vient de naître, et dont la mère désirait la mort, ou un bras que je vais couper à quelque jeune fille, pendant la nuit, grâce au chloroforme. Tous les quinze ans, les générations de poux, qui se nourrissent de l'homme, diminuent d'une manière notable, et prédisent elles-mêmes, infailliblement l'époque prochaine de leur complète destruction. Car, l'homme, plus intelligent que son ennemi, parvient à le vaincre. Alors, avec une pelle infernale qui accroît mes forces, j'extrais de cette mine inépuisable des blocs de poux, grands comme des montagnes, je les brise à coups de hache, et je les transporte, pendant les nuits profondes, dans les artères des cités. Là, au contact de la température humaine, ils se dissolvent comme aux premiers jours de leur formation dans les galeries tortueuses de la mine souterraine, se creusent un lit dans le gravier, et se répandent en ruisseaux dans les habitations, comme des esprits nuisibles. Le gardien de la maison aboie sourdement, car il lui semble qu'une légion d'êtres inconnus perce les pores des murs, et apporte la terreur au chevet du sommeil. Peut-être n'êtes-vous pas, sans avoir entendu, au moins, une fois dans votre vie, ces sortes d'aboiements douloureux et prolongés. Avec ses yeux impuissants, il tâche de percer l'obscurité de la nuit; car, son cerveau de chien ne comprend pas cela. Ce bourdonnement l'irrite, et il sent qu'il est trahi. Des millions d'ennemis s'abattent ainsi, sur chaque cité, comme des nuages de sauterelles. En voilà pour quinze ans. Ils combattront l'homme, en lui faisant des blessures cuisantes. Après ce laps de temps, j'en enverrai d'autres. Quand je concasse les blocs de matière animée, il peut arriver qu'un fragment soit plus dense qu'un autre. Ses atomes s'efforcent avec rage de séparer leur agglomération pour aller tourmenter l'humanité; mais, la cohésion résiste dans sa dureté. Par une suprême convulsion, ils engendrent un tel effort, que la pierre, ne pouvant pas disperser ses principes vivants, s'élance d'elle-même jusqu'au haut des airs, comme par un effet de la poudre, et retombe, en s'enfonçant solidement sous le sol. Parfois, le paysan rêveur aperçoit un aérolithe fendre verticalement l'espace, en se dirigeant, du côté du bas, vers un champ de maïs. Il ne sait d'où vient la pierre. Vous avez maintenant, claire et succincte, l'explication du phénomène.
  
   Si la terre était couverte de poux, comme de grains de sable le rivage de la mer, la race humaine serait anéantie, en proie à des douleurs terribles. Quel spectacle! Moi, avec des ailes d'ange, immobile dans les airs, pour le contempler.
  
  
  
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   O mathématiques sévères, je ne vous ai pas oubliées, depuis que vos savantes leçons, plus douces que le miel, filtrèrent dans mon coeur, comme une onde rafraîchissante. J'aspirais instinctivement, dès le berceau, à boire à votre source, plus ancienne que le soleil, et je continue encore de fouler le parvis sacré de votre temple solennel, moi, le plus fidèle de vos initiés. Il y avait du vague dans mon esprit, un je ne sais quoi épais comme de la fumée; mais, je sus franchir religieusement les degrés qui mènent à votre autel, et vous avez chassé ce voile obscur, comme le vent chasse le damier. Vous avez mis, à la place, une froideur excessive, une prudence consommée et une logique implacable. À votre lait fortifiant, mon intelligence s'est rapidement développée, et a pris des proportions immenses, au milieu de cette clarté ravissante dont vous faites présent, avec prodigalité, à ceux qui vous aiment d'un sincère amour. Arithmétique! algèbre! géométrie! trinité grandiose! triangle lumineux! Celui qui ne vous a pas connues est un insensé! Il mériterait l'épreuve des plus grands supplices; car, il y a du mépris aveugle dans son insouciance ignorante; mais, celui qui vous connaît et vous apprécie ne veut plus rien des biens de la terre; se contente de vos jouissances magiques; et, porté sur vos ailes sombres, ne désire plus que de s'élever, d'un vol léger, en construisant une hélice ascendante; vers la voûte sphérique des cieux. La terre ne lui montre que des illusions et des fantasmagories morales; mais vous, ô mathématiques concises, par l'enchaînement rigoureux de vos propositions tenaces et la constance de vos lois de fer, vous faites luire, aux yeux éblouis, un reflet puissant de cette vérité suprême dont on remarque l'empreinte dans l'ordre de l'univers. Mais, l'ordre qui vous entoure, représenté surtout par la régulation parfaite du carré, l'ami de Pythagore, est encore plus grand; car, le Tout Puissant s'est révélé complètement, lui est ses attributs, dans ce travail mémorable qui consista à faire sortir, des entrailles du chaos, vos trésors de théorèmes et vos magnifiques splendeurs. Aux époques antiques et dans les temps modernes, plus d'une grande imagination humaine vit son génie, épouvanté, à la contemplation de vos figures symboliques tracées sur le papier brûlant, comme autant de signes mystérieux vivants d'une haleine latente, que ne comprend pas le vulgaire profane et qui n'étaient que la révélation éclatante d'axiomes et d'hiéroglyphes éternels, qui ont existé avant l'univers et qui se maintiendront après lui. Elle se demande, penchée sur le précipice d'un point d'interrogation fatal, comment se fait-il que les mathématiques contiennent tant d'imposante grandeur et tant de vérité incontestable, tandis que, si elle les compare à l'homme, elle ne trouve en ce dernier que faux orgueil et mensonge. Alors, cet esprit supérieur, attristé, auquel la familiarité noble de vos conseils fait sentir davantage la petitesse de tête, blanchie, sur une main décharnée et reste absorbé dans des méditations surnaturelles. Il incline ses genoux devant vous, et sa vénération rend hommage à votre visage divin, comme à la propre image du Tout-Puissant. Pendant mon enfance, vous m'apparûtes, une nuit de mai, aux rayons de la lune, sur une prairie verdoyante, aux bords d'un ruisseau limpide, toutes les trois égales en grâce et en pudeur, toutes les trois pleines de majesté comme des reines. Vous fîtes quelques pas vers moi, avec votre longue robe, flottante comme une vapeur, et vous m'attirâtes vers vos fières mamelles, comme un fils béni. Alors, j'accourus avec empressement, mes mains crispées sur votre blanche gorge. Je me suis nourri, avec reconnaissance, de votre manne féconde, et j'ai senti que l'humanité grandissait en moi, et devenait meilleure. Depuis ce temps, ô déesses rivales, je ne vous ai pas abandonnées. Depuis ce temps, que de projets énergiques, que de sympathies, que je croyais avoir gravées sur les pages de mon coeur, comme sur du marbre, n'ont-elles pas effacé lentement, de ma raison désabusée, leurs lignes configuratives, comme l'aube naissante efface les ombres de la nuit! Depuis ce temps, j'ai vu la mort, dans l'intention, visible à l'oeil nu, de peupler les tombeaux, ravager les champs de bataille, engraissés par le sang humain et faire pousser des fleurs matinales par dessus les funèbres ossements. Depuis ce temps, j'ai assisté aux révolutions de notre globe; les tremblements de terre, les volcans, avec leur lave embrasée, le simoun du désert et les naufrages de la tempête ont eu ma présence pour spectateur impassible. Depuis ce temps, j'ai vu plusieurs générations humaines élever, dès le matin, ses ailes et ses yeux, vers l'espace, avec la joie inexpériente de la chrysalide qui salue sa dernière métamorphose, et mourir, le soir, avant le coucher du soleil, la tête courbée, comme des fleurs fanées que balance le sifflement plaintif du vent. Mais, vous, vous restez toujours les mêmes. Aucun changement, aucun air empesté n'effleure les rocs escarpés et les vallées immenses de votre identité. Vos pyramides modestes dureront davantage que les pyramides d'Égypte, fourmilières élevées par la stupidité et l'esclavage. La fin des siècles verra encore debout sur les ruines des temps, vos chiffres cabalistiques, vos équations laconiques et vos lignes sculpturales siéger à la droite vengeresse du Tout-Puissant, tandis que les étoiles s'enfonceront, avec désespoir, comme des trombes, dans l'éternité d'une nuit horrible et universelle, et que l'humanité, grimaçante, songera à faire ses comptes avec le jugement dernier. Merci, pour les services innombrables que vous m'avez rendus. Merci, pour les qualités étrangères dont vous avez enrichi mon intelligence. Sans vous, dans ma lutte contre l'homme, j'aurais peut-être été vaincu. Sans vous, il m'aurait fait rouler dans le sable et embrasser la poussière de ses pieds. Sans vous, avec une griffe perfide, il aurait labouré ma chair et mes os. Mais, je me suis tenu sur mes gardes, comme un athlète expérimenté. Vous me donnâtes la froideur qui surgit de vos conceptions sublimes, exemptes de passion. Je m'en servis pour rejeter avec dédain les jouissances éphémères de mon court voyage et pour renvoyer de ma porte les offres sympathiques, mais trompeuses, de mes semblables. Vous me donnâtes la prudence opiniâtre qu'on déchiffre à chaque pas dans vos méthodes admirables de l'analyse, de la synthèse et de la déduction. Je m'en servis pour dérouter les ruses pernicieuses de mon ennemi mortel, pour l'attaquer, à mon tour, avec adresse, et plonger, dans les viscères de l'homme, un poignard aigu qui restera à jamais enfoncé dans son corps; car, c'est une blessure dont il ne se relèvera pas. Vous me donnâtes la logique, qui est comme l'âme elle-même de vos enseignements, pleins de sagesse; avec ses syllogismes, dont le labyrinthe compliqué n'en est que plus compréhensible, mon intelligence sentit s'accroître du double ses forces audacieuses. À l'aide de cet auxiliaire terrible, je découvris, dans l'humanité, en nageant vers les bas-fonds, en face de l'écueil de la haine, la méchanceté noire et hideuse, qui croupissait au milieu de miasmes délétères, en s'admirant le nombril. Le premier, je découvris, dans les ténèbres de ses entrailles, ce vice néfaste, le mal! supérieur en lui au bien. Avec cette arme empoisonnée que vous me prêtâtes, je fis descendre, de son piédestal, construit par la lâcheté de l'homme, le Créateur lui-même! Il grinça des dents et subit cette injure ignominieuse; car il avait pour adversaire quelqu'un de plus fort que lui. Mais, je le laisserai de côté, comme un paquet de ficelles, afin d'abaisser mon vol... Le penseur Descartes faisait, une fois, cette réflexion que rien de solide n'était bâti sur vous. C'était une manière ingénieuse de faire comprendre que le premier venu ne pouvait pas, sur le coup, découvrir votre valeur inestimable. En effet, quoi de plus solide que les trois qualités principales déjà nommées qui s'élèvent, entrelacées comme une couronne unique, sur le sommet auguste de votre architecture colossale? Monument qui grandit sans cesse de découvertes quotidiennes, dans vos mines de diamant, et d'explorations scientifiques, dans vos superbes domaines. O mathématiques saintes, puissiez-vous, par votre commerce perpétuel, consoler le reste de mes jours de la méchanceté de l'homme et de l'injustice du Grand-Tout.
  
  
  
  *
  
   "O lampe au bec d'argent, mes yeux t'aperçoivent dans les airs, compagne de la voûte des cathédrales, et cherchent la raison de cette suspension. On dit que tes lueurs éclairent, pendant la nuit, la tourbe de ceux qui viennent adorer le Tout Puissant et que tu montres aux repentis le chemin qui mène à l'autel. Écoute, c'est fort possible; mais... est-ce que tu as besoin de rendre de pareils services à ceux auxquels tu ne dis rien? Laisse, plongées dans les ténèbres, les colonnes des basiliques; et, lorsqu'une bouffée de la tempête sur laquelle le démon tourbillonne, emporté dans l'espace, pénétrera, avec lui, dans le saint lieu, en y répandant l'effroi, au lieu de lutter, courageusement, contre la rafale empestée du prince du mal, éteins-toi subitement, sous son souffle fiévreux, pour qu'il puisse, sans qu'on le voie, choisir ses victimes parmi les croyants agenouillés. Si tu fais cela, tu peux dire que je te devrai tout mon bonheur. Quand tu reluis ainsi, en répandant tes clartés indécises, mais suffisantes, je n'ose pas me livrer aux suggestions de mon caractère, et je reste, sous le portique sacré, en regardant par le portail entrouvert, ceux qui s'échappent à ma vengeance, dans le sein du Seigneur. O lampe poétique! toi qui serais mon amie si tu pouvais me comprendre, quand mes pieds foulent le basalte des églises, dans les heures nocturnes, pourquoi te mets-tu à briller d'une manière qui, je l'avoue, me paraît extraordinaire? Tes reflets se colorent, alors, des nuances blanches de la lumière électrique; l'oeil ne peut pas te fixer; et tu éclaires d'une flamme nouvelle et puissante les moindres détails du chenil du Créateur, comme si tu étais en proie à une sainte colère. Et, quand je me retire après avoir blasphémé, tu redeviens inaperçue, modeste et pâle, sûre d'avoir accompli un acte de justice. Dis-moi un peu; serait-ce, parce que tu connais les détours de mon coeur, que, lorsqu'il m'arrive d'apparaître où tu veilles, tu t'empresses de désigner ma présence pernicieuse, et de porter l'attention des adorateurs vers le côté où vient de se montrer l'ennemi des hommes? Je penche vers cette opinion; car, moi aussi, je commence à te connaître; et je sais qui tu es, vieille sorcière, qui veilles si bien sur les mosquées sacrées, où se pavane, comme la crête d'un coq, ton maître curieux. Vigilante gardienne, tu t'es donné une mission folle. Je t'avertis; la première fois que tu me désigneras à la prudence de mes semblables, par l'augmentation de tes lueurs phosphorescentes, comme je n'aime pas ce phénomène d'optique, qui n'est mentionné, du reste, dans aucun livre de physique, je te prends par la peau de ta poitrine, en accrochant mes griffes aux escarres de ta nuque teigneuse, et je te jette dans la Seine. Je ne prétends pas que, lorsque je ne te fais rien, tu te comportes sciemment d'une manière qui me soit nuisible. Là, je te permettrai de briller autant qu'il me sera agréable; là, tu me nargueras avec un sourire inextinguible; là, convaincue de l'incapacité de ton huile criminelle, tu l'urineras avec amertume." Après avoir parlé ainsi, Maldoror ne sort pas du temple, et reste les yeux fixés sur la lampe du saint lieu...Il croit voir une espèce de provocation, dans l'attitude de cette lampe, qui l'irrite au plus haut degré, par sa présence inopportune. Il se dit que, si quelque âme est renfermée dans cette lampe, elle est lâche de ne pas répondre, à une attaque loyale, par la sincérité. Il bat l'air de ses bras nerveux et souhaiterait que la lampe se transformât en homme; il lui ferait passer un mauvais quart d'heure, il se le promet. Mais, le moyen qu'une lampe se change en homme; ce n'est pas naturel. Il ne se résigne pas, et cherche, sur le parvis de la misérable pagode, un caillou plat, à tranchant effilé. Il le lance en l'air avec force...la chaîne est coupée, par le milieu, comme l'herbe par la faux, et l'instrument du culte tombe à terre, en répandant son huile sur les dalles... Il saisit la lampe pour la porter dehors, mais elle résiste et grandit. Il lui semble voir des ailes sur ses flancs, et la partie supérieure revêt la forme d'un buste d'ange. Le tout veut s'élever en l'air pour prendre son essor; mais il le retient d'une main ferme. Une lampe et un ange qui forment un même corps, voilà ce que l'on ne voit pas souvent. Il reconnaît la forme de la lampe; il reconnaît la forme de l'ange; mais, il ne peut pas les scinder dans son esprit; en effet, dans la réalité, elles sont collées l'une dans l'autre, et ne forment qu'un corps indépendant et libre; mais, lui croit que quelque nuage a voilé ses yeux, et lui a fait perdre un peu de l'excellence de sa vue. Néanmoins, il se prépare à la lutte avec courage, car son adversaire n'a pas peur. Les gens naïfs racontent, à ceux qui veulent les croire, que le portail sacré se referma de lui-même, en roulant sur ses gonds affligés, pour que personne ne pût assister à cette lutte impie, dont les péripéties allaient se dérouler dans l'enceinte du sanctuaire violé. L'homme au manteau, pendant qu'il reçoit des blessures cruelles avec un glaive invisible, s'efforce de rapprocher de sa bouche la figure de l'ange; il ne pense qu'à cela, et tous ses efforts se portent vers ce but. Celui-ci perd son énergie, et paraît pressentir sa destinée. Il ne lutte plus que faiblement, et l'on voit le moment où son adversaire pourra l'embrasser à son aise, si c'est ce qu'il veut faire. Eh bien, le moment est venu. Avec ses muscles, il étrangle la gorge de l'ange, qui ne peut plus respirer, et lui renverse le visage, en l'appuyant sur sa poitrine odieuse. Il est un instant touché du sort qui attend cet être céleste, dont il aurait volontiers fait son ami. Mais, il se dit que c'est l'envoyé du Seigneur, et il ne peut pas retenir son courroux. C'en est fait; quelque chose d'horrible va rentrer dans la cage du temps! Il se penche, et porte la langue, imbibée de salive, sur cette joue angélique, qui jette des regards suppliants. Il promène quelque temps sa langue sur cette joue. Oh!... voyez!; voyez donc!... la joue blanche et rose est devenue noire, comme un charbon! Elle exhale des miasmes putrides. C'est la gangrène; il n'est plus permis d'en douter. Le mal rongeur s'étend sur toute la figure, et de là, exerce sur ses furies sur les parties basses; bientôt, tout le corps n'est plus qu'une vaste plaie immonde. Lui-même, épouvanté (car, il ne croyait pas que sa langue contînt un poison d'une telle violence), il ramasse la lampe et s'enfuit de l'église. Une fois dehors, il aperçoit dans les airs une forme noirâtre, aux ailes brûlées, qui dirige péniblement son vol vers les régions du ciel. Ils se regardent tous les deux, pendant que l'ange monte vers les hauteurs sereines du bien, et que lui, Maldoror, au contraire, descend vers les abîmes vertigineux du mal... Quel regard! Tout ce que l'humanité a pensé depuis soixante siècles, et ce qu'elle pensera encore, pendant les siècles suivants, pourrait y contenir aisément, tant de choses se dirent-ils, dans cet adieu suprême! Mais, on comprend que c'étaient des pensées plus élevées que celles qui jaillissent de l'intelligence humaine; d'abord, à cause des deux personnages, et puis, à cause de la circonstance. Ce regard les noua d'une amitié éternelle. Il s'étonne que le Créateur puisse avoir des missionnaires d'une âme si noble. Un instant, il croit s'être trompé, et se demande s'il aurait dû suivre la route du mal, comme il l'a fait. Le trouble est passé; il persévère dans sa résolution; et il est glorieux, d'après lui, de vaincre tôt ou tard le Grand-Tout, afin de régner à sa place sur l'univers entier, et sur des légions d'anges aussi beaux. Celui-ci lui fait comprendre, sans parler, qu'il reprendra sa forme primitive, à mesure qu'il montera vers le ciel; laisse tomber une larme, qui rafraîchit le front de celui qui a donné la gangrène; et disparaît peu à peu, comme un vautour, en s'élevant au milieu des nuages. Le coupable regarde la lampe, cause de ce qui précède. Il court comme un insensé à travers les rues, se dirige vers la Seine, et lance la lampe par dessus le parapet. Elle tourbillonne, pendant quelques instants, et s'enfonce définitivement dans les eaux bourbeuses. Depuis ce jour, chaque soir, dès la tombée de la nuit, l'on voit une lampe brillante qui surgit et se maintient, gracieusement, sur la surface du fleuve, à la hauteur du pont Napoléon, en portant, au lieu d'anse, deux mignonnes ailes d'ange. Elle s'avance lentement, sur les eaux, passe sous les arches du pont de la Gare et du pont d'Austerlitz, et continue son sillage silencieux, sur la Seine, jusqu'au pont de l'Alma. Une fois en cet endroit, elle remonte avec facilité le cours de la rivière, et revient au bout de quatre heures à son point de départ. Ainsi de suite, pendant toute la nuit. Ses lueurs, blanches comme la lumière électrique, effacent les becs de gaz qui longent les deux rives, et, entre lesquels, elle s'avance comme une reine, solitaire, impénétrable, avec un sourire inextinguible, sans que son huile se répande avec amertume. Au commencement, les bateaux lui faisaient la chasse; mais, elle déjouait ces vains efforts, échappait à toutes les poursuites, en plongeant, comme une coquette, et reparaissait, plus loin, à une grande distance. Maintenant, les marins superstitieux, lorsqu'ils la voient, rament vers une direction opposée, et retiennent leurs chansons. Quand vous passez sur un pont, pendant la nuit, faites bien attention; vous êtes sûr de voir briller la lampe, ici ou là; mais, on dit qu'elle ne se montre pas à tout le monde. Quand il passe sur les ponts un être humain qui a quelque chose sur la conscience, elle éteint subitement ses reflets, et le passant, épouvanté, fouille en vain, d'un regard désespéré, la surface et le limon du fleuve. Il sait ce que cela signifie. Il voudrait croire qu'il a vu la céleste lueur; mais, il se dit que la lumière venait du devant des bateaux ou de la réflexion des becs de gaz; et il a raison... Il sait que, cette disparition, c'est lui qui en est la cause; et, plongé dans de tristes réflexions, il hâte le pas pour gagner sa demeure. Alors, la lampe au bec d'argent reparaît à la surface, et poursuit sa marche à travers des arabesques élégantes et capricieuses.
  
  
  
  *
  
   Écoutez les pensées de mon enfance, quand je me réveillais, humains, à la verge rouge: "Je viens de me réveiller; mais ma pensée est encore engourdie. Chaque matin, je ressens un poids dans ma tête. Il est rare que je trouve le repos dans la nuit; car, des rêves affreux me tourmentent, quand je parviens à m'endormir. Le jour, ma pensée se fatigue dans des méditations bizarres, pendant que mes yeux errent au hasard dans l'espace; et, la nuit, je ne peux pas dormir. Quand faut-il alors que je dorme? Cependant, la nature a besoin de réclamer ses droits. Comme je la dédaigne, elle rend ma figure pâle et fait luire mes yeux avec la flamme aigre de la fièvre. Au reste, je ne demanderais pas mieux que de ne pas épuiser mon esprit à réfléchir continuellement; mais, quand même je ne le voudrais pas, mes sentiments consternés m'entraînent invinciblement vers cette pente. Je me suis aperçu que les autres enfants sont comme moi; mais, ils sont plus pâles encore, et leurs sourcils sont froncés, comme ceux des hommes, nos frères aînés. O créateur de l'univers, je ne manquerai pas, ce matin, de t'offrir l'encens de ma prière enfantine. Quelquefois je l'oublie, et j'ai remarqué que, ces jours-là, je me sens plus heureux qu'à l'ordinaire; ma poitrine s'épanouit, libre de toute contrainte, et je respire, plus à l'aise, l'air embaumé des champs; tandis que, lorsque j'accomplis le pénible devoir, ordonné par mes parents, de t'adresser quotidiennement un cantique de louanges, accompagné de l'ennui inséparable que me cause sa laborieuse invention, alors, je suis triste et irrité, le reste de la journée, parce qu'il ne me semble pas logique et naturel de dire ce que je ne pense pas, et je recherche le recul des immenses solitudes. Si je leur demande l'explication de cet état étrange de mon âme, elles ne me répondent pas. Je voudrais t'aimer et t'adorer; mais, tu es trop puissant, et il y a de la crainte, dans mes hymnes. Si, par une seule manifestation de ta pensée, tu peux détruire ou créer des mondes, mes faibles prières ne te seront pas utiles; si, quand il te plaît, tu envoies le choléra ravager les cités, ou la mort emporter dans ses serres, sans aucune distinction, les quatre âges de la vie, je ne veux pas me lier avec un ami si redoutable. Non pas que la haine conduise le fil de mes raisonnements; mais, j'ai peur, au contraire, de ta propre haine, qui, par un ordre capricieux, peut sortir de ton coeur et devenir immense, comme l'envergure du condor des Andes. Tes amusements équivoques ne sont pas à ma portée, et j'en serais probablement la première victime. Tu es le Tout-Puissant; je ne te conteste pas ce titre, puisque, toi seul, as le droit de le porter, et que tes désirs, aux conséquences funestes ou heureuses, n'ont de terme que toi-même. Voilà précisément pourquoi il me serait douloureux de marcher à côté de ta cruelle tunique de saphir, non pas comme ton esclave, mais pouvant l'être d'un moment à l'autre. Il est vrai que, lorsque tu descends en toi-même, pour scruter ta conduite souveraine, si le fantôme d'une injustice passée, commise envers cette malheureuse humanité, qui t'a toujours obéi, comme ton ami le plus fidèle, dresse, devant toi, les vertèbres immobiles d'une épine dorsale vengeresse, ton oeil hagard laisse tomber la larme épouvantée du remords tardif, et qu'alors, les cheveux hérissés, tu crois, toi-même, prendre, sincèrement, la résolution de suspendre, à jamais, aux broussailles du néant, les jeux inconcevables de ton imagination de tigre, qui serait burlesque, si elle n'était pas lamentable; mais, je sais aussi que la conscience n'a pas fixé, dans tes os, comme une moelle tenace, le harpon de sa demeure éternelle, et que tu retombes assez souvent, toi et tes pensées, recouvertes de la lèpre noire de l'erreur, dans le lac funèbre des sombres malédictions. Je veux croire que celles-ci sont inconscientes (quoiqu'elles n'en renferment pas moins leur venin fatal), et que le mal et le bien, unis ensemble, se répandent en bonds impétueux de ta royale poitrine gangrenée, comme le torrent du rocher, par le charme secret d'une force aveugle; mais, rien ne m'en fournit la preuve. J'ai vu, trop souvent, tes dents immondes claquer de rage, et ton auguste face, recouverte de la mousse des temps, rougir, comme un charbon ardent, à cause de quelque futilité microscopique que les hommes avaient commise, pour pouvoir m'arrêter, plus longtemps, devant le poteau indicateur de cette hypothèse bonasse. Chaque jour, les mains jointes, j'élèverai vers toi les accents de mon humble prière, puisqu'il le faut; mais, je t'en supplie, que ta providence ne pense pas à moi; laisse-moi de côté, comme le vermisseau qui rampe sous la terre. Sache que je préférerais me nourrir avidement des plantes marines d'îles inconnues et sauvages, que les vagues tropicales entraînent, au milieu de ces parages, dans leur sein écumeux, que de savoir que tu m'observes, et que tu portes, dans ma conscience, ton scalpel qui ricane. Elle vient de te révéler la totalité de mes pensées, et j'espère que ta prudence applaudira facilement au bon sens dont elles gardent l'ineffaçable empreinte. À part ces réserves faites sur le genre de relations plus ou moins intimes que je dois garder avec toi, ma bouche est prête, à n'importe quelle heure du jour, à exhaler, comme un souffle artificiel, le flot de mensonges que ta gloriole exige sévèrement de chaque humain, dès que l'aurore s'élève bleuâtre, cherchant la lumière dans les replis de satin du crépuscule, comme, moi, je recherche la bonté, excité par l'amour du bien. Mes années ne sont pas nombreuses, et, cependant, je sens déjà que la bonté n'est qu'un assemblage de syllabes sonores; je ne l'ai trouvée nulle part. Tu laisses trop percer ton caractère; il faudrait le cacher avec plus d'adresse. Au reste, peut-être que je me trompe et que tu fais exprès; car, tu sais mieux qu'un autre comment tu dois te conduire. Les hommes, eux, mettent leur gloire à t'imiter; c'est pourquoi la bonté sainte ne reconnaît pas son tabernacle dans leurs yeux farouches: tel père, tel fils. Quoi qu'on doive penser de ton intelligence, je n'en parle que comme un critique impartial. Je ne demande pas mieux que d'avoir été induit en erreur. Je ne désire pas te montrer la haine que je te porte et que je couve avec amour, comme une fille chérie; car, il vaut mieux la cacher à tes yeux et prendre seulement, devant toi, l'aspect d'un censeur sévère, chargé de contrôler tes actes impurs. Tu cesseras ainsi tout commerce actif avec elle, tu l'oublieras et tu détruiras complètement cette punaise avide qui ronge ton foie. Je préfère plutôt te faire entendre des paroles de rêverie et de douceur... Oui, c'est toi qui as créé le monde et tout ce qu'il renferme. Tu es parfait. Aucune vertu ne te manque. Tu es très puissant, chacun le sait. Que l'univers entier entonne à chaque heure du temps, ton cantique éternel! Les oiseaux te bénissent, en prenant leur essor dans la campagne. Les étoiles t'appartiennent... Ainsi soit-il!" Après ces commencements, étonnez-vous de me trouver tel que je suis!
  
  
  
  *
  
   Je cherchais une âme qui me ressemblât, et je ne pouvais pas la trouver. Je fouillais tous les recoins de la terre; ma persévérance était inutile. Cependant, je ne pouvais pas rester seul. Il fallait quelqu'un qui approuvât mon caractère; il fallait quelqu'un qui eût les mêmes idées que moi. C'était le matin; le soleil se leva à l'horizon, dans toute sa magnificence, et voilà qu'à mes yeux se lève aussi un jeune homme, dont la présence engendrait les fleurs sur son passage. Il s'approcha de moi, et, me tendant la main: "Je suis venu vers toi, toi, qui me cherches. Bénissons ce jour heureux." Mais, moi: "Va-t'en; je ne t'ai pas appelé: je n'ai pas besoin de ton amitié..." C'était le soir; la nuit commençait à étendre la noirceur de son voile sur la nature. Une belle femme, que je ne faisais que distinguer, étendait aussi sur moi son influence enchanteresse, et me regardait avec compassion; cependant, elle n'osait me parler. Je dis: "Approche-toi de moi, afin que je distingue nettement les traits de ton visage; car, la lumière des étoiles n'est pas assez forte, pour les éclairer à cette distance." Alors, avec une démarche modeste, et les yeux baissés, elle foula l'herbe du gazon, en se dirigeant de mon côté. Dès que je la vis: "Je vois que la bonté et la justice ont fait résidence dans ton coeur: nous ne pourrions pas vivre ensemble. Maintenant, tu admires ma beauté, qui bouleversé plus d'une; mais, tôt ou tard, tu te repentirais de m'avoir consacré ton amour; car, tu ne connais pas mon âme. Non que je te sois jamais infidèle: celle qui se livre à moi avec tant d'abandon et de confiance, avec autant de confiance et d'abandon, je me livre à elle; mais, mets-le dans ta tête, pour ne jamais l'oublier: les loups et les agneaux ne se regardent pas avec des yeux doux." Que me fallait-il donc, à moi, qui rejetais, avec tant de dégoût, ce qu'il y avait de plus beau dans l'humanité! ce qu'il me fallait, je n'aurais pas su le dire. Je n'étais pas encore habitué à me rendre un compte rigoureux des phénomènes de mon esprit, au moyen des méthodes que recommande la philosophie. Un navire venait de mettre toutes voiles pour s'éloigner de ce parage: un point imperceptible venait de paraître à l'horizon, et s'approchait peu à peu, poussé par la rafale, en grandissant avec rapidité. La tempête allait commencer ses attaques, et déjà le ciel s'obscurcissait, en devenant d'un noir presque aussi hideux que le coeur de l'homme. Le navire, qui était un grand vaisseau de guerre, venait de jeter toutes ses ancres, pour ne pas être balayé sur les rochers de la côte. Le vent sifflait avec fureur des quatre points cardinaux, et mettait les voiles en charpie. Les coups de tonnerre éclataient au milieu des éclairs, et ne pouvaient surpasser le bruit des lamentations qui s'entendaient sur la maison sans bases, sépulcre mouvant. Le roulis de ces masses aqueuses n'était pas parvenu à rompre les chaînes des ancres; mais, leurs secousses avaient entr'ouvert une voie d'eau, sur les flancs du navire. Brèche énorme; car, les pompes ne suffisent pas à rejeter les paquets d'eau salée qui viennent, en écumant, s'abattre sur le pont, comme des montagnes. Les navire en détresse tire des coups de canon d'alarme; mais, il sombre avec lenteur... avec majesté. Celui qui n'a pas vu un vaisseau sombrer au milieu de l'ouragan, de l'intermittence des éclairs et de l'obscurité la plus profonde, pendant que ceux qu'il contient sont accablés de ce désespoir que vous savez, celui-là ne connaît pas les accidents de la vie. Enfin, il s'échappe un cri universel de douleur d'entre les flancs du vaisseau, tandis que la mer redouble ses attaques redoutables. C'est le cri qu'a fait pousser l'abandon des forces humaines. Chacun s'enveloppe dans le manteau de la résignation, et remet son sort entre les mains de Dieu. On s'accule comme un troupeau de moutons. Le navire en détresse tire des coups de canon d'alarme; mais, il sombre avec lenteur... avec majesté. Ils ont fait jouer les pompes pendant tout le jour. Efforts inutiles. La nuit est venue, épaisse, implacable, pour mettre le comble à ce spectacle gracieux. Chacun se dit qu'une fois dans l'eau, il ne pourra plus respirer; car, d'aussi loin qu'il fait revenir sa mémoire, il ne se reconnaît aucun poisson pour ancêtre; mais, il s'exhorte à retenir son souffle le plus longtemps possible, afin de prolonger sa vie de deux ou trois secondes; c'est là l'ironie vengeresse qu'il veut adresser à la mort... Le navire en détresse tire des coups de canon d'alarme; mais, il sombre avec lenteur... avec majesté. Il ne sait pas que le vaisseau, en s'enfonçant, occasionne une puissante circonvolution des houles autour d'elles-mêmes; que ce limon bourbeux s'est mêlé aux eaux troublées, et qu'une force qui vient de dessous, contre-coup de la tempête qui exerce ses ravages en haut, imprime à l'élément des mouvements saccadés et nerveux. Ainsi, malgré la provision de sang-froid qu'il ramasse d'avance, le futur noyé, après réflexion plus ample, devra se sentir heureux, s'il prolonge sa vie, dans les tourbillons de l'abîme, de la moitié d'une respiration ordinaire, afin de faire bonne mesure. Il lui sera donc impossible de narguer la mort, son suprême voeu. Le navire en détresse tire des coups de canon d'alarme; mais, il sombre avec lenteur...avec majesté. C'est une erreur. Il ne tire plus des coups de canon, il ne sombre pas. La coquille de noix s'est engouffrée complètement. O ciel! comment peut-on vivre, après avoir éprouvé tant de voluptés! Il venait de m'être donné d'être témoin des agonies de mort de plusieurs de mes semblables. Minute par minute, je suivais les péripéties de leurs angoisses. Tantôt, le beuglement de quelque vieille, devenue folle de peur, faisait prime sur le marché. Tantôt, le seul glapissement d'un enfant en mamelles empêchait d'entendre le commandement des manoeuvres. Le vaisseau était trop loin pour percevoir distinctement les gémissements que m'apportait la rafale; mais, je les rapprochais par la volonté, et l'illusion d'optique était complète. Chaque quart d'heure, quand un coup de vent, plus fort que les autres, rendant ses accents lugubres à travers le cri des pétrels effarés, disloquait le navire dans un craquement longitudinal, et augmentait les plaintes de ceux qui allaient être offerts en holocauste à la mort, je m'enfonçais dans la joue la pointe aiguë d'un fer, et je pensais secrètement: "Ils souffrent davantage!" J'avais, au moins, ainsi, un terme de comparaison. Du rivage, je les apostrophais, en leur lançant des imprécations et des menaces. Il me semble qu'ils devaient m'entendre! Il me semblait que ma haine et mes paroles, franchissant la distance, anéantissaient les lois physiques du son, et parvenaient, distinctes, à leurs oreilles, assourdies par les mugissements de l'océan en courroux! Il me semblait qu'ils devaient penser à moi, et exhaler leur vengeance en impuissante rage! De temps à autre, je jetais les yeux vers les cités, endormies sur la terre ferme; et, voyant que personne ne se doutait qu'un vaisseau allait sombrer, à quelques milles du rivage, avec une couronne d'oiseaux de proie, je reprenais courage, et l'espérance me revenait: j'étais donc sûr de leur perte! Ils ne pouvaient échapper! Par surcroît de précaution, j'avais été chercher mon fusil à deux coups, afin que, si quelque naufragé était tenté d'aborder les rochers à la nage, pour échapper à une mort imminente, une balle sur l'épaule lui fracassât le bras, et l'empêchait d'accomplir son dessein. Au moment le plus furieux de la tempête, je vis, surnageant sur les eaux, avec des efforts désespérés, une tête énergique, aux cheveux hérissés. Il avalait des litres d'eau, et s'enfonçait dans l'abîme, ballotté comme un liège. Mais, bientôt, il apparaissait de nouveau, les cheveux ruisselants; et, fixant l'oeil sur le rivage, il semblait défier la mort. Il était admirable de sang-froid. Une large blessure sanglante, occasionnée par quelque pointe d'écueil caché, balafrait son visage intrépide et noble. Il ne devait pas avoir plus de seize ans; car, à peine, à travers les éclairs qui illuminaient la nuit, le duvet de la pêche s'apercevait sur sa lèvre. Et, maintenant, il n'était plus qu'à deux cents mètres de la falaise; et je le dévisageais facilement. Quel courage! Quel esprit indomptable! Comme la fixité de sa tête semblait narguer le destin, tout en fendant avec vigueur l'onde, dont les sillons s'ouvraient difficilement devant lui!...Je l'avais décidé d'avance. Je me devais à moi-même de tenir ma promesse: l'heure dernière avait sonné pour tous, aucun ne devait en échapper. Voilà ma résolution; rien ne la changerait... Un son sec s'entendit, et la tête aussitôt s'enfonça, pour ne plus reparaître. Je ne pris pas à ce meurtre autant de plaisir qu'on pourrait le croire; et, c'était, précisément, parce que j'étais rassasié de toujours tuer, que je le faisais dorénavant par simple habitude, dont on ne peut se passer, mais, qui ne procure qu'une jouissance légère. Le sens est émoussé, endurci. Quelle volupté ressentir à la mort de cet être humain, quand il y en avait plus d'une centaine, qui allaient s'offrir à moi, en spectacle, dans leur lute dernière contre les flots, une fois le navire submergé? À cette mort, je n'avais même pas l'attrait du danger; car, la justice humaine, bercée par l'ouragan de cette nuit affreuse, sommeillait dans les maisons, à quelques pas de moi. Aujourd'hui que les années pèsent sur mon corps, je le dis avec sincérité, comme une vérité suprême et solennelle: je n'étais pas aussi cruel qu'on l'a raconté ensuite, parmi les hommes; mais, des fois, leur méchanceté exerçait ses ravages persévérants pendant des années entières. Alors, je ne connaissais plus de borne à ma fureur; il me prenait des accès de cruauté, et je devenais terrible pour celui qui s'approchait de mes yeux hagards, si toutefois il appartenait à ma race. Si c'était un cheval ou un chien, je le laissais passer: avez-vous entendu ce que je viens de dire? Malheureusement, la nuit de cette tempête, j'étais dans un de ces accès, ma raison s'était envolée (car, ordinairement, j'étais aussi cruel, mais, plus prudent); et tout ce qui tomberait, cette fois-là, entre mes mains, devait périr; je ne prétends pas m'excuser de mes torts. La faute n'en est pas toute à mes semblables. Je ne fais que constater ce qui est, en attendant le jugement dernier qui me fait gratter la nuque d'avance... Que m'importe le jugement dernier! Ma raison ne s'envole jamais, comme je le disais pour vous tromper. Et, quand je commets un crime, je sais ce que je fais: je ne voulais pas faire autre chose! Debout sur le rocher, pendant que l'ouragan fouettait mes cheveux et mon manteau, j'épiais dans l'extase cette force de la tempête, s'acharnant sur un navire, sous un ciel sans étoiles. Je suivis, dans une attitude triomphante, toutes les péripéties de ce drame, depuis l'instant où le vaisseau jeta ses ancres, jusqu'au moment où il s'engloutit, habit fatal qui entraîna, dans les boyaux de la mer, ceux qui s'en étaient revêtus comme d'un manteau. Mais, l'instant s'approchait, où j'allais, moi-même, me mêler comme acteur à ces scènes de la nature bouleversée. Quand la place où le vaisseau avait soutenu le combat montra clairement que celui-ci avait été passer le reste de ses jours au rez-de-chaussée de la mer, alors, ceux qui avaient été emportés avec les flots reparurent en partie à la surface. Ils se prirent à bras-le-corps, deux par deux, trois par trois; c'était le moyen de ne pas sauver leur vie; car, leurs mouvements devenaient embarrassés, et ils coulaient bas comme des cruches percées... Quelle est l'armée de monstres marins qui fend les flots avec vitesse? Ils sont six; leurs nageoires sont vigoureuses, et s'ouvrent un passage, à travers les vagues soulevées. De tous ces êtres humains, qui remuent les quatre membres dans ce continent peu ferme, les requins ne font bientôt plus qu'une omelette sans oeufs, et se la partagent, selon la loi du plus fort. Le sang se mêle aux eaux, et les eaux se mêlent au sang. Leurs yeux féroces éclairent la scène du carnage... Mais, quel est encore ce tumulte des eaux, là-bas, à l'horizon. On dirait une trombe qui s'approche. Quels coups de rame! J'aperçois ce que c'est. Une énorme femelle de requin vient prendre part au pâté de foie de canard, et manger du bouilli froid. Elle est furieuse, car, elle arrive affamée. Une lutte s'engage entre elle et les requins, pour se disputer les quelques membres palpitants qui flottent par-ci, par là, sans rien dire, sur la surface de crème rouge. À droite, à gauche, elle lance des coups de dents qui engendrent des blessures mortelles. Mais, trois requins vivants l'entourent encore, et elle est obligée de tournée en tous sens, pour déjouer leurs manoeuvres. Avec une émotion croissante, inconnue jusqu'alors, le spectateur, placé sur le rivage, suit cette bataille navale d'un nouveau genre. Il a les yeux fixés sur cette courageuse femelle de requin, aux dents si fortes. Il n'hésite plus, il épaule son fusil, et, avec son adresse habituelle, il loge sa deuxième balle dans l'ouïe d'un des requins, au moment où il se montrait au-dessus d'une vague. Restent deux requins qui n'en témoignent qu'un acharnement plus grand. Du haut du rocher, l'homme à la salive saumâtre, se jette à la mer, et nage vers le tapis agréablement coloré, en tenant à la main ce couteau d'acier qui ne l'abandonne jamais. Désormais, chaque requin a affaire à un ennemi. Il s'avance vers son adversaire fatigué, et, prenant son temps, lui enfonce dans le ventre sa lame aiguë. La citadelle mobile se débarrasse facilement du dernier adversaire... Se trouvent en présence le nageur et la femelle du requin, sauvée par lui. Il se regardèrent entre les yeux pendant quelques minutes; et chacun s'étonna de trouver tant de férocité dans les regards de l'autre. Ils tournent en rond en nageant, ne se perdent pas de vue, et se disent à part soi: "Je me suis trompé jusqu'ici; en voilà un qui est plus méchant." Alors, d'un commun accord, entre deux eaux, ils glissèrent l'un vers l'autre, avec une admiration mutuelle, la femelle de requin écartant l'eau de ses nageoires, Maldoror battant l'onde avec ses bras; et retinrent leur souffle, dans une vénération profonde, chacun désireux de contempler, pour la première fois, son portrait vivant. Arrivés à trois mètres de distance, sans faire aucun effort, ils tombèrent brusquement l'un contre l'autre, comme deux aimants, et s'embrassèrent avec dignité et reconnaissance, dans une étreinte aussi tendre que celle d'un frère ou d'une soeur. Les désirs charnels suivirent de près cette démonstration d'amitié. Deux cuisses nerveuses se collèrent étroitement à la peau visqueuse du monstre, comme deux sangsues; et, les bras et les nageoires entrelacés autour du corps de l'objet aimé qu'ils entouraient avec amour, tandis que leurs gorges et leurs poitrines ne faisaient bientôt plus qu'une masse glauque aux exhalaisons de goémon; au milieu de la tempête qui continuait de sévir; à la lueur des éclairs; ayant pour lit d'hyménée la vague écumeuse, emportés par un courant sous-marin comme dans un berceau, et roulant, sur eux-mêmes, vers les profondeurs inconnues de l'abîme, ils se réunirent dans un accouplement long, chaste et hideux!... Enfin, je venais de trouver quelqu'un qui me ressemblât!... Désormais, je n'étais plus seul dans la vie!... Elle avait les mêmes idées que moi!... J'étais en face de mon premier amour!
  
  
  
  *
  
   La Seine entraîne un corps humain. Dans ces circonstances, elle prend des allures solennelles. Le cadavre gonflé se soutient sur les eaux; il disparaît sous l'arche d'un pont; mais, plus loin, on le voit apparaître de nouveau, tournant lentement sur lui-même, comme une roue de moulin, et s'enfonçant par intervalles. Un maître de bateau, à l'aide d'une perche, l'accroche au passage, et le ramène à terre. Avant de transporter le corps à la Morgue, on le laisse quelque temps sur la berge, pour le ramener à la vie. La foule compacte se rassemble autour du corps. Ceux qui ne peuvent pas voir, parce qu'ils sont derrière, poussent, tant qu'ils peuvent, ceux qui sont devant. Chacun se dit: "Ce n'est pas moi qui me serais noyé." On plaint le jeune homme qui s'est suicidé; on l'admire; mais, on ne l'imite pas. Et, cependant, lui, a trouvé très naturel de se donner la mort, ne jugeant rien sur la terre capable de le contenter, et aspirant plus haut. Sa figure est distinguée, et ses habits sont riches. A-t-il encore dix-sept ans? C'est mourir jeune! La foule paralysée continue de jeter sur lui ses yeux immobiles... il se fait nuit. Chacun se retire silencieusement. Aucun n'ose renverser le noyé, pour lui faire rejeter l'eau qui remplit son corps. On a craint de passer pour sensible, et aucun n'a bougé, retranché dans le col de sa chemise. L'un s'en va, en sifflotant aigrement une tyrolienne absurde; l'autre fait claquer ses doigts comme des castagnettes... Harcelé par sa pensée sombre, Maldoror, sur son cheval, passe près de cet endroit, avec la vitesse de l'éclair. Il aperçoit le noyé; cela suffit. Aussitôt, il a arrêté son coursier, et est descendu de l'étrier. Il soulève le jeune homme sans dégoût, et lui fait rejeter l'eau avec abondance. À la pensée que ce corps inerte pourrait revivre sous sa main, il sens son coeur bondir, sous cette impression excellente, et redouble de courage. Vains efforts! Vains efforts, ai-je dit, et c'est vrai. Le cadavre reste inerte, et se laisse tourner en tous sens. Il frotte les tempes; il frictionne ce membre-ci, ce membre-là; il souffle pendant une heure, dans la bouche, en pressant ses lèvres contre les lèvres de l'inconnu. Il lui semble enfin sentir sous sa main, appliquée contre la poitrine, un léger battement. Le noyé vit! À ce moment suprême, on put remarquer que plusieurs rides disparurent du front du cavalier, et le rajeunirent de dix ans. Mais, hélas! les rides reviendront, peut-être demain, peut-être aussitôt qu'il se sera éloigné des bords de la Seine. En attendant, le noyé ouvre des yeux ternes, et, par un sourire blafard, remercie son bienfaiteur; mais, il est faible encore, et ne peut faire aucun mouvement. Sauver la vie à quelqu'un, que c'est beau! Et comme cette action rachète de fautes! L'homme aux lèvres de bronze, occupé jusque là à l'arracher de la mort, regarde le jeune homme avec plus d'attention, et ses traits ne lui paraissent pas inconnus. Il se dit qu'entre l'asphyxié, aux cheveux blonds, et Holzer, il n'y a pas beaucoup de différence. Les voyez-vous comme ils s'embrassent avec effusion! N'importe! L'homme à la prunelle de jaspe tient à conserver l'apparence d'un rôle sévère. Sans rien dire, il prend son ami qu'il met en croupe, et le coursier s'éloigne au galop. O toi, Holzer, qui te croyais si raisonnable et si fort, n'as-tu pas vu, par ton exemple même, comme il est difficile, dans un accès de désespoir, de conserver le sang-froid dont tu te vantes. J'espère que tu ne me causeras plus un pareil chagrin, et moi, de mon côté, je t'ai promis de ne jamais attenter à ma vie.
  
  
  
  *
  
   Il y a des heures dans la vie où l'homme, à la chevelure pouilleuse, jette, l'oeil fixe, des regards fauves sur les membranes vertes de l'espace; car, il lui semble entendre, devant lui, les ironiques huées d'un fantôme. Il chancelle et courbe la tête: ce qu'il a entendu, c'est la voix de la conscience. Alors, il s'élance de la maison, avec la vitesse d'un fou, prend la première direction qui s'offre à sa stupeur, et dévore les plaines rugueuses de la campagne. Mais, le fantôme jaune ne le perd pas de vue, et le poursuit avec une égale vitesse. Quelquefois, dans une nuit d'orage, pendant que des légions de poulpes ailés, ressemblant de loin à des corbeaux, planent au-dessus des nuages, en se dirigeant d'une rame raide vers les cités des humains, avec la mission de les avertir de changer de conduite, le caillou, à l'oeil sombre voit deux êtres passer à la lueur de l'éclair, l'un derrière l'autre; et, essuyant une furtive larme de compassion, qui coule de sa paupière glacée, il s'écrie: "Certes, il le mérite; et ce n'est que justice." Après avoir dit cela, il se replace dans son attitude farouche, et continue de regarder, avec un tremblement nerveux, la chasse à l'homme, et les grandes lèvres du vagin d'ombre, d'où découlent, sans cesse, comme un fleuve, d'immenses spermatozoïdes ténébreux qui prennent leur essor dans l'éther lugubre, en cachant, avec le vaste déploiement de leurs ailes de chauve-souris, la nature entière, et les légions solitaires de poulpes, devenues mornes à l'aspect de ces fulgurations sourdes et inexprimables. Mais, pendant ce temps, le steeple-chase continue entre les deux infatigables coureurs, et le fantôme lance par sa bouche des torrents de feu sur le dos calciné de l'antilope humain. Si, dans l'accomplissement de ce devoir, il rencontre en chemin la pitié qui veut lui barrer le passage, il cède avec répugnance à ses supplications, et laisse l'homme s'échapper. Le fantôme fait claquer sa langue, comme pour se dire à lui-même qu'il va cesser la poursuite, et retourne vers son chenil, jusqu'à nouvel ordre. Sa voix de condamné s'entend jusque dans les couches les plus lointaines de l'espace; et, lorsque son hurlement épouvantable pénètre dans le coeur humain, celui-ci préférerait avoir, dit-on, la mort pour mère que le remords pour fils. Il enfonce la tête jusqu'aux épaules dans les complications terreuses d'un trou; mais, la conscience volatilise cette ruse d'autruche. L'excavation s'évapore, goutte d'éther; la lumière apparaît, avec son cortège de rayons, comme un vol de courlis qui s'abat sur les lavandes; et l'homme se retrouve en face de lui-même, les yeux ouverts et blêmes. Je l'ai vu se diriger du côté de la mer, monter sur un promontoire déchiqueté et battu par le sourcil de l'écume; et, comme une flèche, se précipiter dans les vagues. Voici le miracle: le cadavre reparaissait, le lendemain, sur la surface de l'océan, qui reportait au rivage cette épave de chair. L'homme se dégageait du moule que son corps avait creusé dans le sable, exprimait l'eau de ses cheveux mouillés, et, reprenait, le front muet et penché, le chemin de la vie. La conscience juge sévèrement nos pensées et nos actes les plus secrets, et ne se trompe pas. Comme elle souvent impuissante à prévenir le mal, elle ne cesse de traquer l'homme comme un renard, surtout pendant l'obscurité. Des yeux vengeurs, que la science ignorante appelle météores, répandent une flamme livide, passent en roulant sur eux-mêmes, et articulent des paroles de mystère... qu'il comprend! Alors, son chevet est broyé par les secousses de son corps, accablé sous le poids de l'insomnie, et il entend la sinistre respiration des rumeurs vagues de la nuit. L'ange du sommeil, lui-même, mortellement atteint au front d'une pierre inconnue, abandonne sa tâche, et remonte vers les cieux. Eh bien, je me présente pour défendre l'homme, cette fois; moi, le contempleur de toutes les vertus; moi, celui que n'a pas pu oublier le Créateur, depuis le jour glorieux où, renversant de leur socle les annales du ciel, où, par je ne sais quel potage infâme, étaient consignés sa puissance et son éternité, j'appliquai mes quatre cents ventouses sur le dessous de son aisselle, et lui fis pousser des cris terribles... Ils se changèrent en vipères, en sortant par sa bouche, et allèrent se cacher dans les broussailles, les murailles en ruine, aux aguets le jour, aux aguets la nuit. Ces cris, devenus rampants, et doués d'anneaux innombrables, avec une tête petite et aplatie, des yeux perfides, ont juré d'être en arrêt devant l'innocence humaine; et, quand celle-ci se promène dans les enchevêtrements des maquis, ou au revers des talus ou sur les sables des dunes, elle ne tarde pas à changer d'idée. Si, cependant, il en est temps encore; car, des fois, l'homme aperçoit le poison s'introduire dans les veines de sa jambe, par une morsure presque imperceptible, avait qu'il ait eu le temps de rebrousser chemin, et de gagner le large. C'est ainsi que le Créateur, conservant un sang-froid admirable, jusque dans les souffrances les plus atroces, sait retirer, de leur propre sein, des germes nuisibles aux habitants de la terre. Quel ne fut pas son étonnement, quand il vit Maldoror, changé en poulpe, avancer contre son corps ses huit pattes monstrueuses, dont chacune, lanière solide, aurait pu embrasser facilement la circonférence d'une planète. Pris au dépourvu, il se débattit, quelques instants, contre cette étreinte visqueuse, qui se resserrait de plus en plus... je craignais quelque mauvais coup de sa part; après m'être nourri abondamment de ce sang sacré, je me détachai brusquement de son corps majestueux, et je me cachai dans une caverne qui, depuis lors, resta ma demeure. Après des recherches infructueuses, il ne put m'y trouver. Il y a longtemps de ça; mais, je crois que maintenant il sait où est ma demeure; il se garde d'y rentrer; nous vivons, tous les deux, comme deux monarques voisins, qui connaissent leurs forces respectives, ne peuvent se vaincre l'un l'autre, et sont fatigués des batailles inutiles du passé. Il me craint, et je le crains; chacun, sans être vaincu, a éprouvé les rudes coups de son adversaire, et nous en restons là. Cependant, je suis prêt à recommencer la lutte, quand il le voudra. Mais, qu'il n'attende pas quelque moment favorable à ses desseins cachés. Je me tiendrai toujours sur mes gardes, en ayant l'oeil sur lui. Qu'il n'envoie plus sur la terre la conscience et ses tortures. J'ai enseigné aux hommes les armes avec lesquelles on peut la combattre avec avantage. Ils ne sont pas encore familiarisés avec elle; mais, tu sais que, pour moi, elle est comme la paille qu'emporte le vent. J'en fais autant de cas. Si je voulais profiter de l'occasion, qui se présente, de subtiliser ces discussions poétiques, j'ajouterais que je fais même plus de cas de la paille que de la conscience; car, la paille est utile pour le boeuf qui la rumine, tandis que la conscience ne sait montrer que ses griffes d'acier. Elles subirent un pénible échec, le jour où elles se placèrent devant moi. Comme la conscience avait été envoyée par le Créateur, je crus convenable de ne pas me laisser barrer le passage par elle. Si elle s'était présentée avec la modestie et l'humilité propres à son rang, et dont elle n'aurait jamais dû se départir, je l'aurais écoutée. Je n'aimais pas son orgueil. J'étendis une main, et sous mes doigts broyai les griffes; elles tombèrent en poussière, sous la pression croissante de ce mortier de nouvelle espèce. J'étendis l'autre main, et lui arrachai la tête. Je chassai ensuite, hors de ma maison, cette femme, à coups de fouet, et je ne la revis plus. J'ai gardé sa tête en souvenir de ma victoire... Une tête à la main, dont je rongeais le crâne, je me suis tenu sur un pied, comme le héron, au bord du précipice creusé dans les flancs de la montagne. On m'a vu descendre dans la vallée, pendant que la peau de ma poitrine était calme, comme le couvercle d'une tombe! Une tête à la main, dont je rongeais le crâne, j'ai nagé dans les gouffres les plus dangereux, longé les écueils mortels, et plongé plus bas que les courants, pour assister, comme un étranger, aux combats des monstres marins; je me suis écarté du rivage, jusqu'à le perdre de ma vue perçante; et, les crampes hideuses, avec leur magnétisme paralysant, rôdaient autour de mes membres, qui fendaient les vagues avec des mouvements robustes, sans oser approcher. On m'a vu revenir, sain et sauf, dans la plage, pendant que la peau de ma poitrine était immobile et calme, comme le couvercle d'une tombe! Une tête à la main, dont je rongeais le crâne, j'ai franchi les marches ascendantes d'une tour élevée. Je suis parvenu, les jambes lasses, sur la plate-forme vertigineuse. J'ai regardé la campagne, la mer; j'ai regardé le soleil, le firmament; repoussant du pied le granit qui ne recula pas, j'ai défié la mort et la vengeance divine par une huée suprême, et me suis précipité, comme un pavé, dans la bouche de l'espace. Les hommes entendirent le choc douloureux et retentissant qui résulta de la rencontre du sol avec la tête de la conscience, que j'avais abandonnée dans ma chute. On me vit descendre, avec la lenteur de l'oiseau, porté par un nuage invisible, et ramasser la tête, pour la forcer à être témoin d'un triple crime, que je devais commettre le jour même, pendant que la peau de ma poitrine était immobile et calme, comme le couvercle d'une tombe! Une tête à la main, dont je rongeais le crâne, je me suis dirigé vers l'endroit où s'élèvent les poteaux qui soutiennent la guillotine. J'ai placé la grâce suave des cous de trois jeunes filles sous le couperet. Exécuteur des hautes oeuvres, je lâchai le cordon avec l'expérience apparente d'une vie entière; et, le fer triangulaire, s'abattant obliquement, trancha trois idées qui me regardaient avec douceur. Je mis ensuite la mienne sous le rasoir pesant, et le bourreau prépara l'accomplissement de son devoir. Trois fois, le couperet redescendit entre les rainures avec une nouvelle vigueur; trois fois, ma carcasse matérielle, surtout au siège du cou, fut remuée jusqu'en ses fondements, comme lorsqu'on se figure en rêve être écrasé par une maison qui s'effondre. Le peuple stupéfait me laissa passer, pour m'écarter de la place funèbre; il m'a vu ouvrir avec mes coudes ses flots ondulatoires, et me remuer, plein de vie, avançant devant moi, la tête droite, pendant que la peau de ma poitrine était immobile et calme, comme le couvercle d'une tombe! J'avais dit que je voulais défendre l'homme, cette fois; mais je crains que mon apologie ne soit pas l'expression de la vérité; et, par conséquent, je préfère me taire. C'est avec reconnaissance que l'humanité applaudira à cette mesure!
  
  
  
  *
  
   Il est temps de serrer les freins à mon inspiration, et de m'arrêter, un instant, en route, comme quand on regarde le vagin d'une femme; il est bon d'examiner la carrière parcourue, et de s'élancer, ensuite, les membres reposés, d'un bond impétueux. Fournir une traite d'une seule haleine n'est pas facile; et les ailes se fatiguent beaucoup, dans un vol élevé, sans espérance et sans remords. Non... ne conduisons pas plus profondément la meute hagarde des pioches et des fouilles, à travers les mines explosives de ce chant impie! Le crocodile ne changera pas un mot au vomissement sorti de dessous son crâne. Tant pis, si quelque ombre furtive, excitée par le but louable de venger l'humanité, injustement attaquée par moi, ouvre subrepticement la porte de ma chambre, en frôlant la muraille, comme l'aile d'un goéland, et enfonce un poignard, dans les côtes du pilleur d'épaves célestes! Autant vaut que l'argile dissolve ses atomes, de cette manière autant qu'une autre.
  
  
  
  
  Fin du deuxième chant
  
  
  
  Chant troisième
  
  
   Rappelons les noms de ces êtres imaginaires, à la nature d'ange, que ma plume, pendant le deuxième chant, a tirés d'un cerveau, brillant d'une lueur émanée d'eux-mêmes. Ils meurent, dès leur naissance, comme ces étincelles dont l'oeil a de la peine à suivre l'effacement rapide, sur du papier brûlé. Léman!... Lohengrin!... Lombano!... Holzer!... un instant, vous apparûtes, recouverts des insignes de la jeunesse, à mon horizon charmé; mais, je vous ai laissés retomber dans le chaos, comme des cloches de plongeur. Vous n'en sortirez plus. Il me suffit que j'aie gardé votre souvenir; vous devez céder la place à d'autres substances, peut-être moins belles, qu'enfantera le débordement orageux d'un amour qui a résolu de ne pas apaiser sa soif auprès de la race humaine. Amour affamé, qui se dévorerait lui-même, s'il ne cherchait sa nourriture dans les fictions célestes: créant, à la longue, une pyramide de séraphins, plus nombreux que les insectes qui fourmillent dans une goutte d'eau, il les entrelacera dans une ellipse qu'il fera tourbillonner autour de lui. Pendant ce temps, le voyageur, arrêté contre l'aspect d'une cataracte, s'il relève le visage, verra, dans le lointain, un être humain, emporté vers la cave de l'enfer par une guirlande de camélias vivants! Mais... silence! l'image flottante du cinquième idéal se dessine lentement, comme les replis indécis d'une aurore boréale, sur le plan vaporeux de mon intelligence, et prend de plus en plus une consistance déterminée... Mario et moi nous longions la grève. Nos chevaux, le cou tendu, fendaient les membranes de l'espace, et arrachaient des étincelles aux galets de la plage. La bise, qui nous frappait en plein visage, s'engouffrait dans nos manteaux, et faisait voltiger en arrière les cheveux de nos têtes jumelles. La mouette, par ses cris et ses mouvements d'aile, s'efforçait en vain de nous avertir de la proximité possible de la tempête, et s'écriait: "Où s'en vont-ils, de ce galop insensé?" Nous ne disions rien; plongés dans la rêverie, nous nous laissions emporter sur les ailes de cette course furieuse; le pêcheur, nous voyant passer, rapides comme l'albatros, et croyant apercevoir, fuyant devant lui les deux frères mystérieux, comme on les avait ainsi appelés, parce qu'ils étaient toujours ensemble, s'empressait de faire le signe de la croix, et se cachait, avec son chien paralysé, sous quelque roche profonde. Les habitants de la côte avaient entendu raconter des choses étranges sur ces deux personnages, qui apparaissaient sur la terre, au milieu des nuages, aux grandes époques de calamité, quand une guerre affreuse menaçait de planter son harpon sur la poitrine de deux pays ennemis, ou que le choléra s'apprêtait à lancer, avec sa fronde, la pourriture et la mort dans des cités entières. Les plus vieux pilleurs d'épaves fronçaient le sourcil d'un air grave, affirmant que les deux fantômes, dont chacun avait remarqué la vaste envergure des ailes noires, pendant les ouragans, au-dessus des bancs de sable et des écueils, étaient le génie de la terre et le génie de la mer, qui promenaient leur majesté, au milieu des airs, pendant les grandes révolutions de la nature, unis ensemble par une amitié éternelle, dont la rareté et la gloire ont enfanté l'étonnement du câble indéfini des générations. On disait que, volant côte à côte comme des condors des Andes, ils aimaient à planer, en cercles concentriques, parmi les couches d'atmosphère qui avoisinent le soleil; qu'ils se nourrissaient, dans ces parages, des plus pures essences de la lumière; mais, qu'ils ne se décidaient qu'avec peine à rabattre l'inclinaison de leur globe vertical, vers l'orbite épouvantée où tourne le globe en délire, habité par des esprits cruels qui se massacrent entre eux dans les champs où rugit la bataille (quand ils ne se tuent pas perfidement, en secret, dans le centre des villes, avec le poignard de la haine ou de l'ambition), et qui se nourrissent d'êtres pleins de vie comme eux et placés quelques degrés plus bas dans l'échelle des existences. Ou bien, quand ils prenaient la ferme résolution, afin d'exciter les hommes au repentir par les strophes de leurs prophéties, de nager, en se dirigeant à grandes brassées, vers les régions sidérales où une planète se mouvait au milieu des exhalaisons épaisses d'avarice, d'orgueil, d'imprécation et de ricanement qui se dégageaient, comme des vapeurs pestilentielles, de sa surface hideuse et paraissait petite comme une boule, étant presque invisible, à cause de la distance, ils ne manquaient pas de trouver des occasions où ils se repentaient amèrement de leur bienveillance, méconnue et conspuée, et allaient se cacher au fond des volcans, pour converser avec le feu vivace qui bouillonne dans les cuves des souterrains centraux, ou au fond de la mer, pour reposer agréablement leur vue désillusionnée sur les monstres les plus féroces de l'abîme, qui leur paraissaient des modèles de douceur, en comparaison des bâtards de l'humanité. La nuit venue, avec son obscurité propice, ils s'élançaient des cratères, à la crête de porphyre, des courants sous-marins et laissaient, bien loin derrière eux, le pot de chambre rocailleux où se démène l'anus constipé des kakatoès humains, jusqu'à ce qu'ils ne pussent plus distinguer la silhouette suspendue de la planète immonde. Alors, chagrinés de leur tentative infructueuse, au milieu des étoiles qui compatissaient à leur douleur et sous l'oeil de Dieu, s'embrassaient, en pleurant, l'ange de la terre et l'ange de la mer!... Mario et celui qui galopait auprès de lui n'ignoraient pas les bruits vagues et superstitieux que racontaient, dans les veillées, les pêcheurs de la côte, en chuchotant autour de l'âtre, portes et fenêtres fermées; pendant que le vent de la nuit, qui désire se réchauffer, fait entendre ses sifflements autour de la cabane de paille, et ébranle, par sa vigueur, ses frêles murailles, entourées à la base de fragments de coquillages, apportés par les replis mourants des vagues. Nous ne parlions pas. Que disent deux coeurs qui s'aiment? Rien. Mais nos yeux exprimaient tout. Je l'avertis de serrer davantage son manteau autour de lui, et lui me fait observer que mon cheval s'éloigne trop du sien: chacun prend autant d'intérêt à la vie de l'autre qu'à sa propre vie; nous ne rions pas. Il s'efforce de me sourire; mais, j'aperçois que son visage porte le poids des terribles impressions qu'y a gravées la réflexion, constamment penchée sur les sphynx qui déroutent, avec un oeil oblique, les grandes angoisses de l'intelligence des mortels. Voyant ses manoeuvres inutiles, il détourne les yeux, mord son frein terrestre avec la bave de la rage, et regarde l'horizon, qui s'enfuit à notre approche. À mon tour, je m'efforce de lui rappeler sa jeunesse dorée, qui ne demande qu'à s'avancer dans les palais des plaisirs, comme une reine; mais, il remarque que mes paroles sortent difficilement de ma bouche amaigrie, et que les années de mon propre printemps ont passé, tristes et glaciales, comme un rêve implacable qui promène, sur les tables des banquets, et sur les lits de satin, où sommeille la pâle prêtresse d'amour, payée avec les voluptés de l'or, les voluptés amères du désenchantement, les rides pestilentielles de la vieillesse, les effarements de la solitude et les flambeaux de la douleur. Voyant mes manoeuvres inutiles, je ne m'étonne pas de ne pas pouvoir le rendre heureux; le Tout-Puissant m'apparaît revêtu de ses instruments de torture, dans toute l'auréole resplendissante de son horreur; je détourne les yeux et regarde l'horizon qui s'enfuit à notre approche... Nos chevaux galopaient le long du rivage, comme s'ils fuyaient l'oeil humain... Mario est plus jeune que moi; l'humidité du temps et l'écume salée qui rejaillit jusqu'à nous amènent le contact du froid sur ses lèvres. Je lui dis: "Prends garde!... prends garde!... ferme tes lèvres, les unes contre les autres; ne vois-tu pas les griffes aiguës de la gerçure, qui sillonne ta peau de blessures cuisantes?" Il fixe mon front, et me réplique avec les mouvements de sa langue: "Oui, je les vois, ces griffes vertes; mais, je dérangerai pas la situation naturelle de ma bouche pour les faire fuir. Regarde, si je mens. Puisqu'il paraît que c'est la volonté de la Providence, je veux m'y conformer. Sa volonté aurait pu être meilleure." Et moi, je m'écriai: "J'admire cette vengeance noble." Je voulus m'arracher les cheveux; mais, il me le défendit avec un regard sévère, et je lui obéis avec respect. Il se faisait tard, et l'aigle regagnait son nid, creusé dans les anfractuosités de la roche. Il me dit: "Je vais te prêter mon manteau, pour te garantir du froid: je n'en ai pas besoin." Je lui répliquai: "Malheur à toi, si tu fais ce que tu dis. Je ne veux pas qu'un autre souffre à ma place, et surtout toi." Il ne répondit pas, parce que j'avais raison; mais, moi, je me mis à le consoler, à cause de l'accent trop impétueux de mes paroles...Nos chevaux galopaient le long du rivage, comme s'ils fuyaient l'oeil humain... Je relevai la tête, comme la proue d'un vaisseau soulevée par une vague énorme, et je lui dis: "Est-ce que tu pleures? Je te le demande, roi des neiges et des brouillards. Je ne vois pas des larmes sur ton visage beau comme la fleur du cactus, et tes paupières sont sèches, comme le lit du torrent; mais, je distingue, au fond de tes yeux, une cuve, pleine de sang, où bout ton innocence, mordue au cou par un scorpion de la grande espèce. Un vent violent s'abat sur le feu qui réchauffe la chaudière, et en répand les flammes obscures jusqu'en dehors de ton orbite sacrée. J'ai approché mes cheveux de ton front rosé, et j'ai senti une odeur de roussi, parce qu'ils se brûlèrent. Ferme tes yeux; car, sinon, ton visage, calciné comme la lave du volcan, tombera en cendres sur le creux de ma main." Et, lui, se retournait vers moi, sans faire attention aux rênes qu'il tenait dans la main, et me contemplait avec attendrissement, tandis que lentement il baissait et relevait ses paupières de lis, comme le flux et le reflux de la mer. Il voulut bien répondre à ma question audacieuse, et voici comme il le fit: "Ne fais pas attention à moi. De même que les vapeurs des fleuves rampent le long des flancs de la colline, et, une fois arrivées au sommet, s'élancent dans l'atmosphère, en formant des nuages; de même, tes inquiétudes sur mon compte se sont insensiblement accrues, sans motif raisonnable, et forment au-dessus de ton imagination, le corps trompeur d'un mirage désolé. Je t'assure qu'il n'y a pas de feu dans mes yeux, quoique j'y ressente la même impression que si mon crâne était plongé dans un casque de charbons ardents. Comment veux-tu que les chairs de mon innocence bouillent dans la cuve, puisque je n'entends que des cris très faibles et confus qui, pour moi, ne sont que les gémissements du vent qui passe au-dessus de nos têtes. Il est impossible qu'un scorpion ait fixé sa résidence et ses pinces aiguës au fond de mon orbite hachée; je crois plutôt que ce sont des tenailles vigoureuses qui broient les nerfs optiques. Cependant, je suis d'avis, avec toi, que le sang, qui remplit la cuve, a été extrait de mes veines par un bourreau invisible, pendant le sommeil de la dernière nuit. Je t'ai attendu longtemps, fils aimé de l'océan; et mes bras assoupis ont engagé un vain combat avec Celui qui s'était introduit dans le vestibule de ma maison... Oui, je sens que mon âme est cadenassée dans le verrou de mon corps, et qu'elle ne peut se dégager, pour fuir loin des rivages que frappe la mer humaine, et n'être plus témoin du spectacle de la meute livide des malheurs, poursuivant sans relâche, à travers les fondrières et les gouffres de l'abattement immense, les isards humains. Mais, je ne me plaindrai pas. J'ai reçu la vie comme une blessure, et j'ai défendu au suicide de guérir la cicatrice. Je veux que le Créateur en contemple, à chaque heure de son éternité, la crevasse béante. C'est le châtiment que je lui inflige. Nos courses ralentissent la vitesse de leurs pieds d'airain; leurs corps tremblent, comme le chasseur surpris par un troupeau de pécaris. Il ne faut pas qu'ils se mettent à écouter ce que nous disons. À force d'attention, leur intelligence grandirait, et ils pourraient peut-être nous comprendre. Malheur à eux; car, ils souffriraient davantage! En effet, ne pense qu'aux marcassins de l'humanité: le degré d'intelligence qui les sépare des autres êtres de la création ne semble-t-il pas ne leur être accordé qu'au prix irrémédiable de souffrances incalculables. Imite ton exemple, et que ton éperon d'argent s'enfonce dans les flancs de ton coursier..." Nos chevaux galopaient le long du rivage, comme s'ils fuyaient l'oeil humain.
  
  
  
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   Voici la folle qui passe en dansant, tandis qu'elle se rappelle vaguement quelque chose. Les enfants la poursuivent à coups de pierre, comme si c'était un merle. Elle brandit un bâton et fait mine de les poursuivre, puis reprend sa course. Elle a laissé un soulier en chemin, et ne s'en aperçoit pas. De longues pattes d'araignée circulent sur sa nuque; ce ne sont autre chose que ses cheveux. Son visage ne ressemble plus au visage humain, et elle lance des éclats de rire comme l'hyène. Elle laisse échapper des lambeaux de phrases dans lesquels, en les recousant, très peu trouveraient une signification claire. Sa robe, percée en plus d'un endroit, exécute des mouvements saccadés autour des jambes osseuses et pleines de boue. Elle va devant soi, comme la feuille du peuplier, emportée, elle, sa jeunesse, ses illusions et son bonheur passé, qu'elle revoit à travers les brumes d'une intelligence détruite, par le tourbillon des facultés inconscientes. Elle a perdu sa grâce et sa beauté primitives; sa démarche est ignoble, et son haleine respire l'eau-de-vie. Si les hommes étaient heureux sur cette terre, c'est alors qu'il faudrait s'étonner. La folle ne fait aucun reproche, elle est trop fière pour se plaindre, et mourra, sans avoir révélé son secret à ceux qui s'intéressent à elle, mais auxquels elle a défendu de ne jamais lui adresser la parole. Les enfants la poursuivent, à coups de pierre, comme si c'était un merle. Elle a laissé tomber de son sein un rouleau de papier. Un inconnu le ramasse, s'enferme chez lui toute la nuit, et lit le manuscrit, qui contenait ce qui suit: "Après bien des années stériles, la Providence m'envoya une fille. Pendant trois jours, je m'agenouillai dans les églises, et ne cessai de remercier le grand nom de Celui qui avait enfin exaucé mes voeux. Je nourrissais de mon propre lait celle qui était plus que ma vie, et que je voyais grandir rapidement, douée de toutes les qualités de l'âme et du corps. Elle me disait: "Je voudrais avoir une petite soeur pour m'amuser avec elle; recommande au bon Dieu de m'en envoyer une; et, pour le récompenser, j'entrelacerai, pour lui, une guirlande de violettes, de menthes et de géraniums." Pour toute réponse, je l'enlevais sur mon sein et l'embrassais avec amour. Elle savait déjà s'intéresser aux animaux, et me demandait pourquoi l'hirondelle se contente de raser de l'aile les chaumières humaines, sans oser y rentrer. Mais, moi, je mettais un doigt sur ma bouche, comme pour lui dire de garder le silence sur cette grave question, dont je ne voulais pas encore lui faire comprendre les éléments, afin de ne pas frapper, par une sensation excessive, son imagination enfantine; et, je m'empressais de détourner la conversation de ce sujet, pénible à traiter pour tout être appartenant à la race qui a étendu une domination injuste sur les autres animaux de la création. Quand elle me parlait des tombes du cimetière, en me disant qu'on respirait dans cette atmosphère les agréables parfums des cyprès et des immortelles, je me gardai de la contredire; mais, je lui disais que c'était la ville des oiseaux, que, là, ils chantaient depuis l'aurore jusqu'au crépuscule du soir, et que les tombes étaient leurs nids, où ils couchaient la nuit avec leur famille, en soulevant le marbre. Tous les mignons vêtements qui la couvraient, c'est moi qui les avais cousus, ainsi que les dentelles, aux mille arabesques, que je réservais pour le dimanche. L'hiver, elle avait sa place légitime autour de la grande cheminée; car elle se croyait une personne sérieuse, et, pendant l'été, la prairie reconnaissait la suave pression de ses pas, quand elle s'aventurait, avec son filet de soie, attaché au bout d'un jonc, après les colibris, pleins d'indépendance, et les papillons, aux zigzags agaçants. "Que fais-tu, petite vagabonde, quand la soupe t'attend depuis une heure, avec la cuillère qui s'impatiente?" Mais, elle s'écriait, en me sautant au cou, qu'elle n'y reviendrait plus. Le lendemain, quand elle s'échappait de nouveau, à travers les marguerites et les résédas; parmi les rayons du soleil et le vol tournoyant des insectes éphémères; ne connaissant que la coupe prismatique de la vie, pas encore le fiel; heureuse d'être plus grande que la mésange; se moquant de la fauvette, qui ne chante pas si bien que le rossignol; tirant sournoisement la langue au vilain corbeau, qui la regardait paternellement; et gracieuse comme un jeune chat. Je ne devais pas longtemps jouir de sa présence; le temps s'approchait, où elle devait, d'une manière inattendue, faire ses adieux aux enchantements de la vie, abandonnant pour toujours la compagnie des tourterelles, des gélinottes et des verdiers, les babillements de la tulipe et de l'anémone, les conseils des herbes du marécage, l'esprit incisif des grenouilles, et la fraîcheur des ruisseaux. On me raconta ce qui s'était passé; car, moi, je ne fus pas présente à l'événement qui eut pour conséquence la mort de ma fille. Si je l'avais été, j'aurais défendu cet ange au prix de mon sang... Maldoror passait avec son bouledogue; il voit une jeune fille qui dort à l'ombre d'un platane, et il la prit d'abord pour une rose. On ne peut dire qui s'éleva le plus tôt dans son esprit, ou la vue de cette enfant, ou la résolution qui en fut la suite. Il se déshabille rapidement, comme un homme qui sait ce qu'il va faire. Nu comme une pierre, il s'est jeté sur le corps de la jeune fille, et lui a levé la robe pour commettre un attentat à la pudeur... à la clarté du soleil! Il ne se gênera pas, allez!... N'insistons pas sur cette action impure. L'esprit mécontent, il se rhabille avec précipitation, jette un regard de prudence sur la route poudreuse, où personne ne chemine, et ordonne au bouledogue d'étrangler, avec le mouvement des ses mâchoires, la jeune fille ensanglantée. Il indique au chien de la montagne la place où respire et hurle la victime souffrante, et se retire à l'écart, pour ne pas être témoin de la rentrée des dents pointues dans les veines roses. L'accomplissement de cet ordre put paraître sévère au bouledogue. Il crut qu'on lui demanda ce qui avait été déjà fait, et se contenta, ce loup, au mufle monstrueux, de violer à son tour la virginité de cette enfant délicate. De son ventre déchiré, le sang coule à nouveau le long de ses jambes, à travers la prairie. Ses gémissements se joignent aux pleurs de l'animal. La jeune fille lui présente la croix d'or qui ornait son cou, afin qu'il l'épargne; elle n'avait pas osé la présenter aux yeux farouches de celui qui, d'abord, avait eu la pensée de profiter de la faiblesse de cet âge. Mais le chien n'ignorait pas que, s'il désobéissait à son maître, un couteau lancé de dessous une manche, ouvrirait brusquement ses entrailles, sans crier gare. Maldoror (comme ce nom répugne à prononcer!) entendait les agonies de la douleur, et s'étonnait que la victime eût la vie si dure, pour ne pas être encore morte. Il s'approche de l'autel sacrificatoire, et voit la conduite de son bouledogue, livré à de bas penchants, et qui élevait sa tête au-dessus de la jeune fille, comme un naufragé élève la sienne, au-dessus des vagues en courroux. Il lui donne un coup de pied et lui fend un oeil. Le bouledogue, en colère, s'enfuit dans la campagne, entraînant après lui, pendant un espace de route qui est toujours trop long, pour si court qu'il fût, le corps de la jeune fille suspendue, qui n'a été dégagé que grâce aux mouvements saccadés de la fuite; mais, il craint d'attaquer son maître, qui ne le reverra plus. Celui-ci tire de sa poche un canif américain, composé de dix à douze lames qui servent à divers usages. Il ouvre les pattes anguleuses de cette hydre d'acier; et, muni d'un pareil scalpel, voyant que le gazon n'avait pas encore disparu sous la couleur de tant de sang versé, s'apprête, sans pâlir, à fouiller le vagin de la malheureuse enfant. De ce trou élargi, il retire successivement les organes intérieurs; les boyaux, les poumons, le foie et enfin le coeur lui-même sont arrachés de leurs fondements et entraînés à la lumière du jour, par l'ouverture épouvantable. Le sacrificateur s'aperçoit que la jeune fille, poulet vidé, est morte depuis longtemps; il cesse la persévérance croissante de ses ravages, et laisse le cadavre rendormir à l'ombre du platane. On ramassa le canif, abandonné à quelques pas. Un berger, témoin du crime, dont on n'avait pas découvert l'auteur, ne le raconta que longtemps après, quand il se fut assuré que le criminel avait gagné en sûreté les frontières, et qu'il n'avait plus à redouter la vengeance certaine proférée contre lui, en cas de révélation. Je plaignis l'insensé qui avait commis ce forfait, que le législateur n'avait pas prévu, et qui n'avait pas eu de précédents. Je le plaignis, parce qu'il est probable qu'il n'avait pas gardé l'usage de la raison, quand il mania le poignard à la lame quatre fois triple, labourant de fond en comble. Je le plaignis, parce que, s'il n'était pas fou, sa conduite honteuse devait couver une haine bien grande contre ses semblables, pour s'acharner ainsi sur les chairs et les artères d'un enfant inoffensif, qui fut ma fille. J'assistai à l'enterrement de ces décombres humains, avec une résignation muette; et chaque jour je viens prier sur une tombe." À la fin de cette lecture, l'inconnu ne peut plus garder ses forces, et brûle le manuscrit. Il avait oublié ce souvenir de sa jeunesse (l'habitude émousse la mémoire!); et après vingt ans d'absence, il revenait dans ce pays fatal. Il n'achètera pas de bouledogue!... Il ne conversera pas avec les bergers!... Il n'ira pas dormir à l'ombre des platanes!... Les enfants la poursuivent à coups de pierre, comme si c'était un merle.
  
  
  
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   Tremdall a touché la main pour la dernière fois, à celui qui s'absente volontairement, toujours fuyant devant lui, toujours l'image de l'homme le poursuivant. Le juif errant se dit que, si le sceptre de la terre appartenait à la race des crocodiles, il ne fuirait pas ainsi. Tremdall, debout sur la vallée, a mis une main devant ses yeux, pour concentrer les rayons solaires, tandis que l'autre palpe le sein de l'espace, avec le bras horizontal et immobile. Penché en avant, statue de l'amitié, il regarde avec des yeux, mystérieux comme la mer, grimper, sur la pente de la côte, les guêtres du voyageur, aidé de son bâton ferré. La terre semble manquer à ses pieds, et quand même il le voudrait, il ne pourrait retenir ses larmes et ses sentiments:
  
   "Il est loin; je vois sa silhouette cheminer sur un étroit sentier. Où s'en va-t-il, de ce pas pesant? Il ne le sait pas lui-même... Cependant, je suis persuadé que je ne dors pas: qu'est-ce qui s'approche, et va à la rencontre de Maldoror? Comme il est grand, le dragon... plus qu'un chêne! On dirait que ses ailes blanchâtres, nouées par de fortes attaches, ont des nerfs d'acier, tant elles fendent l'air avec aisance. Son corps commence par un buste de tigre, et se termine par une longue queue de serpent. Je n'étais pas habitué à voir ces choses. Qu'a-t-il donc sur le front? J'y vois écrit, dans une langue symbolique, un mot que je ne puis déchiffrer. D'un dernier coup d'aile, il s'est transporté auprès de celui dont je connais le timbre de voix. Il lui a dit: Je t'attendais, et toi aussi. L'heure est arrivée; me voilà. Lis, sur mon front, mon nom écrit en signes hiéroglyphiques.“ Mais lui, à peine a-t-il vu venir l'ennemi, s'est changé en aigle immense, et se prépare au combat, en faisant claquer de contentement son bec recourbé, voulant dire par là qu'il se charge, à lui seul, de manger la partie postérieure du dragon. Les voilà qui tracent des cercles dont la concentricité diminue, espionnant leurs moyens réciproques, avant de combattre; ils font bien. Le dragon me paraît plus fort; je voudrais qu'il remportât la victoire sur l'aigle. Je vais éprouver de grandes émotions, à ce spectacle où une partie de mon être est engagée. Puissant dragon, je t'exciterai de mes cris, s'il est nécessaire, car, il est de l'intérêt de l'aigle qu'il soit vaincu. Qu'attendaient-ils pour s'attaquer? Je suis dans des transes mortelles. Voyons, dragon, commence, toi, le premier, l'attaque. Tu viens de lui donner un coup de griffe sec: ce n'est pas trop mal. Je t'assure que l'aigle l'aura senti; le vent emporte la beauté de ses plumes, tachées de sang. Ah! l'aigle t'arrache un oeil avec son bec, et, toi, tu ne lui avais arraché que la peau; il fallait faire attention à cela; bravo, prends ta revanche, et casse-lui une aile; il n'y a pas à dire, les dents de tigre sont très bonnes. Si tu pouvais t'approcher de l'aigle, pendant qu'il tournoie dans l'espace, lancé en bas vers la campagne! Je le remarque, cet aigle t'inspire de la retenue, même quand il tombe. Il est par terre, il ne pourra pas se relever. L'aspect de toutes ces blessures béantes m'enivre. Vole à fleur de terre autour de lui, et, avec les coups de ta queue écaillée de serpent, achève-le, si tu peux. Courage, beau dragon; enfonce-lui tes griffes vigoureuses, et que le sang se mêle au sang, pour former des ruisseaux où il n'y ait pas d'eau. C'est facile à dire, mais non à faire. L'aigle vient de combiner un nouveau plan stratégique de défense, occasionné par les chances malencontreuses de cette lutte mémorable; il est prudent. Il s'est assis solidement, dans une position inébranlable, sur l'aile restante, sur ses deux cuisses, et sur sa queue, qui lui servait auparavant de gouvernail. Il défie des efforts plus extraordinaires que ceux qu'on lui a opposés jusqu'ici. Tantôt, il tourne aussi vite que le tigre, et n'a pas l'air de se fatiguer; tantôt, il se couche sur le dos, avec ses deux fortes pattes en l'air, et, avec sang-froid, regarde ironiquement son adversaire. Il faudra, à bout de compte, que je sache qui sera le vainqueur; le combat ne peut pas s'éterniser. Je songe aux conséquences qu'il en résultera! L'aigle est terrible, et fait des sauts énormes qui ébranlent la terre, comme s'il allait prendre son vol; cependant, il sait que cela lui est impossible. Le dragon ne s'y fie pas; il croit qu'à chaque instant l'aigle va l'attaquer par le côté où il manque l'oeil... Malheureux que je suis! C'est ce qui arrive. Comment le dragon s'est-il laissé prendre à la poitrine? Il a beau user de la ruse et de la force; je m'aperçois que l'aigle collé à lui par tous ses membres, comme une sangsue, enfonce de plus en plus son bec, malgré de nouvelles blessures qu'il reçoit, jusqu'à la racine du cou, dans le ventre du dragon. On ne lui voit que le corps. Il paraît être à l'aise; il ne se presse pas d'en sortir. Il cherche sans doute quelque chose, tandis que le dragon, à la tête de tigre, pousse des beuglements qui réveillent les forêts. Voilà l'aigle, qui sort de cette caverne. Aigle, comme tu es horrible! Tu es plus rouge qu'une mare de sang! Quoique tu tiennes dans ton bec nerveux un coeur palpitant, tu es si couvert de blessures, que tu peux à peine te soutenir sur tes pattes emplumées; et que tu chancelles, sans desserrer le bec, à côté du dragon qui meurt dans d'effroyables agonies. La victoire a été difficile; n'importe, tu l'as remportée: il faut, au moins, dire la vérité... Tu agis d'après les règles de la raison, en te dépouillant de la forme d'aigle, pendant que tu t'éloignes du cadavre du dragon. Ainsi donc, Maldoror, tu as été vainqueur! Ainsi donc, Maldoror, tu as vaincu l'Espérance! Désormais, le désespoir se nourrira de ta substance la plus pure! Désormais, tu rentres à pas délibérés, dans la carrière du mal! Malgré que je sois, pour ainsi dire, blasé sur la souffrance le dernier coup que tu as porté au dragon n'a pas manqué de se faire sentir en moi. Juge toi-même si je souffre! Mais tu me fais peur. Voyez, voyez, dans le lointain, cet homme qui s'enfuit. Sur lui, terre excellente, la malédiction a poussé son feuillage touffu; il est maudit et il maudit. Où portes-tu tes sandales? Où t'en vas-tu, hésitant, comme un somnambule, au-dessus d'un toit? Que la destinée perverse s'accomplisse! Maldoror, adieu! Adieu, jusqu'à l'éternité, où nous ne nous retrouverons pas ensemble!"
  
  
  
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   C'était une journée de printemps. Les oiseaux répandaient leurs cantiques en gazouillements, et les humains, rendus à leurs différents devoirs, se baignaient dans la sainteté de la fatigue. Tout travaillait à sa destinée: les arbres, les planètes, les squales. Tout, excepté le Créateur! Il était étendu sur la route, les habits déchirés. Sa lèvre inférieure pendait comme un câble somnifère; ses dents n'étaient pas lavées, et la poussière se mêlait aux ondes blondes de ses cheveux. Engourdi par un assoupissement pesant, broyé contre les cailloux, son corps faisait des efforts inutiles pour se relever. Ses forces l'avaient abandonné, et il gisait, là, faible comme le ver de terre, impassible comme l'écorce. Des flots de vin remplissaient les ornières, creusées par les soubresauts nerveux de ses épaules. L'abrutissement, au groin de porc, le couvrait de ses ailes protectrices, et lui jetait un regard amoureux. Ses jambes, aux muscles détendus, balayaient le sol, comme deux mâts aveugles. Le sang coulait de ses narines: dans sa chute, sa figure avait frappé contre un poteau... Il était soûl! Horriblement soûl! Soûl comme une punaise qui a mâché pendant la nuit trois tonneaux de sang! Il remplissait l'écho de paroles incohérentes, que je me garderai de répéter ici; si l'ivrogne suprême ne se respecte pas, moi, je dois respecter les hommes. Saviez-vous que le Créateur... se soûlât! Pitié pour cette lèvre, souillée dans les coupes de l'orgie! Le hérisson, qui passait, lui enfonça ses pointes dans le dos, et dit: "Ça, pour toi. Le soleil est à la moitié de sa course: travaille, fainéant, et ne mange pas le pain des autres. Attends un peu, et tu vas voir, si j'appelle le kakatoès, au bec crochu." Le pivert et la chouette, qui passaient, lui enfoncèrent le bec entier dans le ventre, et dirent: "Ça, pour toi. Que viens-tu faire sur cette terre? Est-ce pour offrir cette lugubre comédie aux animaux? Mais, ni la taupe, ni le casoar, ni le flamant ne t'imiteront, je te le jure." L'âne, qui passait, lui donna un coup de pied sur la tempe, et dit: "Ça, pour toi. Que t'avais-je fait pour me donner des oreilles si longues? Il n'y a pas jusqu'au grillon qui ne me méprise." Le crapaud, qui passait, lança un jet de bave sur son front, et dit: "Ça, pour toi. Si tu ne m'avais fait un oeil si gros, et que je t'eusse aperçu dans l'état où je te vois, j'aurais chastement caché la beauté de tes membres sous une pluie de renoncules, de myosotis et de camélias, afin que nul ne te vît." Le lion, qui passait, inclina sa face royale, et dit: "Pour moi, je le respecte, quoique sa splendeur nous paraisse pour le moment éclipsée. Vous autres, qui faites les orgueilleux, et n'êtes que des lâches, puisque vous l'avez attaqué quand il dormait, seriez-vous contents, si, mis à sa place, vous supportiez, de la part des passants, les injures que vous ne lui avez pas épargnées?" L'homme, qui passait, s'arrêta devant le Créateur méconnu; et, aux applaudissements du morpion et de la vipère, fienta, pendant trois jours, sur son visage auguste! Malheur à l'homme, à cause de cette injure; car, il n'a pas respecté l'ennemi, étendu dans le mélange de boue, de sang et de vin; sans défense et presque inanimé!... Alors, le Dieu souverain, réveillé, enfin, par toutes ces insultes mesquines, se releva comme il put; en chancelant, alla s'asseoir sur une pierre, les bras pendants, comme les deux testicules du poitrinaire; et jeta un regard vitreux, sans flamme, sur la nature entière, qui lui appartenait. O humains, vous êtes les enfants terribles; mais, je vous en supplie, épargnons cette grande existence, qui n'a pas encore fini de cuver la liqueur immonde, et, n'ayant pas conservé assez de force pour se tenir droite, est retombée, lourdement, sur cette roche, où elle s'est assise, comme un voyageur. Faites attention à ce mendiant qui passe; il a vu que le derviche tendait un bras affamé, et, sans savoir à qui il faisait l'aumône, il a jeté un morceau de pain dans cette main qui implore la miséricorde. Le Créateur lui a exprimé sa reconnaissance par un mouvement de tête. Oh! vous ne saurez jamais comme de tenir constamment les rênes de l'univers devient une chose difficile! Le sang monte quelquefois à la tête, quand on s'applique à tirer du néant une dernière comète, avec une nouvelle race d'esprits. L'intelligence, trop remuée de fond en comble, se retire comme un vaincu, et peut tomber, une fois dans la vie, dans les égarements dont vous avez été témoins!
  
  
  
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   Une lanterne rouge, drapeau du vice, suspendue à l'extrémité d'une tringle, balançait sa carcasse au fouet des quatre vents, au-dessus d'une porte massive et vermoulue. Un corridor sale, qui sentait la cuisse humaine, donnait sur un préau, où cherchaient leur pâture des coqs et des poules, plus maigres que leurs ailes. Sur la muraille qui servait d'enceinte au préau, et située du côté de l'ouest, étaient situées d'étroites ouvertures, fermées par un guichet grillé. La mousse recouvrait ce corps de logis, qui, sans doute, avait été un couvent et servait, à l'heure actuelle, avec le reste du bâtiment, comme demeure de toutes ces femmes qui montraient chaque jour, à ceux qui entraient, l'intérieur de leur vagin, en échange d'un peu d'or. J'étais sur un pont, dont les piles plongeaient dans l'eau fangeuse d'un fossé de ceinture. De sa surface élevée, je contemplais dans cette campagne cette construction penchée sur sa vieillesse et les moindres détails de son architecture intérieure. Quelquefois, la grille d'un guichet s'élevait sur elle-même en grinçant, comme par l'impulsion ascendante d'une main qui violentait la nature du fer: un homme présentait sa tête à l'ouverture dégagée à moitié, avançait ses épaules, sur lesquelles tombait le plâtre écaillé, faisait suivre, dans cette extraction laborieuse, son corps couvert de toiles d'araignées. Mettant ses mains, ainsi qu'une couronne, sur les immondices de toutes sortes qui pressaient le sol de leur poids, tandis qu'il avait encore la jambe engagée dans les torsions de la grille, il reprenait ainsi sa posture naturelle, allait tremper ses mains dans un baquet boiteux, dont l'eau savonnée avait vu s'élever, tomber des générations entières, et s'éloignait ensuite, le plus vite possible, de ces ruelles faubouriennes, pour aller respirer l'air pur vers le centre de la ville. Lorsque le client était sorti, une femme toute nue se portait au dehors, de la même manière, et se dirigeait vers le même baquet. Alors, les coqs et les poules accouraient en foule des divers points du préau, attirés par l'odeur séminale, la renversaient par terre, malgré ses efforts vigoureux, trépignaient la surface de son corps comme un fumier et déchiquetaient, à coups de bec, jusqu'à ce qu'il sortît du sang, les lèvres flasques de son vagin gonflé. Les poules et les coqs, avec leur gosier rassasié, retournaient gratter l'herbe du préau; la femme, devenue propre, se relevait, tremblante, couverte de blessures, comme lorsqu'on s'éveille après un cauchemar. Elle laissait tomber le torchon qu'elle avait apporté pour essuyer ses jambes; n'ayant plus besoin du baquet commun, elle retournait dans sa tanière, comme elle en était sortie, pour attendre une autre pratique. À ce spectacle, moi, aussi, je voulus pénétrer dans cette maison! J'allais descendre du pont, quand je vis, sur l'entablement d'un pilier, cette inscription, en caractères hébreux: "Vous, qui passez sur ce pont, n'y allez pas. Le crime y séjourne avec le vice; un jour, ses amis attendirent en vain un jeune homme qui avait franchi la porte fatale." La curiosité l'emporta sur la crainte; au bout de quelques instants, j'arrivai devant un guichet, dont la grille possédait de solides barreaux, qui s'entre-croisaient étroitement. Je voulus regarder dans l'intérieur, à travers ce tamis épais. D'abord, je ne pus rien voir; mais, je ne tardai pas à distinguer les objets qui étaient dans la chambre obscure, grâce aux rayons du soleil qui diminuait sa lumière et allait bientôt disparaître à l'horizon. La première et la seule chose qui frappa ma vue fut un bâton blond, composé de cornets, s'enfonçant les uns dans les autres. Ce bâton se mouvait! Il marchait dans la chambre! Ses secousses étaient si fortes, que le plancher chancelait; avec ses deux bouts, il faisait des brèches énormes dans la muraille et paraissait un bélier qu'on ébranle contre la porte d'une ville assiégée. Ses efforts étaient inutiles; les murs étaient construits avec de la pierre de taille, et, quand il choquait la paroi, je le voyais se recourber en lame d'acier et rebondir comme une balle élastique. Ce bâton n'était donc pas fait en bois! Je remarquai, ensuite, qu'il se roulait et se déroulait avec facilité comme une anguille. Quoique haut comme un homme, il ne se tenait pas droit. Quelquefois, il l'essayait, et montrait un de ses bouts, devant le grillage du guichet. Il faisait des bonds impétueux, retombait à terre et ne pouvait défoncer l'obstacle. Je me mis à le regarder de plus en plus attentivement et je vis que c'était un cheveu! Après une grande lutte, avec la matière qui l'entourait comme une prison, il alla s'appuyer sur le lit qui était dans cette chambre, la racine reposant sur un tapis et la pointe adossée au chevet. Après quelques instants de silence, pendant lesquels j'entendis des sanglots entrecoupés, il éleva la voix et parla ainsi: "Mon maître m'a oublié dans cette chambre; il ne vient pas me chercher. Il s'est levé de ce lit, où je suis appuyé, il a peigné sa chevelure parfumée et n'a pas songé qu'auparavant j'étais tombé à terre. Cependant, s'il m'avait ramassé, je n'aurais pas trouvé étonnant cet acte de simple justice. Il m'abandonne, dans cette chambre claquemurée, après s'être enveloppé dans les bras d'une femme. Et quelle femme! Les draps sont encore moites de leur contact attiédi et portent, dans leur désordre, l'empreinte d'une nuit passée dans l'amour..." Et je me demandais qui pouvait être son maître! Et mon oeil se recollait à la grille avec plus d'énergie!... "Pendant que la nature entière sommeillait dans sa chasteté, lui, il s'est accouplé avec une femme dégradée, dans des embrassements lascifs et impurs. Il s'est abaissé jusqu'à laisser approcher, de sa face auguste, des joues méprisables par leur impudence habituelle, flétries dans leur sève. Il ne rougissait pas, mais, moi, je rougissais pour lui. Il est certain qu'il se sentait heureux de dormir avec une telle épouse d'une nuit. La femme, étonnée de l'aspect majestueux de cet hôte, semblait éprouver des voluptés incomparables, lui embrassait le cou avec frénésie." Et je me demandais qui pouvait être son maître! Et mon oeil se recollait à la grille avec plus d'énergie!... "Moi, pendant ce temps, je sentais des pustules envenimées qui croissaient plus nombreuses, en raison de son ardeur inaccoutumée pour les jouissances de la chair, entourer ma racine de leur fiel mortel, absorber, avec leurs ventouses, la substance génératrice de ma vie. Plus ils s'oubliaient, dans leurs mouvements insensés, plus je sentais mes forces décroître. Au moment où les désirs corporels atteignaient au paroxysme de la fureur, je sentis que ma racine s'affaissait sur elle-même, comme un soldat blessé par une balle. Le flambeau de la vie s'est éteint en moi, je me détachai, de sa tête illustre, comme une branche morte; je tombai à terre, sans courage, sans force, sans vitalité; mais, avec une profonde pitié pour celui auquel j'appartenais: mais, avec une éternelle douleur pour son égarement volontaire!..." Et je me demandais qui pouvait être son maître! Et mon oeil se recollait à la grille avec plus d'énergie!... "S'il avait, au moins, entouré de son âme le sein innocent d'une vierge. Elle aurait été plus digne de lui et la dégradation aurait été moins grande. Il embrasse, avec ses lèvres, ce front couvert de boue, sur lequel les hommes ont marché avec le talon, plein de poussière!... Il aspire, avec des narines effrontées, les émanations de ces deux aisselles humides!... J'ai vu la membrane des dernières se contracter de honte, pendant que, de leur côté, les narines se refusaient à cette respiration infâme. Mais lui, ni elle, ne faisaient aucune attention aux avertissements solennels des aisselles, à la répulsion morne et blême des narines. Elle levait davantage ses bras, et lui, avec une poussée plus forte, enfonçait son visage dans leur creux. J'étais obligé d'être le spectateur de ce déhanchement inouï, d'assister à l'alliage forcé de ces deux êtres, dont un abîme incommensurable séparait les natures diverses..." Et je me demandais qui pouvait être son maître! Et mon oeil se recollait à la grille avec plus d'énergie!... "Quand il fut rassasié de respirer cette femme, il lui pardonna et préféra faire souffrir un être de son sexe. Il appela, dans la cellule voisine, un jeune homme qui était venu dans cette maison pour passer quelques moments d'insouciance avec une de ces femmes, et lui enjoignit de venir se placer à un pas de ses yeux. Il y avait longtemps que je gisais sur le sol. N'ayant pas la force de me lever sur ma racine brûlante, je ne pus voir ce qu'ils firent. Ce que je sais, c'est qu'à peine le jeune homme fut à portée de sa main, que des lambeaux de chair tombèrent au pied du lit et vinrent se placer à mes côtés. Ils me racontaient tout bas que les griffes de mon maître les avaient détachés des épaules de l'adolescent. Celui-ci, au bout de quelques heures, pendant lesquelles il avait lutté contre une force plus grande, se leva du lit et se retira majestueusement. Il était littéralement écorché des pieds jusqu'à la tête; il traînait, à travers les dalles de la chambre, sa peau retournée. Il se disait que son caractère était plein de bonté; qu'il aimait à croire ses semblables bons aussi; que pour cela il avait acquiescé au souhait de l'étranger distingué qui l'avait appelé auprès de lui, mais que, jamais, au grand jamais, il ne se serait attendu à être torturé par un bourreau. Par un pareil bourreau, ajoutait-il après une pause. Enfin, il se dirigea vers le guichet, qui se fendit avec pitié jusqu'au nivellement du sol, en présence de ce corps dépourvu d'épiderme. Sans abandonner sa peau, qui pouvait encore lui servir, ne serait-ce que comme manteau, il essaya de disparaître de ce coupe-gorge; une fois éloigné de la chambre, je ne pus voir s'il avait eu la force de regagner la porte de sortie. Oh! Comme les poules et les coqs s'éloignaient avec respect, malgré leur faim, de cette longue traînée de sang, sur la terre imbibée!" Et je me demandais qui pouvait être son maître! Et mes yeux se recollaient à la grille avec plus d'énergie!... "Alors, celui qui aurait dû penser davantage à sa dignité et à sa justice, se releva, péniblement, sur son coude fatigué. Seul, sombre, dégoûté et hideux!... Il s'habilla lentement. Les nonnes, ensevelies depuis des siècles dans les catacombes du couvent, après avoir été réveillées en sursaut par les bruits de cette nuit horrible, qui s'entre-choquaient entre eux dans une cellule située au-dessus des caveaux, se prirent par la main, et vinrent former une ronde funèbre au-dessus de lui. Pendant qu'il recherchait les décombres de son ancienne splendeur; qu'il lavait ses mains avec du crachat en les essuyant ensuite sur ses cheveux (il valait mieux les laver avec du crachat, que de ne pas les laver du tout, après le temps d'une nuit entière passée dans le vice et le crime), elles entonnèrent les prières lamentables pour les morts, quand quelqu'un est descendu dans la tombe. En effet, le jeune homme ne devait pas survivre à ce supplice, exercé sur lui par une main divine, et ses agonies se terminèrent pendant le chant des nonnes..." Je me rappelait l'inscription du pilier; je compris ce qu'était devenu le rêveur pubère que ses amis attendaient encore chaque jour depuis le moment de sa disparition... Et je me demandais qui pouvait être son maître! Et mes yeux se recollaient à la grille avec plus d'énergie!... "Les murailles s'écartèrent pour le laisser passer; les nonnes, le voyant prendre son essor, dans les airs, avec des ailes qu'il avait cachées jusque-là dans sa robe d'émeraude, se replacèrent en silence dessous le couvercle de la tombe. Il est parti dans sa demeure céleste, en me laissant ici; cela n'est pas juste. Les autres cheveux sont restés sur sa tête; et, moi, je gis, dans cette chambre lugubre, sur le parquet couvert de sang caillé, de lambeaux de viande sèche; cette chambre est devenue damnée, depuis qu'il s'y est introduit; personne n'y entre; cependant, j'y suis enfermé. C'en est donc fait! Je ne verrai plus les légions des anges marcher en phalanges épaisses, ni les astres se promener dans les jardins de l'harmonie. Eh bien, soit... je saurai supporter mon malheur avec résignation. Mais, je ne manquerai pas de dire aux hommes ce qui s'est passé dans cette cellule. Je leur donnerai la permission de rejeter leur dignité, comme un vêtement inutile, puisqu'ils ont l'exemple de mon maître; je leur conseillerai de sucer la verge du crime, puisqu'un autre l'a déjà fait..." Le cheveu se tut... Et je me demandais qui pouvait être son maître! Et mes yeux se recollaient à la grille avec plus d'énergie!... Aussitôt le tonnerre éclata; une lueur phosphorique pénétra dans la chambre. Je reculai, malgré moi, par je ne sais quel instinct d'avertissement; quoique je fusse éloigné du guichet, j'entendis une autre voix, mais, celle-ci, rampante et douce, de crainte de se faire entendre: "Ne fais pas de pareils bonds! Tais-toi...tais-toi... si quelqu'un t'entendait! je te replacerai parmi les autres cheveux; mais, laisse d'abord le soleil se coucher à l'horizon, afin que la nuit recouvre tes pas...je ne t'ai pas oublié; mais, on t'aurait vu sortir, et j'aurais été compromis. Oh! si tu savais comme j'ai souffert depuis ce moment! Revenu au ciel, mes archanges m'ont entouré avec curiosité; ils n'ont pas voulu me demander le motif de mon absence. Eux, qui n'avaient jamais osé élever leur vue sur moi, jetaient, s'efforçant de deviner l'énigme, des regards stupéfaits sur ma face abattue, quoiqu'ils n'aperçussent pas le fond de ce mystère, et se communiquaient tout bas des pensées qui redoutaient en moi quelque changement inaccoutumé. Ils pleuraient des larmes silencieuses; ils sentaient vaguement que je n'étais plus le même, devenu inférieur à mon identité. Ils auraient voulu connaître quelle funeste résolution m'avait fait franchir les frontières du ciel, pour venir m'abattre sur la terre, et goûter des voluptés éphémères, qu'eux-mêmes méprisent profondément. Ils remarquèrent sur mon front une goutte de sperme, une goutte de sang. La première avait jailli des cuisses de la courtisane! La deuxième s'était élancée des cuisses du martyr! Stigmates odieux! Rosaces inébranlables! Mes archanges ont retrouvé, pendus aux halliers de l'espace, les débris flamboyants de ma tunique d'opale, qui flottaient sur les peuples béants. Ils n'ont pas pu la reconstruire, et mon corps reste nu devant leur innocence; châtiment mémorable de la vertu abandonnée. Vois les sillons qui se sont tracé un lit sur mes joues décolorées: c'est la goutte de sperme et la goutte de sang, qui filtrent lentement le long de mes rides sèches. Arrivées à la lèvre supérieure, elles font un effort immense, et pénètrent dans le sanctuaire de ma bouche, attirées, comme un aimant, par le gosier irrésistible. Elles m'étouffent, ces deux gouttes implacables. Moi, jusqu'ici, je m'étais cru le Tout-Puissant; mais, non; je dois baisser le cou devant le remords qui me crie: "Tu n'es qu'un misérable!" Ne fais pas de pareils bonds! Tais-toi... tais-toi...si quelqu'un t'entendait! je te replacerai parmi les autres cheveux; mais, laisse d'abord le soleil se coucher à l'horizon, afin que la nuit couvre tes pas... J'ai vu Satan, le grand ennemi, redresser les enchevêtrements osseux de la charpente, au-dessus de son engourdissement de larve, et, debout, triomphant, sublime, haranguer ses troupes rassemblées; comme je le mérite, me tourner en dérision. Il a dit qu'il s'étonnait beaucoup que son orgueilleux rival, pris en flagrant délit par le succès, enfin réalisé, d'un espionnage perpétuel, pût ainsi s'abaisser jusqu'à baiser la robe de la déchéance humaine, par un voyage de long cours à travers les récifs de l'éther, et faire périr, dans les souffrances, un membre de l'humanité. Il a dit que ce jeune homme, broyé dans l'engrenage de mes supplices raffinés, aurait peut-être pu devenir une intelligence de génie; consoler les hommes, sur cette terre, par des chants admirables de poésie, de courage, contre les coups de l'infortune. Il a dit que les nonnes du couvent-lupanar ne retrouvent plus leur sommeil; rôdent dans le préau, gesticulant comme des automates, écrasant avec le pied les renoncules et les lilas; devenues folles d'indignation, mais, non assez, pour ne pas se rappeler la cause qui engendra cette maladie, dans leur cerveau... (Les voici qui s'avancent, revêtues de leur linceul blanc; elles ne se parlent pas; elles se tiennent par la main. Leurs cheveux tombent en désordre sur leurs épaules nues; un bouquet de fleurs noires est penché sur leur sein. Nonnes, retournez dans vos caveaux; la nuit n'est pas encore complètement arrivée; ce n'est que le crépuscule du soir... O cheveu, tu le vois toi-même; de tous les côtés, je suis assailli par le sentiment déchaîné de ma dépravation!) Il a dit que le Créateur, qui se vante d'être la Providence de tout ce qui existe, s'est conduit avec beaucoup de légèreté, pour ne pas dire plus, en offrant un pareil spectacle aux mondes étoilés; car, il a affirmé clairement le dessein qu'il avait d'aller rapporter dans les planètes orbiculaires comment je maintiens, par mon propre exemple, la vertu et la bonté dans la vastitude de mes royaumes. Il a dit que la grande estime, qu'il avait pour un ennemi si noble, s'était envolée de son imagination, et qu'il préférait porter la main sur le sein d'une jeune fille, quoique cela soit un acte de méchanceté exécrable, que de cracher sur ma figure, recouverte de trois couches de sang et de sperme mêlés, afin de ne pas salir son crachat baveux. Il a dit qu'il se croyait, à juste titre, supérieur à moi, non par le vice, mais par la vertu et la pudeur; non par le crime, mais par la justice. Il a dit qu'il fallait m'attacher à une claie, à cause de mes fautes innombrables; me faire brûler à petit feu dans un brasier ardent, pour me jeter ensuite dans la mer, si toutefois la mer voudrait me recevoir. Que puisque je me vantais d'être juste, moi, qui l'avais condamné aux peines éternelles pour une révolte légère qui n'avait pas eu de suites graves, je devais donc faire justice sévère sur moi-même, et juger impartialement ma conscience, chargée d'iniquités... Ne fais pas de pareils bonds! Tais-toi... tais-toi... si quelqu'un t'entendait! je te replacerai parmi les autres cheveux; mais, laisse d'abord le soleil se coucher à l'horizon, afin que la nuit couvre tes pas." Il s'arrêta un instant; quoique je ne le visse point, je compris, par ce temps d'arrêt nécessaire, que la houle de l'émotion soulevait sa poitrine, comme un cyclone giratoire soulève une famille de baleines. Poitrine divine, souillée, un jour, par l'amer contact des tétons d'une femme sans pudeur! Âme royale, livrée, dans un moment d'oubli, au crabe de la débauche, au poulpe de la faiblesse de caractère, au requin de l'abjection individuelle, au boa de la morale absente, et au colimaçon monstrueux de l'idiotisme! Le cheveu et son maître s'embrassèrent étroitement, comme deux amis qui se revoient après une longue absence. Le Créateur continua, accusé reparaissant devant son propre tribunal: "Et les hommes, que penseront-ils de moi, dont ils avaient une opinion si élevée, quand ils apprendront les errements de ma conduite, la marche hésitante de ma sandale, dans les labyrinthes boueux de la matière, et la direction de ma route ténébreuse à travers les eaux stagnantes et les humides joncs de la mare où, recouvert de brouillards, bleuit et mugit le crime, à la patte sombre!... Je m'aperçois qu'il faut que je travaille beaucoup à ma réhabilitation, dans l'avenir, afin de conquérir leur estimé. Je suis le Grand-Tout; et cependant, par un côté, je reste inférieur aux hommes, que j'ai créés avec un peu de sable! Raconte-leur un mensonge audacieux, et dis leur que je ne suis jamais sorti du ciel, constamment enfermé, avec les soucis du trône, entre les marbres, les statues et les mosaïques de mes palais. Je me suis présenté devant les célestes fils de l'humanité; je leur ai dit: "Chassez le mal de vos chaumières, et laissez entrer au foyer le manteau du bien. Celui qui portera la main sur un de ses semblables, en lui faisant au sein une blessure mortelle, avec le fer homicide, qu'il n'espère point les effets de ma miséricorde, et qu'il redoute les balances de la justice. Il ira cacher sa tristesse dans les bois; mais, le bruissement des feuilles à travers les clairières, chantera à ses oreilles la ballade du remords; et il s'enfuira de ces parages, piqué à la hanche par le buisson, le houx et le chardon bleu, ses pas rapides entrelacés par la souplesse des lianes et les morsures des scorpions. Il se dirigera vers les galets de la plage; mais, la marée montante, avec ses embruns et son approche dangereuse, lui raconteront qu'ils n'ignorent pas son passé; et il précipitera sa course aveugle vers le couronnement de la falaise, tandis que les vents stridents d'équinoxe, en s'enfonçant dans les grottes naturelles du golfe et les carrières pratiquées sous la muraille des roches retentissants, beugleront comme les troupeaux immenses des buffles des pampas. Les phares de la côte le poursuivront, jusqu'aux limites du septentrion, de leurs reflets sarcastiques, et les feux follets des maremmes, simples vapeurs en combustion, dans leurs danses fantastiques, feront frissonner les poils de ses pores, et verdir l'iris de ses yeux. Que la pudeur se plaise dans vos cabanes, et soit en sûreté à l'ombre de vos champs. C'est ainsi que vos fils deviendront beaux, et s'inclineront devant leurs parents avec reconnaissance; sinon, malingres, et rabougris comme le parchemin des bibliothèques, ils s'avanceront à grands pas, conduits par la révolte, contre le jour de leur naissance et le clitoris de leur mère impure." Comment les hommes voudront-ils obéir à ces lois sévères, si le législateur lui-même se refuse le premier à s'y astreindre?... Et ma honte est immense comme l'éternité!" J'entendis le cheveu qui lui pardonnait, avec humilité, sa séquestration, puisque son maître avait agi par prudence et non par légèreté; et le pâle dernier rayon de soleil qui éclairait mes paupières se retira des ravins de la montagne. Tourné vers lui, je le vis se replier ainsi qu'un linceul... Ne fais pas de pareils bonds! Tais-toi... tais-toi... si quelqu'un t'entendait! Il te replacera parmi les autres cheveux. Et, maintenant que le soleil est couché à l'horizon, vieillard cynique et cheveux doux, rampez, tous les deux, vers l'éloignement du lupanar, pendant que la nuit, étendant son ombre sur le couvent, couvre l'allongement de vos pas furtifs dans la plaine... Alors, le pou, sortant subitement de derrière un promontoire, me dit, en hérissant ses griffes: "Que penses-tu de cela?" Mais, moi, je ne voulus pas lui répliquer. Je me retirai, et j'arrivai sur le pont. J'effaçai l'inscription primordiale, je la remplaçai par celle-ci: "Il est douloureux de garder, comme un poignard, un tel secret dans son coeur; mais, je jure de ne jamais révéler ce dont j'ai été témoin, quand je pénétrai, pour la première fois, dans ce donjon terrible." Je jetai, par dessus le parapet, le canif qui m'avait servi à graver les lettres; et, faisant quelques rapides réflexions sur le caractère du Créateur en enfance, qui devait encore, hélas! pendant bien de temps, faire souffrir l'humanité (l'éternité est longue), soit par les cruautés exercées, soit par le spectacle ignoble des chancres qu'occasionne un grand vice, je fermai les yeux, comme un homme ivre, à la pensée d'avoir un tel être pour ennemi, et je repris, avec tristesse, mon chemin, à travers les dédales des rues.
  
  
  
  
  Fin du troisième chant
  
  
  
  Chant quatrième
  
  
   C'est un homme ou une pierre ou un arbre qui va commencer le quatrième chant. Quand le pied glisse sur une grenouille, l'on sent une sensation de dégoût; mais, quand on effleure, à peine, le corps humain avec la main, la peau des doigts se fend, comme les écailles d'un bloc de mica qu'on brise à coup de marteau; et, de même que le coeur d'un requin, mort depuis une heure, palpite encore, sur le pont, avec une vitalité tenace, ainsi nos entrailles se remuent de fond en comble, longtemps après l'attouchement. Tant l'homme inspire de l'horreur à son propre semblable! Peut-être que, lorsque j'avance cela, je me trompe; mais, peut-être qu'aussi je dis vrai. Je connais, je conçois une maladie plus terrible que les yeux gonflés par les longues méditations sur le caractère étrange de l'homme: mais, je la cherche encore... et je n'ai pas pu la trouver! Je ne me crois pas moins intelligent qu'un autre, et, cependant, qui oserait affirmer que j'ai réussi dans mes investigations? Quel mensonge sortirait de sa bouche! Le temple antique de Denderah est situé à une heure et demie de la rive gauche du Nil. Aujourd'hui, des phalanges innombrables de guêpes se sont emparées des rigoles et des corniches. Elles voltigent autour des colonnes, comme les ondes épaisses d'une chevelure noire. Seuls habitants du froid portique, ils gardent l'entrée des vestibules, comme un droit héréditaire. Je compare le bourdonnement de leurs ailes métalliques, au choc incessant des glaçons, précipités les uns contre les autres, pendant la débâcle des mers polaires. Mais, si je considère la conduite de celui auquel la providence donna le trône sur cette terre, les trois ailerons de ma douleur font entendre un plus grand murmure! Quand une comète, pendant la nuit, apparaît subitement dans une région du ciel, après quatre-vingts ans d'absence, elle montre aux habitants terrestres et aux grillons sa queue brillante et vaporeuse. Sans doute, elle n'a pas conscience de ce long voyage; il n'en est pas ainsi de moi: accoudé sur le chevet de mon lit, pendant que les dentelures d'un horizon aride et morne s'élèvent en vigueur sur le fond de mon âme, je m'absorbe dans les rêves de la compassion et je rougis pour l'homme! Coupé en deux par la bise, le matelot, après avoir fait son quart de nuit, s'empresse de regagner son hamac: pourquoi cette consolation ne m'est-elle pas offerte? L'idée que je suis tombé, volontairement, aussi bas que mes semblables, et que j'ai le droit moins qu'un autre de prononcer des plaintes, sur notre sort, qui reste enchaîné à la croûte durcie d'une planète, et sur l'essence de notre âme perverse, me pénètre comme un clou de forge. On a vu des explosions de feu grisou anéantir des familles entières; mais, elles connurent l'agonie peu de temps, parce que la mort est presque subite, au milieu des décombres et des gaz délétères: moi... j'existe toujours comme le basalte! Au milieu, comme au commencement de la vie, les anges se ressemblent à eux-mêmes: n'y a-t-il pas longtemps que je ne me ressemble plus! L'homme et moi, claquemurés dans les limites de notre intelligence, comme souvent un lac dans une ceinture d'îles de corail, au lieu d'unir nos forces respectives pour nous défendre contre le hasard et l'infortune, nous nous écartons, avec le tremblement de la haine, en prenant deux routes opposées, comme si nous nous étions réciproquement blessés avec la pointe d'une dague! On dirait que l'un comprend le mépris qu'il inspire à l'autre; poussés par le mobile d'une dignité relative, nous nous empressons de ne pas induire en erreur notre adversaire; chacun reste de son côté et n'ignore pas que la paix proclamée serait impossible à conserver. Eh bien soit! que ma guerre contre l'homme s'éternise, puisque chacun reconnaît dans l'autre sa propre dégradation... puisque les deux sont ennemis mortels. Que je doive remporter une victoire désastreuse ou succomber, le combat sera beau: moi, seul, contre l'humanité. Je ne me servirai pas d'armes construites avec le bois ou le fer; je repousserai du pied les couches de minéraux extraites de la terre: la sonorité puissante et séraphique de la harpe deviendra, sous mes doigts, un talisman redoutable. Dans plus d'une embuscade, l'homme, ce singe sublime, a déjà percé ma poitrine de sa lance de porphyre: un soldat ne montre pas ses blessures, pour si glorieuses qu'elles soient. Cette guerre terrible jettera la douleur dans les deux partis: deux amis qui cherchent obstinément à se détruire, quel drame!
  
  
  
  *
  
   Deux piliers, qu'il n'était pas difficile et encore impossible de prendre pour des baobabs, s'apercevaient dans la vallée, plus grands que deux épingles. En effet, c'étaient deux tours énormes. Et, quoique deux baobabs, au premier coup d'oeil, ne ressemblent pas à deux épingles, ni même à deux tours, cependant, en employant habilement les ficelles de la prudence, on peut affirmer, sans crainte d'avoir tort (car, si cette affirmation était accompagnée d'une seule parcelle de crainte, ce ne serait plus une affirmation; quoiqu'un même nom exprime ces deux phénomènes de l'âme qui présentent des caractères assez tranchés pour ne pas être confondus légèrement) qu'un baobab ne diffère pas tellement d'un pilier, que la comparaison soit défendue entre ces formes architecturales... ou géométriques... ou l'une et l'autre... ou ni l'une ni l'autre... ou plutôt formes élevées et massives. Je viens de le trouver, je n'ai pas la prétention de dire le contraire, les épithètes propres aux substantifs pilier et baobab: que l'on sache bien que ce n'est pas, sans une joie mêlée d'orgueil, que j'en fais la remarque à ceux qui, après avoir relevé leurs paupières, ont pris la très louable résolution de parcourir ces pages, pendant que la bougie brûle, si c'est la nuit, pendant que le soleil éclaire, si c'est encore le jour. Et encore, quand même une puissance supérieure nous ordonnerait, dans les termes le plus précis, de rejeter, dans les abîmes du chaos, la comparaison judicieuse que chacun a certainement pu savourer avec impunité, même alors, et surtout alors, que l'on ne perde pas de vue cet axiome principal, les habitudes contractées par les ans, les livres, les contacts de ses semblables, et le caractère inhérent à chacun, qui se développe dans une efflorescence rapide, imposeraient, à l'esprit humain, l'irréparable stigmate de la récidive, dans l'emploi criminel (criminel, en se plaçant momentanément et spontanément au point de vue de la puissance supérieure) d'une figure de rhétorique que plusieurs méprisent, mais que beaucoup encensent. Si le lecteur trouve cette phrase trop longue, qu'il accepte mes excuses; mais, qu'il ne s'attende pas de ma part à des bassesses. Je puis avouer mes fautes; mais, non, les rendre plus graves par ma lâcheté. Mes raisonnements se choqueront quelquefois contre les grelots de la folie et l'apparence sérieuse de ce qui n'est en somme que grotesque (quoique, d'après certains philosophes, il soit assez difficile de distinguer le bouffon du mélancolique, la vie elle-même étant un drame comique ou une comédie dramatique); cependant, il est permis à chacun de tuer des mouches et même des rhinocéros, afin de se reposer de temps en temps d'un travail trop escarpé. Pour tuer des mouches, voici la manière la plus expéditive, quoique ce ne soit pas la meilleure: on les écrase entre les deux premiers doigts de la main. La plupart des écrivains qui ont traité de sujet à fond ont calculé, avec beaucoup de vraisemblance, qu'il est préférable, dans plusieurs cas, de leur couper la tête. Si quelqu'un me reproche de parler d'épingles, comme d'un sujet radicalement frivole, qu'il remarque, sans parti pris, que les plus grands effets ont été souvent produits par les plus petites causes. Et, pour ne pas m'éloigner davantage du cadre de cette feuille de papier, ne voit-on pas que le laborieux morceau de littérature que je suis à composer, depuis le commencement de cette strophe, serait peut-être moins goûté, s'il prenait son point d'appui dans une question épineuse de chimie ou de pathologie interne? Au reste, tous les goûts sont dans la nature; et, quand au commencement j'ai comparé les piliers aux épingles avec tant de justesse (certes, je ne croyais pas qu'on viendrait, un jour, me le reprocher), je me suis basé sur les lois de l'optique, qui ont établi que, plus le rayon visuel est éloigné d'un objet, plus l'image se reflète à diminution dans la rétine.
  
   C'est ainsi que ce que l'inclination de notre esprit à la farce prend pour un misérable coup d'esprit, n'est, la plupart du temps, dans la pensée de l'auteur, qu'une vérité importante, proclamée avec majesté! Oh! ce philosophe insensé qui éclata de rire, en voyant un âne manger une figue! Je n'invente rien: les livres antiques ont raconté, avec les plus amples détails, ce volontaire et honteux dépouillement de la noblesse humaine. Moi, je ne sais pas rire. Je n'ai jamais pu rire, quoique plusieurs fois j'aie essayé de le faire. C'est très difficile d'apprendre à rire. Ou, plutôt, je crois qu'un sentiment de répugnance à cette monstruosité forme une marque essentielle de mon caractère. Eh bien, j'ai été témoin de quelque chose de plus fort: j'ai vu une figue manger un âne! Et, cependant, je n'ai pas ri; franchement, aucune partie buccale n'a remué. Le besoin de pleurer s'empara de moi si fortement, que mes yeux laissèrent tomber une larme. "Nature! nature! m'écriai-je en sanglotant, l'épervier déchire le moineau, la figue mange l'âne et le ténia dévore l'homme!" Sans prendre la résolution d'aller plus loin, je me demande moi-même si j'ai parlé de la manière dont on tue les mouches. Oui, n'est-ce pas? Il n'en est pas moins vrai que je n'avais pas parlée de la destruction des rhinocéros! Si certains amis me prétendaient le contraire, je ne les écouterais pas, et je me rappellerais que la louange et la flatterie sont deux grandes pierres d'achoppement. Cependant, afin de contenter ma conscience autant que possible, je ne puis m'empêcher de faire remarquer que cette dissertation sur le rhinocéros m'entraînerait hors de la patience et du sang-froid, et, de son côté, découragerait probablement (ayons, même, la hardiesse de dire certainement) les générations présentes. N'avoir pas parlé du rhinocéros après la mouche! Au moins, pour cette excuse passable, aurai-je dû mentionner avec promptitude (et je ne l'ai pas fait!) cette omission non préméditée, qui n'étonnera pas ceux qui ont étudié à fond les contradictions réelles et inexplicables qui habitent les lobes du cerveau humain. Rien n'est indigne pour une intelligence grande et simple: le moindre phénomène de la nature, s'il y a mystère en lui, deviendra, pour le sage, inépuisable matière à réflexion. Si quelqu'un voit un âne manger une figue ou une figue manger un âne (ces deux circonstances ne se présentent pas souvent, à moins que ce ne soit en poésie), soyez certain qu'après avoir réfléchi deux ou trois minutes, pour savoir quelle conduite prendre, il abandonnera le sentier de la vertu et se mettra à rire comme un coq! Encore, n'est-il pas exactement prouvé que les coqs ouvrent exprès leur bec pour imiter l'homme et faire une grimace tourmentée. J'appelle grimace dans les oiseaux ce qui porte le même nom dans l'humanité! Le coq ne sort pas de sa nature, moins par incapacité, que par orgueil. Apprenez-leur à lire, ils se révoltent. Ce n'est pas un perroquet, qui s'extasierait ainsi devant sa faiblesse, ignorante et impardonnable! Oh! avilissement exécrable! comme on ressemble à une chèvre quand ont rit! Le calme du front a disparu pour faire face à deux énormes yeux de poissons qui (n'est-ce pas déplorable?)... qui... qui se mettent à briller comme des phares! Souvent, il m'arrivera d'énoncer, avec solennité, les propositions les plus bouffonnes... je ne trouve pas que cela devienne un motif péremptoirement suffisant pour élargir la bouche! Je ne puis m'empêcher de rire, me répondrez-vous; j'accepte cette explication absurde, mais alors, que ce soit un rire mélancolique. Riez, mais pleurez en même temps. Si vous ne voulez pleurer par les yeux, pleurez par la bouche. Est-ce encore impossible, urinez; mais, j'avertis qu'un liquide quelconque est ici nécessaire, pour atténuer la sécheresse que porte, dans ses flancs, le rire, aux traits fendus en arrière. Quant à moi, je ne me laisserai pas décontenancer par les gloussements cocasses et les beuglements originaux de ceux qui trouvent toujours quelque chose à redire dans un caractère qui ne ressemble pas au leur, parce qu'il est une des innombrables modifications intellectuelles que Dieu, sans sortir d'un type primordial, créa pour gouverner les charpentes osseuses. Jusqu'à nos temps, la poésie fit une route fausse; s'élevant jusqu'au ciel ou rampant jusqu'à terre, elle a méconnu les principes de son existence, et a été, non sans raison, constamment bafouée par les honnêtes gens. Elle n'a pas été modeste... qualité la plus belle qui doive exister dans un être imparfait! Moi, je veux montrer mes qualités; mais, je ne suis pas assez hypocrite pour cacher mes vices! Le rire, le mal, l'orgueil, la folie, paraîtront, tour à tour, entre la sensibilité et l'amour de la justice, et serviront d'exemple à la stupéfaction humaine: chacun s'y reconnaîtra, non pas tel qu'il devrait être, mais tel qu'il est. Et, peut-être que ce simple idéal, conçu par mon imagination, surpassera, cependant, tout ce que la poésie a trouvé jusqu'ici de plus grandiose et de plus sacré. Car, si je laisse mes vices transpirer dans ces pages, on ne croira que mieux aux vertus que j'y fais resplendir, et, dont je placerai l'auréole si haut, que les plus grands génies de l'avenir témoigneront, pour moi, une sincère reconnaissance. Ainsi, donc, l'hypocrisie sera chassée carrément de ma demeure. Il y aura, dans mes chants, une preuve imposante de puissance, pour mépriser ainsi les opinions reçues. Il chante pour lui seul, et non pas pour ses semblables. Il ne place pas la mesure de son inspiration dans la balance humaine. Libre comme la tempête, il est venu échouer, un jour, sur les plages indomptables de sa terrible volonté! Il ne craint rien, si ce n'est lui-même! Dans ses combats surnaturels, il attaquera l'homme et le Créateur, avec avantage, comme quand l'espadon enfonce son épée dans le ventre de la baleine: qu'il soit maudit, par ses enfants et par ma main décharnée, celui qui persiste à ne pas comprendre les kanguroos implacables du rire et les poux audacieux de la caricature!... Deux tours énormes s'apercevaient dans la vallée; je l'ai dit au commencement. En les multipliant par deux, le produit était quatre... mais je distinguai pas très bien la nécessité de cette opération arithmétique. Je continuai ma route, avec la fièvre au visage, et je m'écriai sans cesse: "Non... non...je ne distingue pas très bien la nécessité de cette opération d'arithmétique!" J'avais entendu des craquements de chaînes, et des gémissements douloureux. Que personne ne trouve possible, quand il passera dans cet endroit, de multiplier les tours par deux, afin que le produit soit quatre! Quelques-uns soupçonnent que j'aime l'humanité comme si j'étais sa propre mère, et que je l'eusse portée, neuf mois, dans mes flancs parfumés; c'est pourquoi, je ne repasse plus dans la vallée où s'élèvent les deux unités du multiplicande!
  
  
  
  *
  
   Une potence s'élevait sur le sol; à un mètre de celui-ci, était suspendu par les cheveux un homme, dont les bras étaient attachés par derrière. Ses jambes avaient été laissées libres, pour accroître ses tortures, et lui faire désirer davantage n'importe quoi de contraire à l'enlacement de ses bras. La peau du front était tellement tendue par le poids de la pendaison, que son visage, condamné par la circonstance à l'absence de l'expression naturelle, ressemblait à la concrétion pierreuse d'une stalactite. Depuis trois jours, il subissait ce supplice. Il s'écriait: "Qui me dénouera les bras? qui me dénouera les cheveux? Je me disloque dans des mouvements qui ne font que séparer davantage de ma tête la racine des cheveux; la soir et la faim ne sont pas la cause principale qui m'empêchent de dormir. Il est impossible que mon existence enfonce son prolongement au delà des bornes d'une heure. Quelqu'un pour m'ouvrir la gorge, avec un caillou acéré!" Chaque mot était précédé, suivi de hurlements intenses. Je m'élançai du buisson derrière lequel j'étais abrité, et je me dirigeai vers le pantin ou morceau de lard attaché au plafond. Mais, voici que, du côté opposé, arrivèrent en dansant deux femmes ivres. L'une tenait un sac, et deux fouets, aux cordes de plomb, l'autre, un baril plein de goudron et deux pinceaux. Les cheveux grisonnants de la plus vieille flottaient au vent, comme les lambeaux d'une voile déchirée, et les chevilles de l'autre claquaient entre elles, comme les coups de queue d'un thon sur la dunette d'un vaisseau. Leurs yeux brillaient d'une flamme si noire et si forte, que je ne crus pas d'abord que ces deux femmes appartinssent à mon espèce. Elles riaient avec un aplomb tellement égoïste, et leurs traits inspiraient tant de répugnance, que je ne doutai pas un seul instant que je n'eusse devant les yeux les deux spécimens les plus hideux de la race humaine. Je me recachai derrière le buisson, et je me tins tout coi, comme l'acantophorus serraticornis, qui ne montre que la tête en dehors de son nid. Elles approchaient avec la vitesse de la marée; appliquant l'oreille sur le sol, le son, distinctement perçu, m'apportait l'ébranlement lyrique de leur marche. Lorsque les deux femelles d'orang-outang furent arrivées sous la potence, elles reniflèrent l'air pendant quelques secondes; elles montrèrent, par leurs gestes saugrenus, la quantité vraiment remarquable de stupéfaction qui résulta de leur expérience, quand elles s'aperçurent que rien n'était changé dans ces lieux: le dénoûment de la mort, conforme à leurs voeux, n'était pas survenu. Elles n'avaient pas daigné lever la tête, pour savoir si la mortadelle était encore à la même place. L'une dit: "Est-ce possible que tu sois encore respirant? Tu as la vie dure, mon mari bien-aimé." Comme quand deux chantres, dans une cathédrale, entonnent alternativement les versets d'un psaume, la deuxième répondit: "Tu ne veux donc pas mourir, ô mon gracieux fils? Dis-moi donc comment tu as fait (sûrement c'est par quelque maléfice) pour épouvanter les vautours? En effet, ta carcasse est devenue si maigre! Le zéphyr la balance comme une lanterne." Chacune prit un pinceau et goudronna le corps du pendu... chacune prit un fouet et leva les bras... J'admirais (il était absolument impossible de ne pas faire comme moi) avec quelle exactitude énergique les lames de métal, au lieu de glisser à la surface, comme quand on se bat contre un nègre et qu'on fait des efforts inutiles, propres au cauchemar, pour l'empoigner aux cheveux, s'appliquaient, grâce au goudron, jusqu'à l'extérieur des chairs, marquées par des sillons aussi creux que l'empêchement des os pouvait raisonnablement le permettre. Je me suis préservé de la tentation de trouver de la volupté dans ce spectacle excessivement curieux, mais moins profondément comique que ce qu'on n'était en droit de l'attendre. Et, cependant, malgré les bonnes résolutions prises d'avance, comment ne pas reconnaître la force de ces femmes, les muscles de leur bras? Leur adresse, qui consistait à frapper sur les parties les plus sensibles, comme le visage et le bas-ventre, ne sera mentionnée par moi, que si j'aspire à l'ambition de raconter la totale vérité! Moins que, appliquant mes lèvres, l'une contre l'autre, surtout dans la direction horizontale (mais, chacun n'ignore pas que c'est la manière la plus ordinaire d'engendrer cette pression), je ne préfère garder un silence gonflé de larmes et de mystères, dont la manifestation pénible sera impuissante à cacher, non seulement aussi bien, mais encore mieux que mes paroles (car, je ne crois pas me tromper, quoiqu'il ne faille pas certainement nier en principe, sous peine de manquer aux règles les plus élémentaires de l'habileté, les possibilités hypothétiques d'erreur) les résultats funestes occasionnés par la fureur qui met en oeuvre les métacarpes secs et les articulations robustes: quand même on ne se mettrait pas au point de vue de l'observateur impartial et du moraliste expérimenté (il est presque assez important que j'apprenne que je n'admets pas, au moins entièrement, cette restriction plus ou moins fallacieuse), le doute, à cet égard, n'aurait pas la faculté détendre ses racines; car, je ne le suppose pas, pour l'instant, entre les mains d'une puissance surnaturelle, et périrait immanquablement, pas subitement peut-être, faute d'une sève remplissant les conditions simultanées de nutrition et d'absence de matières vénéneuses. Il est entendu, sinon ne me lisez pas, que je ne mets en scène que la timide personnalité de mon opinion: loin de moi, cependant, la pensée de renoncer à des droits qui sont incontestables! Certes, mon intention n'est pas de combattre cette affirmation, où brille le critérium de la certitude, qu'il est un moyen plus simple de s'entendre; il consisterait, je le traduis avec quelques mots seulement, mais, qui en valent plus de mille, à ne pas discuter: il est plus difficile à mettre en pratique que ne le veut bien penser généralement le commun des mortels. Discuter est le mot grammatical, et beaucoup de personnes trouveront qu'il ne faudrait pas contredire, sans un volumineux dossier de preuves, ce que je viens de coucher sur le papier; mais, la chose diffère notablement, s'il est permis d'accorder à son propre instinct qu'il emploie une rare sagacité au service de sa circonspection, quand il formule des jugements qui paraîtraient autrement, soyez-en persuadé, d'une hardiesse qui longe les rivages de la fanfaronnade. Pour clore ce petit incident, qui s'est lui-même dépouillé de sa gangue par une légèreté aussi irrémédiablement déplorable que fatalement pleine d'intérêt, à la condition qu'il ait ausculté ses souvenirs les plus récents), il est bon, si l'on possède des facultés en équilibre parfait, ou mieux, si la balance de l'idiotisme ne l'emporte pas de beaucoup sur le plateau dans lequel reposent les nobles et magnifiques attributs de la raison, c'est-à-dire, afin d'être plus clair (car, jusqu'ici je n'ai été que concis, ce que même plusieurs n'admettront pas, à cause de mes longueurs, qui ne sont qu'imaginaires, puisqu'elles remplissent leur but, de traquer, avec le scalpel de l'analyse, les fugitives apparitions de la vérité, jusqu'en leurs derniers retranchements), si l'intelligence prédomine suffisamment sur les défauts sous le poids desquels l'ont étouffée en partie l'habitude, la nature et l'éducation, il est bon, répété-je pour la deuxième et dernière fois, car, à force de répéter, on finirait, le plus souvent ce n'est pas faux, par ne plus s'entendre, de revenir la queue basse, (si, même, il est vrai que j'aie une queue) au sujet dramatique cimenté dans cette strophe. Il est utile de boire un verre d'eau, avant d'entreprendre la suite de mon travail. Je préfère en boire deux, plutôt que de m'en passer. Ainsi, dans une chasse contre un nègre marron, à travers la forêt, à un moment convenu, chaque membre de la troupe suspend son fusil aux lianes, et l'on se réunit en commun à l'ombre d'un massif, pour étancher la soif et apaiser la faim. Mais, la halte ne dure que quelques secondes, la poursuite st reprise avec acharnement et le hallali ne tarde pas à résonner. Et, de même que l'oxygène est reconnaissable à la propriété qu'il possède, sans orgueil, de rallumer une allumette présentant quelques points en ignition, ainsi, l'on reconnaîtra l'accomplissement de mon devoir à l'empressement que je montre à revenir à la question. Lorsque les femelles se virent dans l'impossibilité de retenir le fouet, que la fatigue laissa tomber de leurs mains, elles mirent judicieusement fin au travail gymnastique qu'elles avaient entrepris pendant près de deux heures, et se retirèrent, avec une joie qui n'était pas dépourvue de menaces pour l'avenir. Je me dirigeai vers celui qui m'appelait au secours, avec un oeil glacial (car, la perte de son sang était si grande, que la faiblesse l'empêchait de parler, et que mon opinion était, quoique je ne fusse pas médecin, que l'hémorragie s'était déclarée au visage et au bas-ventre), et je coupai ses cheveux avec une paire de ciseaux, après avoir dégagé ses bras. Il me raconta que sa mère l'avait, un soir, appelé dans sa chambre, et lui avait ordonné de se déshabiller, pour passer la nuit avec elle dans un lit, et que, sans attendre aucune réponse, la maternité s'était dépouillée de tous ses vêtements, en entrecroisant, devant lui, les gestes les plus impudiques. Qu'alors il s'était retiré. En outre, par ses refus perpétuels, il s'était attiré la colère de sa femme, qui s'était bercée de l'espoir d'une récompense, si elle eût pu réussir à engager son mari à ce qu'il prêtât son corps aux passions de la vieille. Elles résolurent, par un complot, de le suspendre à une potence, préparée d'avance, dans quelque parage non fréquenté, et de le laisser périr insensiblement, exposé à toutes les misères et à tous les dangers. Ce n'était pas sans de très mûres et de nombreuses réflexions, pleines de difficultés presque insurmontables, qu'elles étaient enfin parvenues à guider leur choix sur le supplice raffiné qui n'avait trouvé la disparition de son terme que dans le secours inespéré de mon intervention. Les marques les plus vives de la reconnaissance soulignaient chaque expression, et ne donnaient pas à ses confidences leur moindre valeur. Je le portai dans la chaumière la plus voisine; car, il venait de s'évanouir, et je ne quittai les laboureurs que lorsque je leur eus laissé ma bourse, pour donner des soins au blessé, et que je leur eusse fait promettre qu'ils prodigueraient au malheureux, comme à leur propre fils, les marques d'une sympathie persévérante. À mon tour, je leur racontai l'événement et je m'approchai de la porte, pour remettre le pied sur le sentier; mais, voilà qu'après avoir fait une centaine de mètres, je revins machinalement sur mes pas, j'entrai de nouveau dans la chaumière, et, m'adressant à leurs propriétaires naïfs, je m'écriai: "Non, non...ne croyez pas que cela m'étonne!" Cette fois-ci, je m'éloignai définitivement; mais, la plante des pieds ne pouvait pas se poser d'une manière sûre: un autre aurait pu ne pas s'en apercevoir! Le loup ne passe plus sous la potence qu'élevèrent, un jour de printemps, les mains entrelacées d'une épouse et d'une mère, comme quand il faisait prendre, à son imagination charmée, le chemin d'un repas illusoire. Quand il voit, à l'horizon, cette chevelure noire, balancée par le vent, il n'encourage pas sa force d'inertie, et prend la fuite avec une vitesse incomparable! Faut-il voir, dans ce phénomène psychologique, une intelligence supérieure à l'ordinaire instinct des mammifères? Sans rien certifier et même sans rien prévoir, il me semble que l'animal a compris ce que c'est que le crime! Comment ne le comprendrait-il pas, quand des êtres humains, eux-mêmes, ont rejeté, jusqu'à ce point indescriptible, l'empire de la raison, pour ne laisser subsister, à la place de cette reine détrônée, qu'une vengeance farouche!
  
  
  
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   Je suis sale. Les poux me rongent. Les pourceaux, quand ils me regardent, vomissent. Les croûtes et les escarres de la lèpre ont écaillé ma peau, couverte de pus jaunâtre. Je ne connais pas l'eau des fleuves, ni la rosée des nuages. Sur ma nuque, comme un fumier, pousse un énorme champignon, aux pédoncules ombellifères. Assis sur un meuble informe, je n'ai pas bougé mes membres depuis quatre siècles. Mes pieds ont pris racine dans le sol et composent, jusqu'à mon ventre, une sorte de végétation vivace, remplie d'ignobles parasites, qui ne dérive pas encore de la plante, et qui n'est plus de la chair. Cependant mon coeur bat. Mais comment battrait-il, si la pourriture et les exhalaisons de mon cadavre (je n'ose pas dire corps) ne le nourrissaient abondamment? Sous mon aisselle gauche, une famille de crapauds a pris résidence, et, quand l'un d'eux remue, il me fait des chatouilles. Prenez garde qu'il ne s'en échappe un, et ne vienne gratter, avec sa bouche, le dedans de votre oreille: il serait ensuite capable d'entre dans votre cerveau. Sous mon aisselle droite, il y a un caméléon qui leur fait une chasse perpétuelle, afin de ne pas mourir de faim: il faut que chacun vivre. Mais, quand un parti déjoue complètement les ruses de l'autre, ils ne trouvent rien de mieux que de ne pas se gêner, et sucent la graisse délicate qui couvre mes côtes: j'y suis habitué. Une vipère méchante a dévoré ma verge et a pris sa place: elle m'a rendu eunuque, cette infâme. Oh! si j'avais pu me défendre avec mes bras paralysés; mais, je crois plutôt qu'ils se sont changés en bûches. Quoi qu'il en soit, il importe de constater que le sang ne vient plus y promener sa rougeur. Deux petits hérissons, qui ne croissent plus, ont jeté à un chien, qui n'a pas refusé, l'intérieur de mes testicules: l'épiderme, soigneusement lavé, ils ont logé dedans. L'anus a été intercepté par un crabe; encouragé par mon inertie, il garde l'entrée avec ses pinces, et me fait beaucoup de mal! Deux méduses ont franchi les mers, immédiatement alléchées par un espoir qui ne fut pas trompé. Elles ont regardé avec attention les deux parties charnues qui forment le derrière humain, et, se cramponnant à leur galbe convexe, elles les ont tellement écrasées par une pression constante, que les deux morceaux de chair ont disparu, tandis qu'il est resté deux monstres, sortis du royaume de la viscosité, égaux par la couleur, la forme et la férocité. Ne parlez pas de ma colonne vertébrale, puisque c'est un glaive. Oui, oui... je n'y faisais pas attention... votre demande est juste. Vous désirez savoir, n'est-ce pas, comment il se trouve implanté verticalement dans mes reins? Moi-même, je ne me le rappelle pas très clairement; cependant, si je me décide à prendre pour un souvenir ce qui n'est peut-être qu'un rêve, sachez que l'homme, quand il a su que j'avais fait voeu de vivre avec la maladie et l'immobilité jusqu'à ce que j'eusse vaincu le Créateur, marcha, derrière moi, sur la pointe des pieds, mais, non pas si doucement, que je ne l'entendisse. Je ne perçus plus rien, pendant un instant qui ne fut pas long. Ce poignard aigu s'enfonça, jusqu'au manche, entre les deux épaules du taureau de fêtes, et son ossature frissonna, comme un tremblement de terre. La lame adhère si fortement au corps, que personne, jusqu'ici, n'a pu l'extraire. Les athlètes, les mécaniciens, les philosophes, les médecins ont essayé, tour à tour, les moyens les plus divers. Ils ne savent pas que le mal qu'a fait l'homme ne peut plus se défaire! J'ai pardonné à la profondeur de leur ignorance native, et je les ai salués des paupières de mes yeux. Voyageur, quand tu passeras près de moi, ne m'adresse pas, je t'en supplie, le moindre mot de consolation: tu affaiblirais mon courage. Laisse-moi réchauffer ma ténacité à la flamme du martyre volontaire. Va-t'en... que je ne t'inspire aucune pitié. La haine est plus bizarre que tu ne le penses; sa conduite est inexplicable, comme l'apparence brisée d'un bâton enfoncé dans l'eau. Tel que tu me vois, je puis encore faire des excursions jusqu'aux murailles du ciel, à la tête d'une légion d'assassins, et revenir prendre cette posture, pour méditer, de nouveau, sur les nobles projets de la vengeance. Adieu, je ne te retarderai pas davantage; et, pour t'instruire à te préserver, réfléchis au sort fatal qui m'a conduit à la révolte, quand peut-être j'étais né bon! Tu raconteras à ton fils ce que tu as vu; et, le prenant par la main, fais-lui admirer la beauté des étoiles et les merveilles de l'univers, le nid du rouge-gorge et les temples du Seigneur. Tu seras étonné de le voir si docile aux conseils de la paternité, et tu le récompenseras par un sourire. Mais, quand il apprendra qu'il n'est pas observé, jette les yeux sur lui, et tu le verras cracher sa bave sur la vertu; il t'a trompé, celui qui est descendu de la race humaine, mais il ne te trompera plus: tu sauras désormais ce qu'il deviendra. O père infortuné, prépare, pour accompagner les pas de ta vieillesse, l'échafaud ineffaçable qui tranchera la tête d'un criminel précoce, et la douleur qui te montrera le chemin qui conduit à la tombe.
  
  
  
  *
  
   Sur le mur de ma chambre, quelle ombre dessine, avec une puissance incomparable, la fantasmagorique projection de sa silhouette racornie? Quand je place sur mon coeur cette interrogation délirante et muette, c'est moins pour la majesté de la forme, que pour le tableau de la réalité, que la sobriété du style se conduit de la sorte. Qui que tu sois, défends-toi; car, je vais diriger vers toi la fronde d'une terrible accusation: ces yeux ne t'appartiennent pas...où les as-tu pris? Un jour, je vis passer devant moi une femme blonde; elle les avait pareils aux tiens: tu les lui as arrachés. Je vois que tu veux faire croire à ta beauté; mais, personne ne s'y trompe; et moi, moins qu'un autre. Je te le dis, afin que tu ne me prennes pas pour un sot. Toute une série d'oiseaux rapaces, amateurs de la viande d'autrui et défenseurs de l'utilité de la poursuite, beaux comme des squelettes qui effeuillent des panoccos de l'Arkansas, voltigent autour de ton front, comme des serviteurs soumis et agréés. Mais est-ce un front? Il n'est pas difficile de mettre beaucoup d'hésitation à le croire. Il est si bas, qu'il est impossible de vérifier les preuves, numériquement exiguës, de son existence équivoque. Peut-être que tu n'as pas de front, toi, qui promènes, sur la muraille, comme le symbole mal réfléchi d'une danse fantastique, le fiévreux ballottement de tes vertèbres lombaires. Qui donc alors t'a scalpé? si c'est un être humain, parce que tu l'as enfermé, pendant vingt ans, dans une prison, et qui s'est échappé pour préparer une vengeance digne de ses représailles, il a fait comme il le devait, et je l'applaudis; seulement, il y a un seulement, il ne fut pas assez sévère. Maintenant, tu ressembles à un Peau-Rouge prisonnier, du moins (notons-le préalablement) par le manque expressif de chevelure. Non pas qu'elle ne puisse repousser, puisque les physiologistes ont découvert que même les cerveaux enlevés reparaissent à la longue, chez les animaux; mais, ma pensée s'arrêtant à une simple constatation, qui n'est pas dépourvue, d'après le peu que j'en aperçois, d'une volupté énorme, ne va pas, même dans ses conséquences les plus hardies, jusqu'aux frontières d'un voeu pour ta guérison, et reste, au contraire, fondée, par la mise en oeuvre de sa neutralité plus que suspecte, à regarder (ou du moins à souhaiter) comme le présage de malheurs plus grands, ce qui ne peut être pour toi qu'une privation momentanée de la peau qui recouvre le dessus de ta tête. J'espère que tu m'as compris. Et même, si le hasard te permettait, par un miracle absurde, mais non pas, quelquefois, raisonnable, de retrouver cette peau précieuse qu'a gardée la religieuse vigilance de ton ennemi, comme le souvenir enivrant de sa victoire, il est presque extrêmement possible que, quand même on n'aurait étudié la loi des probabilités que sous le rapport des mathématiques (or, on sait que l'analogie transporte facilement l'application de cette loi dans les autres domaines de l'intelligence), ta crainte légitime, mais, un peu exagérée, d'un refroidissement partiel ou total, ne refuserait pas l'occasion importante, et même unique, qui se présenterait d'une manière si opportune, quoique brusque, de préserver les diverses parties de ta cervelle du contact de l'atmosphère, surtout pendant l'hiver, par une coiffure qui, à bon droit, t'appartient, puisqu'elle est naturelle, et qu'il te serait permis, en outre (il serait incompréhensible que tu le niasses), de garder constamment sur la tête, sans courir les risques, toujours désagréables, d'enfreindre les règles les plus simples d'une convenance élémentaire. N'est-il pas vrai que tu m'écoutes avec attention? Si tu m'écoutes davantage, ta tristesse sera loin de se détacher de l'intérieur de tes narines rouges. Mais, comme je suis très impartial, et que je ne te déteste pas autant que je le devrais (si je me trompe, dis-le moi), tu prêtes, malgré toi, l'oreille à mes discours, comme poussé par une force supérieure. Je ne suis pas si méchant que toi: voilà pourquoi ton génie s'incline de lui-même devant le mien... En effet, je ne suis pas si méchant que toi! Tu viens de jeter un regard sur la cité bâtie sur le flanc de cette montagne. Et maintenant, que vois-je... Tous les habitants sont morts! J'ai de l'orgueil comme un autre, et c'est un vice de plus, que d'en avoir peut-être davantage. Eh bien, écoute... écoute, si l'aveu d'un homme, qui se rappelle avoir vécu un demi-siècle sous la forme de requin dans les courants sous-marins qui longent les côtes de l'Afrique, t'intéresse assez vivement pour lui prêter ton attention, sinon avec amertume, du moins sans la faute irréparable de montrer le dégoût que je t'inspire. Je ne jetterai pas à tes pieds le masque de la vertu, pour paraître à tes yeux tel que je suis; car, je ne l'ai jamais porté (si, toutefois, c'est là une excuse); et, dès les premiers instants, si tu remarques mes traits avec attention, tu me reconnaîtras comme ton disciple respectueux dans la perversité, mais, non pas, comme ton rival redoutable. Puisque je ne te dispute pas la palme du mal, je ne crois pas qu'un autre le fasse: il devrait s'égaler auparavant à moi, ce qui n'est pas facile... Écoute, à moins que tu ne sois la faible condensation d'un brouillard (tu caches ton corps quelque part, et je ne puis le rencontre): un matin, que je vis une petite fille qui se penchait sur un lac, pour cueillir un lotus rose, elle affermit ses pas, avec une expérience précoce; elle se penchait vers les eaux, quand ses yeux rencontrèrent mon regard (il est vrai que, de mon côté, ce n'était pas sans préméditation). Aussitôt, elle chancela comme le tourbillon qu'engendre la marée autour d'un roc, ses jambes fléchirent, et, chose merveilleuse à voir, phénomène qui s'accomplit avec autant de véracité que je cause avec toi, elle tomba jusqu'au fond du lac: conséquence étrange, elle ne cueillit plus aucune nymphéacée. Que fait-elle au dessous?... je ne m'en suis pas informé. Sans doute, sa volonté, qui s'est rangée sous le drapeau de la délivrance, livre des combats acharnés contre la pourriture! Mais toi, ô mon maître, sous ton regard, les habitants des cités sont subitement détruits, comme un tertre de fourmis qu'écrase le talon de l'éléphant. Ne viens-je pas d'être témoin d'un exemple démonstrateur? Vois... la montagne n'est plus joyeuse... elle reste isolée comme un vieillard. C'est vrai, les maisons existent; mais ce n'est pas un paradoxe d'affirmer, à voix basse, que tu ne pourrais en dire autant de ceux qui n'y existent plus. Déjà, les émanations des cadavres viennent jusqu'à moi. Ne les sens-tu pas? Regarde ces oiseaux de proie, qui attendent que nous nous éloignions, pour commencer ce repas géant; il en vient un nuage perpétuel des quatre coins de l'horizon. Hélas! ils étaient déjà venus, puisque je vis leurs ailes rapaces tracer, au-dessus de toi, le monument des spirales, comme pour t'exciter de hâter le crime. Ton odorat ne reçoit-il donc pas le moindre effluve? L'imposteur n'est pas autre chose... Tes nerfs olfactifs sont enfin ébranlés par la perception d'atomes aromatiques: ceux-ci s'élèvent de la cité anéantie, quoique je n'aie pas besoin de te l'apprendre... Je voudrais embrasser tes pieds, mais mes bras n'entrelacent qu'une transparente vapeur. Cherchons ce corps introuvable, que cependant mes yeux aperçoivent: il mérite, de ma part, les marques les plus nombreuses d'une admiration sincère. Le fantôme se moque de moi: il m'aide à chercher mon propre corps. Si je lui fais signe de rester à sa place, voilà qu'il me renvoie le même signe... Le secret est découvert; mais, ce n'est pas, je le dis avec franchise, à ma plus grande satisfaction. Tout est expliqué, les grands comme les plus petits détails; ceux-ci sont indifférents à remettre devant l'esprit, comme, par exemple, l'arrachement des yeux à la femme blonde: cela n'est presque rien!... Ne me rappelais-je donc pas que, moi, aussi, j'avais été scalpé, quoique ce ne fût que pendant cinq ans (le nombre exact du temps m'avait failli) que j'avais enfermé un être humain dans une prison, pour être témoin du spectacle de ses souffrances, parce qu'il m'avait refusé, à juste titre, une amitié qui ne s'accorde pas à des êtres comme moi? Puisque je fais semblant d'ignorer que mon regard peut donner la mort, même aux planètes qui tournent dans l'espace, il n'aura pas tort, celui qui prétendra que je ne possède pas la faculté des souvenirs. Ce qui me reste à faire, c'est de briser cette glace, en éclats, à l'aide d'une pierre... Ce n'est pas la première fois que le cauchemar de la perte momentanée de la mémoire établit sa demeure dans mon imagination, quand, par les inflexibles lois de l'optique, il m'arrive d'être placé devant la méconnaissance de ma propre image!
  
  
  
  *
  
   Je m'étais endormi sur la falaise. Celui qui, pendant un jour, a poursuivi l'autruche à travers le désert, sans pouvoir l'atteindre, n'a pas eu le temps de prendre de la nourriture et de fermer les yeux. Si c'est lui qui me lit, il est capable de deviner, à la rigueur, quel sommeil s'appesantit sur moi. Mais, quand la tempête a poussé verticalement un vaisseau, avec la paume de sa main, jusqu'au fond de la mer; si, sur le radeau, il ne reste plus de tout l'équipage qu'un seul homme, rompu par les fatigues et les privations de toute espèce; si la lame le ballotte, comme une épave, pendant des heures plus prolongées que la vie d'homme; et, si, une frégate, qui sillonne plus tard ces parages de désolation d'une carène fendue, aperçoit le malheureux qui promène sur l'océan sa carcasse décharnée, et lui porte un secours qui a failli être tardif, je crois que ce naufragé devinera mieux encore à quel degré fut porté l'assoupissement de mes sens. Le magnétisme et le chloroforme, quand ils s'en donnent la peine, savent quelquefois engendrer pareillement de ces catalepsies léthargiques. Elles n'ont aucune ressemblance avec la mort: ce serait un grand mensonge de le dire. Mais arrivons tout de suite au rêve, afin que les impatients, affamés de ces sortes de lectures, ne se mettent pas à rugir, comme un banc de cachalots macrocéphales qui se battent entre eux pour une femelle enceinte. Je rêvais que j'étais entré dans le corps d'un pourceau, qu'il ne m'était pas facile d'en sortir, et que je vautrais mes poils dans les marécages les plus fangeux. Était-ce comme une récompense? Objet de mes voeux, je n'appartenais plus à l'humanité! Pour moi, j'entendis l'interprétation ainsi, et j'en éprouvai une joie plus que profonde. Cependant, je recherchais activement quel acte de vertu j'avais accompli pour mériter, de la part de la Providence, cette insigne faveur. Maintenant que j'ai repassé dans ma mémoire les diverses phases de cet aplatissement épouvantable contre le ventre du granit, pendant lequel la marée, sans que je m'en aperçusse, passa, deux fois, sur ce mélange irréductible de matière morte et de matière vivante, il n'est peut-être pas sans utilité de proclamer que cette dégradation n'était probablement qu'une punition, réalisée sur moi par la justice divine. Mais, qui connaît ses besoins intimes ou la cause de ses joies pestilentielles? La métamorphose ne parut jamais à mes yeux que comme le haut et magnanime retentissement d'un bonheur parfait, que j'attendais depuis longtemps. Il était enfin venu, le jour où je fus un pourceau! J'essayais mes dents sur l'écorce des arbres; mon groin, je le contemplais avec délice. Il ne restait plus la moindre parcelle de divinité: je sus élever mon âme jusqu'à l'excessive hauteur de cette volupté ineffable. Écoutez-moi donc, et ne rougissez pas, inépuisables caricatures du beau, qui prenez au sérieux le braiement risible de votre âme, souverainement méprisable; et qui ne comprenez pas pourquoi le Tout-Puissant, dans un rare moment de bouffonnerie excellente, qui, certainement, ne dépasse pas les grandes lois générales du grotesque, prit, un jour, le mirifique plaisir de faire habiter une planète par des êtres singuliers et microscopiques, qu'on appelle humains, et dont la matière ressemble à celle du corail vermeil. Certes, vous avez raison de rougir, os et graisse, mais écoutez-moi. Je n'invoque pas votre intelligence, vous la feriez rejeter du sang par l'horreur qu'elle vous témoigne: oubliez-la, et soyez conséquents avec vous-mêmes... Là, plus de contrainte. Quand je voulais tuer, je tuais; cela, même, m'arrivait souvent, et personne ne m'en empêchait. Les lois humaines me poursuivaient encore de leur vengeance, quoique je n'attaquasse pas la race que j'avais abandonnée si tranquillement; mais ma conscience ne me faisait aucun reproche. Pendant la journée, je me battais avec mes nouveaux semblables, et le sol était parsemé de nombreuses couches de sang caillé. J'étais le plus fort, et je remportais toutes les victoires. Des blessures cuisantes couvraient mon corps; je faisais semblant de ne pas m'en apercevoir. Les animaux terrestres s'éloignaient de moi, et je restais seul dans ma resplendissante grandeur. Quel ne fut pas mon étonnement, quand, après avoir traversé un fleuve à la nage, pour m'éloigner des contrées que ma rage avait dépeuplées, et gagner d'autres campagnes pour y planter mes coutumes de meurtre et de carnage, j'essayai de marcher sur cette rive fleurie. Mes pieds étaient paralysés; aucun mouvement ne venait trahir la vérité de cette immobilité forcée. Au milieu d'efforts surnaturels, pour continuer mon chemin, ce fut alors que je me réveillai, et que je sentis que je redevenais homme. La Providence me faisait ainsi comprendre, d'une manière qui n'est pas inexplicable, qu'elle ne voulait pas que, même en rêve, mes projets sublimes s'accomplissent. Revenir à ma forme primitive fut pour moi une douleur si grande, que, pendant les nuits, j'en pleure encore. Mes draps sont constamment mouillés, comme s'ils avaient été passé dans l'eau, et, chaque jour, je les fais changer. Si vous ne le croyez pas, venez me voir; vous contrôlerez, par votre propre expérience, la vérité même de mon assertion. Combien de fois, depuis cette nuit passée à la belle étoile, sur une falaise, ne me suis-je pas mêlé à des troupeaux de pourceaux, pour reprendre, comme un droit, ma métamorphose détruite! Il est temps de quitter ces souvenirs glorieux, qui ne laissent, après leur suite, que la pâle voie lactée des regrets éternels.
  
  
  
  *
  
   Il n'est pas impossible d'être témoin d'une déviation anormale dans le fonctionnement latent ou visible des lois de la nature. Effectivement, si chacun se donne la peine ingénieuse d'interroger les diverses phases de son existence (sans en oublier une seule, car c'était peut-être celle-là qui était destinées à fournir la preuve de ce que j'avance), il ne se souviendra pas, sans un certain étonnement, qui serait comique en d'autres circonstances, que, tel jour, pour parler premièrement de choses objectives, il fut témoin de quelque phénomène qui semblait dépasser et dépassait positivement les notions connues fournies par l'observation et l'expérience, comme, par exemple, les pluies de crapauds, dont le magique spectacle dut ne pas être d'abord compris par les savants. Et que, tel autre jour, pour parler en deuxième et dernier lieu de choses subjectives, son âme présenta au regard investigateur de la psychologie, je ne vais pas jusqu'à dire une aberration de la raison (qui, cependant, n'en serait pas moins curieuse; au contraire, elle le serait davantage), mais, du moins, pour ne pas faire le difficile auprès de certaines personnes froides, qui ne me pardonneraient jamais les élucubrations flagrantes de mon exagération, un état inaccoutumé, assez souvent très grave, qui marque que la limite accordée par le bon sens à l'imagination est quelquefois, malgré le pacte éphémère conclu entre ces deux puissances, malheureusement dépassée par la pression énergique de la volonté, mais, la plupart du temps aussi, par l'absence de sa collaboration effective: donnons à l'appui quelques exemples, dont il n'est pas difficile d'apprécier l'opportunité; si, toutefois, l'on prend pour compagne une attentive modération. J'en présente deux: les emportements de la colère et les maladies de l'orgueil. J'avertis celui qui me lit qu'il ne se fasse pas une idée vague, et, à plus forte raison fausse, des beautés de littérature que j'effeuille, dans le développement excessivement rapide de mes phrases. Hélas! je voudrais dérouler mes raisonnements et mes comparaisons lentement et avec beaucoup de magnificence (mais qui dispose de son temps?), pour que chacun comprenne davantage, sinon mon épouvante, du moins ma stupéfaction, quand, un soir d'été, comme le soleil semblait s'abaisser à l'horizon, je vis nager, sur la mer, avec de larges pattes de canard à la place des extrémités des jambes et des bras, porteur d'une nageoire dorsale, proportionnellement aussi longue et effilée que celle des dauphins, un être humain, aux muscles vigoureux, et que des bancs nombreux de poissons (je vis, dans ce cortège, entre autres habitants des eaux, la torpille, l'anarnak groëlandais et le scorpène horrible) suivaient avec les marques très ostensibles de la plus grande admiration. Quelquefois il plongeait, et son corps visqueux reparaissait presque aussitôt, à deux cents mètres de distance. Les marsouins, qui n'ont pas volé, d'après mon opinion, la réputation de bons nageurs, pouvaient à peine suivre de loin cet amphibie de nouvelle espèce. Je ne crois pas que le lecteur ait lieu de se repentir, s'il prête à ma narration, moins le nuisible obstacle d'une crédulité stupide, que le suprême service d'une confiance profonde, qui discute légalement, avec une secrète sympathie, les mystères poétiques, trop peu nombreux, à son propre avis, que je me charge de lui révéler, quand, chaque fois, l'occasion s'en présente, comme elle s'est aujourd'hui inopinément présentée, intimement pénétrée des toniques senteurs des plantes aquatiques, que la bise rafraîchissante transporte dans cette strophe, qui contient un monstre, qui s'est approprié les marques distinctives de la famille des palmipèdes. Qui parle ici d'appropriation? Que l'on sache bien que l'homme, par sa nature multiple et complexe, n'ignore pas les moyens d'en élargir encore les frontières; il vit dans l'eau, comme l'hippocampe; à travers les couches supérieures de l'air, comme l'orfraie; et sous la terre, comme la taupe, le cloporte et la sublimité du vermisseau. Tel est dans sa forme, plus ou moins concise (mais plus, que moins), l'exact critérium de la consolation extrêmement fortifiante que je m'efforçais de faire naître dans mon esprit, quand je songeais que l'être humain que j'apercevais à une grande distance nager des quatre membres, à la surface des vagues, comme jamais cormoran le plus superbe ne le fit, n'avait, peut-être, acquis le nouveau changement des extrémités de ses bras et de ses jambes, que comme l'expiatoire châtiment de quelque crime inconnu. Il n'était pas nécessaire que je me tourmentasse la tête, pour fabriquer d'avance les mélancoliques pilules de la pitié; car, je ne savais pas que cet homme, dont les bras frappaient alternativement l'onde amère, tandis que ses jambes, avec une force pareille à celle que possèdent les défenses en spirale du narval, engendraient le recul des couches aquatiques, ne s'était pas plus volontairement approprié ces extraordinaires formes, qu'elles ne lui avaient été imposées comme supplice. D'après ce que j'appris plus tard, voici la simple vérité: la prolongation de l'existence, dans cet élément fluide, avait insensiblement amené, dans l'être humain qui s'était lui-même exilé des continents rocailleux, les changements importants, mais, non pas essentiels, que j'avais remarqués, dans l'objet qu'un regard passablement confus m'avait fait prendre, dès les moments primordiaux de son apparition (par une inqualifiable légèreté, dont les écarts engendrent le sentiment si pénible que comprendront facilement les psychologistes et les amants de la prudence) pour un poisson, à forme étrange, non encore décrit dans les classifications des naturalistes; mais, peut-être, dans leurs ouvrages posthumes, quoique je n'eusse pas l'excusable prétention de pencher vers cette dernière supposition, imaginée dans de trop hypothétiques conditions. En effet, cet amphibie (puisque amphibie il y a, sans qu'on puisse affirmer le contraire) n'était visible que pour moi seul, abstraction faite des poissons et des cétacés; car, je m'aperçus que quelques paysans, qui s'étaient arrêtés à contempler mon visage, troublé par ce phénomène surnaturel, et qui cherchaient inutilement à s'expliquer pourquoi mes yeux étaient constamment fixés, avec une persévérance qui paraissait invincible, et qui ne l'était pas en réalité, sur un endroit de la mer où ils ne distinguaient, eux, qu'une quantité appréciable et limitée de bancs de poissons de toutes les espèces, distendaient l'ouverture de leur bouche grandiose, peut-être autant qu'une baleine. "Cela les faisait sourire, mais non, comme à moi, pâlir, disaient-ils dans leur pittoresque langage; et ils n'étaient pas assez bêtes pour ne pas remarquer que, précisément, je ne regardais pas les évolutions champêtres des poissons, mais que ma vue se portait, de beaucoup plus, en avant." De telle manière que, quant à ce qui me concerne, tournant machinalement les yeux du côté de l'envergure remarquable de ces puissantes bouches, je me disais, en moi-même, qu'à moins qu'on ne trouvât dans la totalité de l'univers un pélican, grand comme une montagne ou au moins comme un promontoire (admirez, je vous prie, la finesse de la restriction qui ne perd aucun pouce de terrain), aucun bec d'oiseau de proie ou de mâchoire d'animal sauvage ne serait jamais capable de surpasser, ni même d'égaler, chacun de ces cratères béants, mais trop lugubres. Et, cependant, quoique je réserve une bonne part au sympathique emploi de la métaphore (cette figure de rhétorique rend beaucoup plus de services aux aspirations humaines vers l'infini que ne s'efforcent de se le figurer ordinairement ceux qui sont imbus de préjugés ou d'idées fausses, ce qui est la même chose), il n'en est pas moins vrai que la bouche risible de ces paysans reste encore assez large pour avaler trois cachalots. Raccourcissons davantage notre pensée, soyons sérieux, et contentons-nous de trois petits éléphants qui viennent à peine de naître. D'une seule brassée, l'amphibie laissait après lui un kilomètre de sillon écumeux. Pendant le très court moment où, le bras tendu en avant reste suspendu dans l'air, avant qu'il s'enfonce de nouveau, ses doigts écartés, réunis à l'aide d'un repli de la peau, à forme de membrane, semblaient s'élancer vers les hauteurs de l'espace, et prendre les étoiles. Debout sur le roc, je me servis de mes mains comme d'un porte-voix, et je m'écriai, pendant que les crabes et les écrevisses s'enfuyaient vers les l'obscurité des plus secrètes crevasses; "O toi, dont la natation l'emporte sur le vol des longues ailes de la frégate, si tu comprends encore la signification des grands éclats de voix que, comme fidèle interprétation de sa pensée intime, lance avec force l'humanité, daigne t'arrêter, un instant, dans ta marche rapide, et, raconte-moi sommairement les phases de ta véridique histoire. Mais, je t'avertis que tu n'as pas besoin de m'adresser la parole, si ton dessein audacieux est de faire naître en moi l'amitié et la vénération que je sentis pour toi, dès que je te vis, pour la première fois, accomplissant, avec ta grâce et la force du requin, ton pèlerinage indomptable et rectiligne." Un soupir, qui me glaça les os, et qui fit chanceler le roc sur lequel je reposai la plante de mes pieds (à moins que ce fût moi-même qui chancelai, par la rude pénétration des ondes sonores, qui portaient à mon oreille un tel cri de désespoir) s'entendit jusqu'aux entrailles de la terre: les poissons plongèrent sous les vagues, avec le bruit de l'avalanche. L'amphibie n'osa pas trop s'avancer jusqu'au rivage; mais, dès qu'il se fut assuré que sa voix parvenait assez distinctement jusqu'à mon tympan, il réduisit le mouvement de ses membres palmés, de manière à soutenir son buste, couvert de goémons, au-dessus des flots mugissants. Je le vis incliner son front, comme pour invoquer, par un ordre solennel, la meute errante des souvenirs. Je n'osais pas l'interrompre dans cette occupation, saintement archéologique: plongé dans le passé, il ressemblait à un écueil. Il prit enfin la parole en ces termes: "Le scolopendre ne manque pas d'ennemis; la beauté fantastique de ses pattes innombrables, au lieu de lui attirer la sympathie des animaux, n'est, peut-être, pour eux, que le puissant stimulant d'une jalouse irritation. Et, je ne serais pas étonné d'apprendre que cet insecte est en butte aux haines les plus intenses. Je te cacherai le lieu de ma naissance, qui n'importe pas à mon récit: mais, la honte qui rejaillirait sur ma famille importe à mon devoir. Mon père et ma mère (que Dieu leur pardonne!), après un an d'attente, virent le ciel exaucer leurs voeux: deux jumeaux, mon frère et moi, parurent à la lumière. Raison de plus pour s'aimer. Il n'en fut pas ainsi que je parle. Parce que j'étais le plus beau des deux et le plus intelligent, mon frère me prit en haine, et ne se donna pas la peine de cacher ses sentiments: c'est pourquoi, mon père et ma mère firent rejaillir sur moi la plus grande partie de leur amour, tandis que, par mon amitié sincère et constante, j'efforçai d'apaiser une âme, qui n'avait pas le droit de se révolter, contre celui qui avait été tiré de la même chair. Alors, mon frère ne connut plus de bornes à sa fureur, et me perdit, dans le coeur de nos parents communs, par les calomnies les plus invraisemblables. J'ai vécu, pendant quinze ans, dans un cachot, avec des larves et de l'eau fangeuse pour toute nourriture. Je ne te raconterai pas en détail les tourments inouïs que j'ai éprouvés dans cette longue séquestration injuste. Quelquefois, dans un moment de la journée, un des trois bourreaux, à tour de rôle, entrait brusquement, chargé de pinces, de tenailles, et de divers instruments de supplice. Les cris que m'arrachaient les tortures les laissaient inébranlables; la perte abondante de mon sang les faisait sourire. O mon frère, je t'ai pardonné, toi la cause première de tous mes maux! Se peut-il qu'une rage aveugle ne puisse enfin dessiller ses propres yeux. J'ai fait beaucoup de réflexions, dans ma prison éternelle. Quelle devint ma haine générale contre l'humanité, tu le devines. L'étiolement progressif, la solitude du corps et de l'âme ne m'avaient pas fait perdre encore toute ma raison, au point de garder du ressentiment contre ceux que je n'avais cessé d'aimer: triple carcan dont j'étais l'esclave. Je parvins, par la ruse, à recouvrer ma liberté! Dégoûté des habitants du continent, qui, quoiqu'ils s'intitulassent mes semblables, ne paraissaient pas jusqu'ici me ressembler en rien (s'ils trouvaient que je leur ressemblasse, pourquoi me faisaient-ils du mal?), je dirigeai ma course vers les galets de la plage, fermement résolu à me donner la mort, si la mer devait m'offrir les réminiscences antérieures d'une existence fatalement vécue. En croiras-tu tes propres yeux? Depuis le jour que je m'enfuis de la maison paternelle, je ne me plains pas autant que tu le penses d'habiter la mer et ses grottes de cristal. La Providence, comme tu le vois, m'a donné en partie l'organisation du cygne. Je vis en paix avec les poissons, et ils me procurent la nourriture dont j'ai besoin, comme si j'étais leur monarque. Je vais pousser un sifflement particulier, pourvu que cela ne te contrarie pas, et tu vas voir comme ils vont reparaître." Il arriva comme il le prédit. Il reprit sa royale natation, entouré de son cortège de sujets. Et, quoiqu'au bout de quelques secondes, il eût complètement disparu à mes yeux, avec une longue-vue, je pus encore le distinguer, aux dernières limites de l'horizon. Il nageait, d'une main, et, de l'autre, essuyait ses yeux, qu'avait injectés de sang la contrainte terrible de s'être approché de la terre ferme. Il avait agi ainsi pour me faire plaisir. Je rejetai l'instrument révélateur contre l'escarpement à pic; il bondit de roche en roche, et ses fragments épars, ce sont les vagues qui le reçurent: tels furent la dernière démonstration et le suprême adieu, par lesquels je m'inclinai, comme dans un rêve, devant une noble et infortunée intelligence! Cependant, tout était réel dans ce qui s'était passé, pendant ce soir d'été.
  
  
  
  *
  
   Chaque nuit, plongeant l'envergure de mes ailes dans ma mémoire agonisante, j'évoquais le souvenir de Falmer... chaque nuit. Ses cheveux blonds, sa figure ovale, ses traits majestueux étaient encore empreints dans mon imagination... indestructiblement... surtout ses cheveux blonds. Éloignez, éloignez donc cette tête sans chevelure, polie comme la carapace de la tortue. Il avait quatorze ans, et je n'avais qu'un an de plus. Que cette lugubre voix se taise. Pourquoi vient-elle me dénoncer? Mais c'est moi-même qui parle. Me servant de ma propre langue pour émettre ma pensée, je m'aperçois que mes lèvres remuent, et que c'est moi-même qui parle. Et, c'est moi-même qui, racontant une histoire de ma jeunesse, et sentant le remords pénétrer dans mon coeur... c'est moi-même, à moins que je ne me trompe... c'est moi-même qui parle. Je n'avais qu'un an de plus. Quel est donc celui auquel je fais allusion. C'est un ami que je possédais dans les temps passés, je crois. Oui, oui, j'ai déjà dit comment il s'appelle... Je ne veux pas épeler de nouveau ces six lettres, non, non. Il n'est pas utile non plus de répéter que j'avais un an de plus. Qui le sait? Répétons-le, cependant, mais avec un pénible murmure: je n'avais qu'un an de plus. Même alors, la prééminence de ma force physique était plutôt un motif de soutenir, à travers le rude sentier de la vie, celui qui s'était donné à moi, que de maltraiter un être visiblement plus faible. Or, je crois en effet qu'il était plus faible... Même alors. C'est un ami que je possédais dans les temps passés, je crois. La prééminence de ma force physique... chaque nuit... Surtout ses cheveux blonds. Il existe plus d'un être humain qui a vu des têtes chauves: la vieillesse, la maladie, la douleur (les trois ensemble ou prises séparément) expliquent ce phénomène négatif d'une manière satisfaisante. Telle est, du moins, la réponse que me ferait un savant, si je l'interrogeais là-dessus. La vieillesse, la maladie, la douleur. Mais je n'ignore pas (moi, aussi, je suis savant) qu'un jour, parce qu'il m'avait arrêté la main, au moment où je levais mon poignard pour percer le sein d'une femme, je le saisis par les cheveux avec un bras de fer, et le fis tournoyer en l'air avec une telle vitesse, que la chevelure me resta dans la main, et que son corps, lancé par la force centrifuge, alla cogner contre le tronc d'un chêne... Je n'ignore pas qu'un jour sa chevelure me resta dans la main. Moi, aussi, je suis savant. Oui, oui, j'ai déjà dit comment il s'appelle. Je n'ignore pas qu'un jour j'accomplis un acte infâme, tandis que son corps était lancé par la force centrifuge. Il avait quatorze ans. Quand, dans un accès d'aliénation mentale, je cours à travers les champs, en tenant, pressée sur mon coeur, une chose sanglante que je conserve depuis longtemps, comme une relique vénérée, les petits enfants qui me poursuivent... les petits enfants et les vieilles femmes qui me poursuivent à coups de pierre, poussent ces gémissements lamentables: "Voilà la chevelure de Falmer." Éloignez, éloignez donc cette tête chauve, polie comme la carapace de la tortue... Une chose sanglante. Mais c'est moi-même qui parle. Sa figure ovale, ses traits majestueux. Or, je crois en effet qu'il était plus faible. Les vieilles femmes et les petits enfants. Or, je crois en effet... qu'est-ce que je voulais dire?... or, je crois, en effet, qu'il était plus faible. Avec un bras de fer. Ce choc, ce choc l'a-t-il tué? Ses os ont-ils été brisés contre l'arbre... irréparablement? L'a-t-il tué, ce choc engendra par la vigueur d'un athlète? A-t-il conservé la vie, quoique ses os se soient irréparablement brisés... irréparablement? Ce choc l'a-t-il tué? Je crains de savoir ce dont mes yeux fermés ne furent pas témoins. En effet... Surtout ces cheveux blonds. En effet, je m'enfuis au loin avec une conscience désormais implacable. Chaque nuit. Lorsqu'un jeune homme, qui aspire à la gloire, dans un cinquième étage, penché sur sa table de travail, à l'heure silencieuse de minuit, perçoit un bruissement qu'il ne sait à quoi attribuer, il tourne, de tous les côtés, sa tête, alourdie par la méditation et les manuscrits poudreux; mais, rien, aucun indice surpris ne lui révèle la cause de ce qu'il entend si faiblement, quoique cependant il l'entende. Il s'aperçoit, enfin, que la fumée de sa bougie, prenant son essor vers le plafond, occasionne, à travers l'air ambiant, les vibrations presque imperceptibles d'une feuille de papier accrochée à un clou figé contre la muraille. Dans un cinquième étage. De même qu'un jeune homme, qui aspire à la gloire, entend un bruissement qu'il ne sait à quoi attribuer, ainsi j'entends une voix mélodieuse qui prononce à mon oreille: "Maldoror!" Mais, avant de mettre fin à sa méprise, il croyait entendre les ailes d'un moustique... penché sur sa table de travail. Cependant, je ne rêve pas; qu'importe que je sois étendu sur mon lit de satin. Je fais avec sang-froid la perspicace remarque que j'ai les yeux ouverts, quoiqu'il soit l'heure des dominos roses et des bals masqués. Jamais... oh! non, jamais!... une voix mortelle ne fit entendre ces accents séraphiques, en prononçant, avec tant de douloureuse élégance, les syllabes de mon nom! Les ailes d'un moustique... Comme sa voix est bienveillante... M'a-t-il donc pardonné? Mon corps alla cogner contre le tronc d'un chêne... "Maldoror!"
  
  
  
  
  Fin du quatrième chant
  
  
  
  Chant cinquième
  
  
   Que le lecteur ne se fâche pas contre moi, si ma prose n'a pas le bonheur de lui plaire. Tu soutiens que mes idées sont au moins singulières. Ce que tu dis là, homme respectable, est la vérité; mais une vérité partiale. Or, quelle source abondante d'erreurs et de méprises n'est pas toute vérité partiale! Les bandes d'étourneaux ont une manière de voler qui leur est propre, et semble soumise à une tactique uniforme et régulière, telle que serait une troupe disciplinée, obéissant avec précision à la voix d'un seul chef. C'est à la voix de l'instinct que les étourneaux obéissent, et leur instinct les porte à se rapprocher toujours du centre du peloton, tandis que la rapidité de leur vol les emporte sans cesse au-delà; en sorte que cette multitude d'oiseaux, ainsi réunis par une tendance commune vers le même point aimanté, allant et venant sans cesse, circulant et se croisant en tous sens, forme une espèce de tourbillon fort agité, dont la masse entière, sans suivre de direction bien certaine, paraît avoir un mouvement général d'évolution sur elle-même, résultant des mouvements particuliers de circulation propres à chacune de ses parties, et dans lequel le centre, tendant perpétuellement à se développer, mais sans cesse pressé, repoussé par l'effort contraire des lignes environnantes qui pèsent sur lui, est constamment plus serré qu'aucune de ces lignes, lesquelles le sont elles-mêmes d'autant plus, qu'elles sont plus voisines du centre. Malgré cette singulière manière de tourbillonner, les étourneaux n'en fendent pas moins, avec une vitesse rare, l'air ambiant, et gagne sensiblement, à chaque seconde, un terrain précieux pour le terme de leurs fatigues et le but de leur pèlerinage. Toi, de même, ne fais pas attention à la manière bizarre dont je chante chacune de ces strophes. Mais, sois persuadé que les accents fondamentaux de la poésie n'en conservent pas moins leur intrinsèque droit sur mon intelligence. Ne généralisons pas des faits exceptionnels, je ne demande pas mieux: cependant mon caractère est dans l'ordre des choses possibles. Sans doute, entre les deux termes extrêmes de la littérature, telle que tu l'entends, et de la mienne, il en est une infinité d'intermédiaires et il serait facile de multiplier les divisions; mais, il n'y aurait nulle utilité, et il y aurait le danger de donner quelque chose d'étroit et de faux à une conception éminemment philosophique, qui cesse d'être rationnelle, dès qu'elle n'est plus comprise comme elle a été imaginée, c'est-à-dire avec ampleur. Tu sais allier l'enthousiasme et le froid intérieur, observateur d'une humeur concentrée; enfin, pour moi, je te trouve parfait... Et tu ne veux pas me comprendre! Si tu n'es pas en bonne santé, suis mon conseil (c'est le meilleur que je possède à ta disposition), et va faire une promenade dans la campagne. Triste compensation, qu'en dis-tu? Lorsque tu auras pris l'air, reviens me trouver: tes sens seront plus reposés. Ne pleure plus; je ne voulais pas te faire de la peine. N'est-il pas vrai, mon ami, que, jusqu'à un certain point, ta sympathie est acquise à mes chants? Or, qui t'empêche de franchir les autres degrés? La frontière entre ton goût et le mien est invisible; tu ne pourras jamais la saisir; preuve que cette frontière elle-même n'existe pas. Réfléchis donc qu'alors (je ne fais ici qu'effleurer la question) il ne serait pas impossible que tu eusses signé un traité d'alliance avec l'obstination, cette agréable fille du mulet, source si riche d'intolérance. Si je ne savais pas que tu n'étais pas un sot, je ne te ferais pas un semblable reproche. Il n'est pas utile pour toi que tu t'encroûtes dans la cartilagineuse carapace d'un axiome que tu crois inébranlable. Il y a d'autres axiomes aussi qui sont inébranlables, et qui marchent parallèlement avec le tien. Si tu as penchant marqué pour le caramel (admirable farce de la nature), personne ne le concevra comme un crime; mais, ceux dont l'intelligence, plus énergique et capable de plus grandes choses, préfère le poivre et l'arsenic, ont de bonnes raisons d'agir de la sorte, sans avoir l'intention d'imposer leur pacifique domination à ceux qui tremblent de peur devant une musaraigne ou l'expression parlante des surfaces d'un cube. Je parle par expérience, sans venir ici jouer le rôle de provocateur. Et, de même que les rotifères et les tardigrades peuvent être chauffés à une température voisine de l'ébullition, sans perdre nécessairement leur vitalité, il en sera de même pour toi, si tu sais t'assimiler, avec précaution, l'âcre sérosité suppurative qui se dégage avec lenteur de l'agacement que causent mes intéressantes élucubrations. Eh quoi, n'est-on pas parvenu à greffer sur le dos d'un rat vivant la queue détachée du corps d'un autre rat? Essaie donc pareillement de transporter dans ton imagination les diverses modifications de ma raison cadavérique. Mais, sois prudent. À l'heure que j'écris, de nouveaux frissons parcourent l'atmosphère intellectuelle: il ne s'agit que d'avoir le courage de les regarder en face. Pourquoi fais-tu cette grimace? Et même tu l'accompagnes d'un geste que l'on ne pourrait imiter qu'après un long apprentissage. Sois persuadé que l'habitude est nécessaire en tout; et, puisque la répulsion instinctive, qui s'était déclarée, dès les premières pages, a notablement diminué de profondeur, en raison inverse de l'application à la lecture, comme un furoncle qu'on incise, il faut espérer, quoique ta tête soit encore malade, que ta guérison ne tardera certainement pas à rentrer dans sa dernière période. Pour moi, il est indubitable que tu vogues déjà en pleine convalescence; cependant, ta figure est restée bien maigre, hélas! Mais... courage!... il y a en toi un esprit peu commun, je t'aime, et je ne désespère pas de ta complète délivrance, pourvu que tu absorbes quelques substances médicamenteuses; qui ne feront que hâter la dernière disparition du mal. Comme nourriture astringente et tonique, tu arracheras d'abord les bras de ta mère (si elle existe encore), tu les dépèceras en petits morceaux et tu les mangeras ensuite, en un seul jour, sans qu'aucun trait de ta figure ne trahisse ton émotion. Si ta mère était trop vieille, choisis un autre sujet chirurgique, plus jeune et plus frais, sur lequel la rugine aura pris, et dont les os tarsiens, quand il marche, prennent aisément un point d'appui pour faire la bascule: ta soeur, par exemple. Je ne puis m'empêcher de plaindre son sort, et je ne suis pas de ceux dans lesquels un enthousiasme très froid ne fait qu'affecter la bonté. Toi et moi, nous verserons pour elle, cette vierge aimée (mais, je n'ai pas de preuves pour établir qu'elle soit vierge), deux larmes incoercibles, deux larmes de plomb. Ce sera tout. La potion la plus lénitive, que je te conseille, est un bassin plein d'un pus blennorrhagique à noyaux, dans lequel on aura préalablement dissous un kyste pileux de l'ovaire, un chancre folliculaire, un prépuce enflammé, renversé en arrière du gland par une paraphimosis, et trois limaces rouges. Si tu suis mes ordonnances, ma poésie te recevra à bras ouverts, comme un pou résèque, avec ses baisers, la racine d'un cheveu.
  
  
  
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   Je voyais, devant moi, un objet debout sur un tertre. Je ne distinguais pas clairement sa tête; mais, déjà, je devinais qu'elle n'était pas d'une forme ordinaire, sans, néanmoins, préciser la proportion exacte de ses contours. Je n'osais m'approcher de cette colonne immobile; et, quand même j'aurais eu à ma disposition les pattes ambulatoires de trois mille crabes (je ne parle même pas de celles qui servent à la préhension et à la mastication des aliments), je serais encore resté à la même place, si un événement, très futile par lui-même, n'eût prélevé un lourd tribut sur ma curiosité, qui faisait craquer ses digues. Un scarabée, roulant, sur le sol, avec ses mandibules et ses antennes, une boule, dont les principaux éléments étaient composés de matières excrémentielles, s'avançait d'un pas rapide, vers le tertre désigné, s'appliquant à mettre bien en évidence la volonté qu'il avait de prendre cette direction. Cet animal articulé n'était pas de beaucoup plus grand qu'une vache! Si l'on doute de ce que je dis, que l'on vienne à moi, et je satisferai les plus incrédules par le témoignage de bons témoins. Je le suivis de loin, ostensiblement intrigué. Que voulait-il faire de cette grosse boule noire? O lecteur, toi qui te vantes sans cesse de ta perspicacité (et non à tort), serais-tu capable de me le dire? Mais, je ne veux pas soumettre à une rude épreuve ta passion connue pour les énigmes. Qu'il te suffise de savoir que, la plus douce punition que je puisse t'infliger, est encore de faire observer que ce mystère ne te sera révélé (il te sera révélé) que plus tard, à la fin de ta vie, quand tu entameras des discussions philosophiques avec l'agonie sur le bord de ton chevet... et peut-être même à la fin de cette strophe. Le scarabée était arrivé au bas du tertre. J'avais emboîté mon pas sur ses traces, et j'étais encore à une grande distance du lieu de la scène; car, de même que les stercoraires, oiseaux inquiets comme s'ils étaient toujours affamés, se plaisent dans les mers qui baignent les deux pôles, et n'avancent qu'accidentellement dans les zones tempérées, ainsi je n'étais pas tranquille, et je portais mes jambes en avant avec beaucoup de lenteur. Mais qu'était-ce donc que la substance corporelle vers laquelle j'avançais? Je savais que la famille des pélécaninés comprend quatre genres distincts: le fou, le cormoran, la frégate. La forme grisâtre qui m'apparaissait n'était pas un fou. Le bloc plastique que j'observais n'était pas une frégate. La chair cristallisée que j'observais n'était pas un cormoran. Je le voyais maintenant, l'homme à l'encéphale dépourvu de protubérance annulaire! Je recherchais vaguement, dans les replis de ma mémoire, dans quelle contrée torride ou glacées, j'avais déjà remarqué ce bec très long, large, convexe, en voûte, à arête marquée, onguiculée, renflée et très crochue à son extrémité; ces bords dentelés, droits; cette mandibule inférieure, à branches séparées jusqu'auprès de la pointe; cet intervalle rempli par une peau membraneuse; cette large poche, jaune et sacciforme, occupant toute la gorge et pouvant se distendre considérablement; et ces narines très étroites, longitudinales, presque imperceptibles, creusées dans un sillon basal! Si cet être vivant, à respiration pulmonaire et simple, à corps garni de poils, avait été un oiseau entier jusqu'à la plante des pieds, et non plus seulement jusqu'aux épaules, il ne m'aurait pas alors été si difficile de le reconnaître: chose très facile à faire, comme vous allez le voir vous-même. Seulement, cette fois, je m'en dispense; pour la clarté de ma démonstration, j'aurais besoin qu'un de ces oiseaux fût placé sur ma table de travail, quand même il ne serait qu'empaillé. Or, je ne suis pas assez riche pour m'en procurer. Suivant pas à pas une hypothèse antérieure, j'aurais de suite assigné sa véritable nature et trouvé une place, dans les cadres d'histoire naturelle, à celui dont j'admirais la noblesse dans sa pose maladive. Avec quelle satisfaction de n'être pas tout à fait ignorant sur les secrets de son double organisme, et quelle avidité d'en savoir davantage, je le contemplais dans sa métamorphose durable! Quoiqu'il ne possédât pas un visage humain, il me paraissait beau comme les deux longs filaments tentaculiformes d'une insecte; ou plutôt, comme une inhumation précipitée; ou encore, comme la loi de la reconstitutions des organes mutilés; et surtout, comme un liquide éminemment putrescible! Mais, ne prêtant aucune attention à ce qui se passait aux alentours, l'étranger regardait toujours devant lui, avec sa tête de pélican! Un autre jour, je reprendrai la fin de cette histoire. Cependant, je continuerai ma narration avec un morne empressement; car, si, de votre côté, il vous tarde où mon imagination veut en venir (plût au ciel qu'en effet, ce ne fût là que de l'imagination!), du mien, j'ai pris la résolution de terminer en une seule fois (et non deux!) ce que j'avais à vous dire. Quoique cependant personne n'ait le droit de m'accuser de manquer de courage. Mais, quand on se trouve en présence de pareilles circonstances, plus d'un sent battre contre la paume de sa main les pulsations de son coeur. Il vient de mourir, presque inconnu, dans un petit port de Bretagne, un maître caboteur, vieux marin, qui fut le héros d'une terrible histoire. Il était alors capitaine au long cours, et voyageait pour un armateur de Saint-Malo. Or, après une absence de treize mois, il arriva au foyer conjugal, au moment où sa femme, encore alitée, venait de lui donner un héritier, à la reconnaissance duquel il ne se reconnaissait aucun droit. Le capitaine ne fit rien paraître de sa surprise et de sa colère; il pria froidement sa femme de s'habiller, et de l'accompagner à une promenade, sur les remparts de la ville. Les remparts de Saint-Malo sont élevés, et, lorsque souffle le vent du nord, les plus intrépides reculent. La malheureuse obéit, calme et résignée; en rentrant, elle délira. Elle expira dans la nuit. Mais, ce n'était qu'une femme. Tandis que moi, qui suis un homme, en présence d'un drame non moins grand, je ne sais si je conserverai assez d'empire sur moi-même, pour que les muscles de ma figure restassent immobiles! Dès que le scarabée fut arrivé au bas du tertre, l'homme leva son bras vers l'ouest (précisément, dans cette direction un vautour des agneaux et un grand-duc de Virginie avaient engagé un combat dans les airs), essuya sur son bec une longue larme qui présentait un système de coloration diamantée, et dit au scarabée: "Malheureuse boule! ne l'as-tu pas fait rouler assez longtemps? Ta vengeance n'est pas encore assouvie; et, déjà, cette femme, dont tu avais attaché, avec des colliers de perles, les jambes et les bras, de manière à réaliser un polyèdre amorphe, afin de la traîner, avec les tarses, à travers les vallées et les chemins, sur les ronces et les pierres (laisse-moi m'approcher pour voir si c'est encore elle!), a vu ses os se creuser de blessures, ses membres se polir par la loi mécanique du frottement rotatoire, se confondre dans l'unité de la coagulation, et son corps présenter, au lieu des linéaments primordiaux et des courbes naturelles, l'apparence monotone d'un seul tout homogène qui ne ressemble que trop, par la confusion de ses divers éléments broyés, à la masse d'un sphère! Il y a longtemps qu'elle est morte; laisse ces dépouilles à la terre, et prends garde d'augmenter, dans d'irréparables proportions, la rage qui te consume: ce n'est plus de la justice; car, l'égoïsme, caché dans les téguments de ton front, soulève lentement, comme un fantôme, la draperie qui le recouvre." Le vautour des agneaux et le grand-duc de Virginie, portés insensiblement, par les péripéties de leur lutte, s'étaient rapprochés de nous. Le scarabée trembla devant ces paroles inattendues, et, ce qui, dans une autre occasion, aurait été un mouvement insignifiant, devint, cette fois, la marque distinctive d'une fureur qui ne connaissait plus de bornes; car, il frotta redoutablement ses cuisses postérieures contre le bord des élytres, en faisant entendre un bruit aigu: "Qui es-tu donc, toi, être pusillanime? Il paraît que tu as oublié certains développements étranges des temps passés; tu ne les retiens pas dans ta mémoire, mon frère. Cette femme nous a trahis, l'un après l'autre. Toi le premier, moi le second. Il me semble que cette injure ne doit pas (ne doit pas!) disparaître du souvenir si facilement. Si facilement! Toi, ta nature magnanime te permet de pardonner. Mais, sais-tu si, malgré la situation anormale des atomes de cette femme, réduite à pâte de pétrin (il n'est pas maintenant question de savoir si l'on ne croirait pas, à la première investigation, que ce corps ait été augmenté d'une quantité notable de densité plutôt par l'engrenage de deux fortes roues que par les effets de ma passion fougueuse), elle n'existe pas encore? Tais-toi, et permets que je me venge." Il reprit son manège, et s'éloigna, la boule poussée devant lui. Quand il se fut éloigné, le pélican s'écria: "Cette femme, par son pouvoir magique, m'a donné une tête de palmipède, et a changé mon frère en scarabée: peut-être qu'elle mérite même de pires traitements que ceux que je viens d'énumérer." Et moi, qui n'étais pas certain de ne pas rêver, devinant, par ce que j'avais entendu, la nature des relations hostiles qui unissaient, au-dessus de moi, dans un combat sanglant, le vautour des agneaux et le grand-duc de Virginie, je rejetai, comme un capuchon, ma tête en arrière, afin de donner, au jeu de mes poumons, l'aisance et l'élasticité susceptibles, et je leur criai, en dirigeant mes yeux vers le haut: "Vous autres, cessez votre discorde. Vous avez raison tous les deux; car, à chacun elle avait promis son amour; par conséquent elle vous a trompés ensemble. Mais, vous n'êtes pas les seuls. En outre, elle vous dépouilla de votre forme humaine, se faisant un jeu cruel de vos plus saintes douleurs. Et, vous hésiterez à me croire! D'ailleurs elle est morte; et le scarabée lui a fait subir un châtiment d'ineffaçable empreinte, malgré la pitié du premier trahi." À ces mots, ils mirent fin à leur querelle, et ne s'arrachèrent plus les plumes, ni les lambeaux de leur chair: ils avaient raison d'agir ainsi. Le grand-duc de Virginie, beau comme un mémoire sur la courbe que décrit un chien en courant après son maître, s'enfonça dans les crevasses d'un couvent en ruine. Le vautour des agneaux, beau comme la loi de l'arrêt de développement de la poitrine chez les adultes dont la propension à la croissance n'est pas en rapport avec la quantité de molécules que leur organisme s'assimile, se perdit dans les hautes couches de l'atmosphère. Le pélican, dont le généreux pardon m'avait causé beaucoup d'impression, parce que je ne le trouvais pas naturel, reprenant sur son tertre l'impassibilité majestueuse d'un phare, comme pour avertir les navigateurs humains de faire attention à son exemple, et de préserver leur sort de l'amour des magiciennes sombres, regardait toujours devant lui. Le scarabée, beau comme le tremblement des mains dans l'alcoolisme, disparaissait à l'horizon. Quatre existences de plus que l'on pouvait rayer du livre de vie. Je m'arrachai un muscle entier dans le bras gauche, car je ne savais plus ce que je faisais, tant je me trouvais ému devant cette quadruple infortune. Et, moi, qui croyais que c'étaient des matières excrémentielles. Grande bête que je suis, va.
  
  
  
  *
  
   L'anéantissement intermittent des facultés humaines: quoi que votre pensée penchât à supposer, ce ne sont pas là des mots. Du moins, ce ne sont pas des mots comme les autres. Qu'il lève la main, celui qui croirait accomplir un acte juste, en priant quelque bourreau de l'écorcher vivant. Qu'il redresse la tête, avec la volupté du sourire, celui, qui, volontairement, offrirait sa poitrine aux balles de la mort. Mes yeux chercheront la marque des cicatrices; mes dix doigts concentreront la totalité de leur attention à palper soigneusement la chair de cet excentrique; je vérifierai que les éclaboussures de la cervelle ont rejailli sur le satin de mon front. N'est-ce pas qu'un homme, amant d'un pareil martyre, ne se trouverait pas dans l'univers entier? Je ne connais pas ce que c'est que le rire, c'est vrai, ne l'ayant jamais éprouvé par moi-même. Cependant, quelle imprudence n'y aurait-il pas à soutenir que mes lèvres ne s'élargiraient pas, s'il m'était donné de voir celui qui prétendrait que, quelque part, cet homme-là existe? Ce qu'aucun ne souhaiterait pour sa propre existence, m'a été échu par un lot inégal. Ce n'est pas que mon corps nage dans le lac de la douleur; passe alors. Mais, l'esprit se dessèche par une réflexion condensée et continuellement tendue; il hurle comme les grenouilles d'un marécage, quand une troupe de flamants voraces et de hérons affamés vient s'abattre sur les joncs de ses bords. Heureux celui qui dort paisiblement dans un lit de plumes, arrachées à la poitrine de l'eider, sans remarquer qu'il se trahit lui-même. Voilà plus de trente ans que je n'ai pas encore dormi. Depuis l'imprononçable jour de ma naissance, j'ai voué aux planches somnifères une haine irréconciliable. C'est moi qui l'ai voulu; que nul ne soit accusé. Vite, que l'on se dépouille du soupçon avorté. Distinguez-vous, sur mon front, cette pâle couronne? Celle qui la tressa de ses doigts maigres fut la ténacité. Tant qu'un reste de sève brûlante coulera dans mes os, comme un torrent de métal fondu, je ne dormirai point. Chaque nuit, je force mon oeil livide à fixer les étoiles, à travers les carreaux de ma fenêtre. Pour être plus sûr de moi-même, un éclat de bois sépare mes paupières gonflées. Lorsque l'aurore apparaît, elle me retrouve dans la même position, le corps appuyé verticalement, et debout contre le plâtre de la muraille froide. Cependant, il m'arrive quelquefois de rêver, mais sans perdre un seul instant le vivace sentiment de ma personnalité et la libre faculté de me mouvoir: sachez que le cauchemar qui se cache dans les angles phosphoriques de l'ombre, la fièvre qui palpe mon visage avec son moignon, chaque animal impur qui dresse sa griffe sanglante, eh bien, c'est ma volonté qui, pour donner un aliment stable à son activité perpétuelle, les fait tourner en rond. En effet, atome qui se venge en son extrême faiblesse, le libre arbitre ne craint pas d'affirmer, avec une autorité puissante, qu'il ne compte pas l'abrutissement parmi le nombre de ses fils: celui qui dort est moins qu'un homme châtré la veille. Quoique l'insomnie entraîne, vers les profondeurs la fosse, ces muscles qui déjà répandent une odeur de cyprès, jamais la blanche catacombe de mon intelligence n'ouvrira ses sanctuaires aux yeux du Créateur. Une secrète et noble justice, vers les bras tendus de laquelle je me lance par instinct, m'ordonne de traquer sans trêve cet ignoble châtiment. Ennemi redoutable de mon âme imprudente, à l'heure où l'on allume un falot sur la côté, je défends à mes reins infortunés de se coucher sur la rosée de gazon. Vainqueur, je repousse les embûches de l'hypocrite pavot. Il est en conséquence certain que, par cette lutte étrange, mon coeur a muré ses desseins, affamé qui se mange lui-même. Impénétrable comme les géants, moi, j'ai vécu sans cesse avec l'envergure des yeux béante. Au moins, il est avéré que, pendant le jour, chacun peut opposer une résistance utile contre le Grand Objet Extérieur (qui ne sais pas son nom?); car, alors, la volonté veille à sa propre défense avec un remarquable acharnement. Mais aussitôt que le voile des vapeurs nocturnes s'étend, même sur les condamnés que l'on va pendre, oh! voir son intellect entre les sacrilèges mains d'un étranger. Un implacable scalpel en scrute les broussailles épaisses. La conscience exhale un long râle de malédiction; car, le voile de sa pudeur reçoit de cruelles déchirures. Humiliation! Notre porte est ouverte à la curiosité farouche du Céleste Bandit. Je n'ai pas mérité ce supplice infâme, toi, le hideux espion de ma causalité! Si j'existe, je ne suis pas un autre. Je n'admets pas en moi cette équivoque pluralité. Je veux résider seul dans mon intime raisonnement. L'autonomie... ou bien qu'on me change en hippopotame. Abîme-toi sous terre, ô anonyme stigmate, et ne reparais plus devant mon indignation hagarde. Ma subjectivité et le Créateur, c'est trop pour un cerveau. Quand la nuit obscurcit le cours des heures, quel est celui qui n'a pas combattu contre l'influence du sommeil, dans sa couche mouillée d'une glaciale sueur? Ce lit, attirant contre son sein les facultés mourantes, n'est qu'un tombeau composé de planches de sapin équarri. La volonté se retire insensiblement, comme en présence d'une force invisible. Une poix visqueuse épaissit le cristallin des yeux. Les paupières se recherchent comme deux amis. Le corps n'est plus qu'un cadavre qui respire. Enfin, quatre énormes pieux clouent sur le matelas la totalité des membres. Et remarquez, je vous prie, qu'en somme les draps ne sont que des linceuls. Voici la cassolette où brûle l'encens des religions. L'éternité mugit, ainsi qu'une mer lointaine, et s'approche à grands pas. L'appartement a disparu: prosternez-vous, humains, dans la chapelle ardente! Quelquefois, s'efforçant inutilement de vaincre les imperfections de l'organisme, au milieu du sommeil le plus lourd, le sens magnétisé s'aperçoit avec étonnement qu'il n'est plus qu'un bloc de sépulture, et raisonne admirablement, appuyé sur une subtilité incomparable: "Sortir de cette couche est un problème plus difficile qu'on ne le pense. Assis sur la charrette, l'on m'entraîne vers la binarité des poteaux de la guillotine. Chose curieuse, mon bras inerte s'est assimilé savamment la raideur de la souche. C'est très mauvais de rêver qu'on marche à l'échafaud." Le sang coule à larges flots à travers la figure. La poitrine effectue des soubresauts répétés, et se gonfle avec des sifflements. Le poids d'un obélisque étouffe l'expression de la rage. Le réel a détruit les rêves de la somnolence! Qui ne sait pas que, lorsque la lutte se prolonge entre le moi, plein de fierté, et l'accroissement terrible de la catalepsie, l'esprit halluciné perd le jugement? Rongé par le désespoir, il se complaît dans son mal, jusqu'à ce qu'il ait vaincu la nature, et que le sommeil, voyant sa proie lui échapper, s'enfuie son retour loin de son coeur, d'une aile irritée et honteuse. Jetez un peu de cendre sur mon orbite en feu. Ne fixez pas mon oeil, qui ne se ferme jamais. Comprenez-vous les souffrances que j'endure (cependant, l'orgueil est satisfait)? Dès que la nuit exhorte les humains au repos, un homme, que je connais, marche à grands pas dans la campagne. Je crains que ma résolution ne succombe aux atteintes de la vieillesse. Qu'il arrive, ce jour fatal où je m'endormirai! Au réveil mon rasoir, se frayant un passage à travers le cou, prouvera que rien n'était, en effet, plus réel.
  
  
  
  *
  
   - Mais qui donc!... mais qui donc ose, ici, comme un conspirateur, traîner les anneaux de son corps vers ma poitrine noire? Qui que tu sois, excentrique python, par quel prétexte excuses-tu ta présence ridicule? Est-ce un vaste remords qui te tourmente? Car, vois-tu, boa, ta sauvage majesté n'a pas, je le suppose, l'exorbitante prétention de se soustraire à la comparaison que j'en fais avec les traits du criminel. Cette bave écumeuse et blanchâtre est, pour moi, le signe de la rage. Écoute-moi: sais-tu que ton oeil est loin de boire un rayon céleste? N'oublie pas que si ta présomptueuse cervelle m'a cru capable de t'offrir quelques paroles de consolation, ce ne peut être que pour le motif d'une ignorance totalement dépourvue de connaissances physiognomoniques. Pendant un temps, bien entendu, suffisant, dirige la lueur de tes yeux vers ce que j'ai le droit, comme un autre, d'appeler mon visage! Ne vois-tu pas comme il pleure? Tu t'es trompé, basilic. Il est nécessaire que tu cherches ailleurs la triste ration de soulagement, que mon impuissance radicale te retranche, malgré les nombreuses protestations de ma bonne volonté. Oh! quelle force, en phrases exprimable, fatalement t'entraîna vers ta perte? Il est presque impossible que je m'habitue à ce raisonnement que tu ne comprennes pas que, plaquant sur le gazon rougi, d'un coup de mon talon, les courbes fuyantes de ta tête triangulaire, je pourrais pétrir un innommable mastic avec l'herbe de la savane et la chair de l'écrasé.
  
   - Disparais le plus tôt possible loin de moi, coupable à la face blême! Le mirage fallacieux de l'épouvantement t'a montré ton propre spectre! Dissipe tes injurieux soupçons, si tu ne veux pas que je t'accuse à mon tour, et que je ne porte contre toi une récrimination qui serait certainement approuvée par le jugement du serpentaire reptilivore. Quelle monstrueuse aberration de l'imagination t'empêche de me reconnaître! Tu ne te rappelles donc pas les services importants que je t'ai rendus, par la gratification d'une existence que je fis émerger du chaos, et, de ton côté, le voeu, à jamais inoubliable, de ne pas déserter mon drapeau; afin de me rester fidèle jusqu'à la mort? Quand tu étais enfant (ton intelligence était alors dans sa plus belle phase), le premier, tu grimpais sur la colline, avec la vitesse de l'isard, pour saluer, par un geste de ta petite main, les multicolores rayons de l'aurore naissante. Les notes de ta voix jaillissaient, de ton larynx sonore, comme des perles diamantines, et résolvaient leurs collectives personnalités, dans l'agrégation vibrante d'un long hymne d'adoration. Maintenant, tu rejettes à tes pieds, comme un haillon souillé de boue, la longanimité dont j'ai fait trop longtemps preuve. La reconnaissance a vu ses racines se dessécher, comme le lit d'une mare; mais, à sa place, l'ambition a crû dans des proportions qu'il me serait pénible de qualifier. Quel est-il, celui qui m'écoute, pour avoir une telle confiance dans l'abus de sa propre faiblesse.
  
   - Et qui es-tu, toi-même, substance audacieuse? Non!... Non!... je ne me trompe pas; et, malgré les métamorphoses multiples auxquelles tu as recours, toujours ta tête de serpent reluira devant mes yeux comme un phare d'éternelle justice, et de cruelle domination! Il a voulu prendre les rênes du commandement, mais il ne sait pas régner! Il a voulu devenir un objet d'horreur pour tous les êtres de la création, et il a réussi. Il a voulu prouver que lui seul est le monarque de l'univers, et c'est en cela qu'il s'est trompé. O misérable! as-tu attendu jusqu'à cette heure pour entendre les murmures et les complots qui, s'élevant simultanément de la surface des sphères, viennent raser d'une aile farouche les rebords papillacés de ton destructible tympan? Il n'est pas loin, le jour, où mon bras te renversera dans la poussière, empoisonnée par ta respiration, et, arrachant de tes entrailles une nuisible vie, laissera sur le chemin ton cadavre, criblé de contorsions, pour apprendre au voyageur consterné, que cette chair palpitante, qui frappe sa vue d'étonnement, et cloue dans son palais sa langue muette, ne doit plus être comparée, si l'on garde son sang-froid, qu'au tronc pourri d'un chêne, qui tomba de vétusté! Quelle pensée de pitié me retient devant ta présence? Toi-même, recule plutôt devant moi, te dis-je, et va laver ton incommensurable honte dans le sang d'un enfant qui vient de naître: voilà quelles sont tes habitudes. Elles sont dignes de toi. Va... marche toujours devant toi. Je te condamne à devenir errant. Je te condamne à rester seul et sans famille. Chemine constamment, afin que tes jambes te refusent leur soutien. Traverse les sables des déserts jusqu'à ce que la fin du monde engloutisse les étoiles dans le néant. Lorsque tu passeras près de la tanière du tigre, il s'empressera de fuir, pour ne pas regarder, comme dans un miroir, son caractère exhaussé sur le socle de la perversité idéale. Mais, quand la fatigue impérieuse t'ordonnera d'arrêter ta marche devant les dalles de mon palais, recouvertes de ronces et de chardons, fais attention à tes sandales en lambeaux, et franchis, sur la pointe des pieds, l'élégance des vestibules. Ce n'est pas une recommandation inutile. Tu pourrais éveiller ma jeune épouse et mon fils en bas âge, couchés dans les caveaux de plomb qui longent les fondements de l'antique château. Si tu ne prenais tes précautions d'avance, ils pourraient te faire pâlir par leurs hurlements souterrains. Quand ton impénétrable volonté leur ôta l'existence, ils n'ignoraient pas que ta puissance est redoutable, et n'avaient aucun doute à cet égard; mais, ils ne s'attendaient point (et leurs adieux suprêmes me confirmèrent leur croyance) que ta Providence se serait montrée à ce point impitoyable! Quoi qu'il en soit, traverse rapidement ces salles abandonnées et silencieuses, aux lambris d'émeraude, mais aux armoiries fanées, où reposent les glorieuses statues de mes ancêtres. Ces corps de marbre sont irrités contre toi; évite leurs regards vitreux. C'est un conseil que te donne la langue de leur unique et dernier descendant. Regarde comme leur bras est levé dans l'attitude de la défense provocatrice, la tête fièrement renversée en arrière. Sûrement ils ont deviné le mal que tu m'as fait; et, si tu passes à portée des piédestaux glacés qui soutiennent ces blocs sculptés, la vengeance t'y attend. Si ta défense, a besoin de m'objecter quelque chose, parle. Il est trop tard pour pleurer maintenant. Il fallait pleurer dans des moments plus convenables, quand l'occasion était propice. Si tes yeux sont enfin dessillés, juge toi-même quelles ont été les conséquences de ta conduite. Adieu! je m'en vais respirer la brise des falaises; car, mes poumons, à moitié étouffés, demandent à grands cris un spectacle plus tranquille et plus vertueux que le tien!
  
  
  
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   O pédérastes incompréhensibles, ce n'est pas moi qui lancerai des injures à votre grande dégradation; ce n'est pas moi qui viendrai jeter le mépris sur votre anus infundibuliforme. Il suffit que les maladies honteuses, et presque incurables, qui vous assiègent, portent avec elles leur immanquable châtiment. Législateurs d'institutions stupides, inventeurs d'une morale étroite, éloignez-vous de moi, car je suis une âme impartiale. Et vous, jeunes adolescents ou plutôt jeunes filles, expliquez-moi comment et pourquoi (mais, tenez-vous à une convenable distance, car, moi non plus, je ne sais pas résister à mes passions) la vengeance a germé dans vos coeurs, pour avoir attaché au flanc de l'humanité une pareille couronne de blessures. Vous la faites rougir de ses fils par votre conduite (que, moi, je vénère!); votre prostitution, s'offrant au premier venu, exerce la logique des penseurs les plus profonds, tandis que votre sensibilité exagérée comble la mesure de la stupéfaction de la femme elle-même. Êtes-vous d'une nature moins ou plus terrestre que celle de vos semblables? Possédez-vous un sixième sens qui nous manque? Ne mentez pas, et dites ce que vous pensez. Ce n'est pas une interrogation que je vous pose; car, depuis que je fréquente en observateur la sublimité de vos intelligences grandioses, je sais à quoi m'en tenir. Soyez bénis par ma main gauche, soyez sanctifiés par ma main droite, anges protégés par mon amour universel. Je baise votre visage, je baise votre poitrine, je baise, avec mes lèvres suaves, les diverses parties de votre corps harmonieux et parfumé. Que ne m'aviez-vous dit tout de suite ce que vous étiez, cristallisations d'une beauté morale supérieure? Il a fallu que je devinasse par moi-même les innombrables trésors de tendresse et de chasteté que recelaient les battements de votre coeur oppressé. Poitrine ornée de guirlandes de roses et de vétyver. Il a fallu que j'entr'ouvrisse vos jambes pour vous connaître et que ma bouche se suspendît aux insignes de votre pudeur. Mais chose importante à représenter) n'oubliez pas chaque jour de laver la peau de vos parties, avec de l'eau chaude, car, sinon, des chancres vénériens pousseraient infailliblement sur les commissures fendues de mes lèvres inassouvies. Oh! si au lieu d'être un enfer, l'univers n'avait été qu'un céleste anus immense, regardez le geste que je fais du côté de mon bas-ventre: oui, j'aurais enfoncé ma verge, à travers son sphyncter sanglant, fracassant, par mes mouvements impétueux, les propres parois de son bassin! Le malheur n'aurais pas alors soufflé, sur mes yeux aveuglés, des dunes entières de sable mouvant; j'aurais découvert l'endroit souterrain où gît la vérité endormie, et les fleuves de mon sperme visqueux auraient trouvé de la sorte un océan où se précipiter! Mais, pourquoi me surprends-je à regretter un état de choses imaginaire et qui ne recevra jamais le cachet de son accomplissement ultérieur? Ne nous donnons pas la peine de construire de fugitives hypothèses. En attendant, que celui qui brûle de l'ardeur de partager mon lit vienne me trouver; mais, je mets une condition rigoureuse à mon hospitalité: il faut qu'il n'ait pas plus de quinze ans. Qu'il ne croie pas de son côté que j'en ai trente; qu'est-ce que cela y fait? L'âge ne diminue pas l'intensité des sentiments, loin de là; et, quoique mes cheveux soient devenus blancs comme la neige, ce n'est pas à cause de la vieillesse: c'est, au contraire, pour le motif que vous savez. Moi, je n'aime pas les femmes! Ni même les hermaphrodites! Il me faut des êtres qui me ressemblent, sur le front desquels la noblesse humaine soit marquée en caractères plus tranchés et ineffaçables! Êtes-vous certain que celles qui portent de longs cheveux, soient de la même nature que la mienne? Je ne le crois pas, et je ne déserterai pas mon opinion. Une salive saumâtre coule de ma bouche, je ne sais pas pourquoi. Qui veut me la sucer, afin que j'en sois débarrassé? Elle monte... elle monte toujours! Je sais ce que c'est. J'ai remarqué que, lorsque je bois à la gorge le sang de ceux qui se couchent à côté de moi (c'est à tort que l'on me suppose vampire, puisqu'on appelle ainsi des morts qui sortent de leur tombeau; or, moi, je suis un vivant), j'en rejette le lendemain une partie par la bouche: voilà l'explication de la salive infecte. Que voulez-vous que j'y fasse, si les organes affaiblis par le vice, se refusent à l'accomplissement des fonctions de la nutrition? Mais, ne révélez mes confidences à personne. Ce n'est même pas pour moi que je vous dis cela; c'est pour vous-même et les autres, afin que le prestige du secret retienne dans les limites du devoir et de la vertu ceux qui, aimantés par l'électricité de l'inconnu, seraient tentés de m'imiter. Ayez la bonté de regarder ma bouche (pour le moment, je n'ai pas le temps d'employer une formule plus longue de politesse); elle vous frappe au premier abord par l'apparence de sa structure, sans mettre le serpent dans vos comparaisons; c'est que j'en contracte le tissu jusqu'à la dernière réduction, afin de faire croire que je possède un caractère froid. Vous n'ignorez pas qu'il est diamétralement opposé. Que ne puis-je regarder à travers ces pages séraphiques le visage de celui qui me lit. S'il n'a pas dépassé la puberté, qu'il s'approche. Serre-moi contre toi, et ne crains pas de me faire du mal; rétrécissons progressivement les liens de nos muscles. Davantage. Je sens qu'il est inutile d'insister; l'opacité, remarquable à plus d'un titre, de cette feuille de papier, est un empêchement des plus considérables à l'opération de notre complète jonction. Moi, j'ai toujours éprouvé un caprice infâme pour la plus pâle jeunesse des collèges, et les enfants étiolés des manufactures! Mes paroles ne sont pas les réminiscences d'un rêve, et j'aurai trop de souvenirs à débrouiller, si l'obligation m'était imposée de faire passer devant vos yeux les événements qui pourraient affermir de leur témoignage la véracité de ma douloureuse affirmation. La justice humaine ne m'a pas encore surpris en flagrant délit, malgré l'incontestable habileté de ses agents. J'ai même assassiné (il n'y a pas longtemps!) un pédéraste qui ne se prêtait pas suffisamment à ma passion; j'ai jeté son cadavre dans un puits abandonné, et l'on n'a pas de preuves décisives contre moi. Pourquoi frémissez-vous de peur, adolescent qui me lisez? Croyez-vous que je veuille en faire autant envers vous? Vous vous montrez souverainement injuste... Vous avez raison: méfiez-vous de moi, surtout si vous êtes beau. Mes parties offrent éternellement le spectacle lugubre de la turgescence; nul ne peut soutenir (et combien ne s'en sont-ils pas approchés!) qu'il les a vues à l'état de tranquillité normale, pas même le décrotteur qui m'y porta un coup de couteau dans un moment de délire. L'ingrat! Je change de vêtements deux fois par semaine, la propreté n'étant pas le principal motif de ma détermination. Si je n'agissais pas ainsi, les membres de l'humanité disparaîtraient au bout de quelques jours, dans des combats prolongés. En effet, dans quelque contrée que je me trouble, ils me harcèlent continuellement de leur présence et viennent lécher la surface de mes pieds. Mais, quelle puissance possèdent-elles donc, mes gouttes séminales, pour attirer vers elles tout ce qui respire par des nerfs olfactifs! Ils viennent des bords des Amazones, ils traversent les vallées qu'arrose le Gange, ils abandonnent le lichen polaire, pour accomplir de longs voyages à ma recherche, et demander aux cités immobiles, si elles n'ont pas vu passer, un instant, le long de leurs remparts, celui dont le sperme sacré embaume les montagnes, les lacs, les bruyères, les forêts, les promontoires et la vastitude des mers! Le désespoir de ne pas pouvoir me rencontrer (je me cache secrètement dans les endroits les plus inaccessibles, afin d'alimenter leur ardeur) les porte aux actes les plus regrettables. Ils se mettent trois cent mille de chaque côté, et les mugissements des canons servent de prélude à la bataille. Toutes les ailes s'ébranlent à la fois, comme un seul guerrier. Les carrés se forment et tombent aussitôt pour ne plus se relever. Les chevaux effarés s'enfuient dans toutes les directions. Les boulets labourent le sol, comme des météores implacables. Le théâtre du combat n'est plus qu'un vaste champ de carnage, quand la nuit révèle sa présence et que la lune silencieuse apparaît entre les déchirures d'un nuage. Me montrant du doigt un espace de plusieurs lieues recouvert de cadavres, le croissant vaporeux de cet astre m'ordonne de prendre un instant, comme le sujet de méditatives réflexions, les conséquences funestes qu'entraîne, après lui, l'inexplicable talisman enchanteur que la Providence m'accorda. Malheureusement que de siècles ne faudra-t-il pas encore, avant que la race humaine périsse entièrement par mon piège perfide! C'est ainsi qu'un esprit habile, et qui ne se vante pas, emploie, pour atteindre à ses fins, les moyens mêmes qui paraîtraient d'abord y porter un invincible obstacle. Toujours mon intelligence s'élève vers cette imposante question, et vous êtes témoin vous-même qu'il ne m'est plus possible de rester dans le sujet modeste que j'avais le dessein de traiter. Un dernier mot... c'était une nuit d'hiver. Pendant que la bise sifflait dans les sapins, le Créateur ouvrit sa porte au milieu des ténèbres et fit entrer un pédéraste.
  
  
  
  *
  
   Silence! Il passe un cortège funéraire à côté de vous. Inclinez la binarité de vos rotules vers la terre et entonnez un chant d'outre-tombe. (Si vous considérez mes paroles plutôt comme une simple forme impérative, que comme un ordre formel qui n'est pas à sa place, vous montrerez de l'esprit et du meilleur.) Il est possible que vous parveniez de la sorte à réjouir extrêmement l'âme du mort, qui va se reposer de la vie dans une fosse. Même le fait est, pour moi, certain. Remarquez que je ne dis pas que votre opinion ne puisse jusqu'à un certain point être contraire à la mienne; mais, ce qu'il importe avant tout, c'est de posséder des notions justes sur les bases de la morale, de telle manière que chacun doive se pénétrer du principe qui commande de faire à autrui ce que l'on voudrait peut-être qui fût fait à soi-même. Le prêtre des religions ouvre le premier la marche, en tenant à la main un drapeau blanc, signe de la paix, et de l'autre un emblème d'or qui représente les parties de l'homme et de la femme, comme pour indiquer que ces membres charnels sont la plupart du temps, abstraction faite de toute métaphore, des instruments très dangereux entre les mains de ceux qui s'en servent, quand ils les manipulent aveuglément pour des buts divers qui se querellent entre eux, au lieu d'engendrer une opportune réaction contre la passion connue qui cause presque tous nos maux. Au bas de son dos est attachée (artificiellement, bien entendu) une queue de cheval, aux crins épais, qui balaie la poussière du sol. Elle signifie de prendre garde de ne pas nous ravaler par notre conduite au rang des animaux. Le cercueil connaît sa route et marche après la tunique flottante du consolateur. Les parents et les amis du défunt, par la manifestation de leur position, ont résolu de fermer la marche du cortège. Celui-ci s'avance avec majesté, comme un vaisseau qui fend la pleine mer, et ne craint pas le phénomène de l'enfoncement; car, au moment, actuel, les tempêtes et les écueils ne se font pas remarquer par quelque chose de moins que leur inexplicable absence. Les grillons et les crapauds suivent à quelques pas la fête mortuaire; eux, aussi, n'ignorent pas que leur modeste présence aux funérailles de quiconque leur sera un jour comptée. Ils s'entretiennent à voix basse dans leur pittoresque langage (ne soyez pas assez présomptueux, permettez-moi de vous donner ce conseil intéressé, pour croire que vous seul possédez la précieuse faculté de traduire les sentiments de votre pensée) de celui qu'ils regardèrent plus d'une fois courir à travers les prairies verdoyantes, et plonger la sueur de ses membres dans les bleuâtres vagues des golfes arénacés. D'abord, la vie parut lui sourire sans arrière-pensée; et, magnifiquement, le couronna de fleurs; mais, puisque votre intelligence elle-même s'aperçoit ou plutôt devine qu'il s'est arrêté aux limites de l'enfance, je n'ai pas besoin, jusqu'à l'apparition d'une rétractation véritablement nécessaire, de continuer les prolégomènes de ma rigoureuse démonstration. Dix ans. Nombre exactement calqué, à s'y méprendre, sur celui des doigts de la main. C'est peu et c'est beaucoup. Dans le cas qui nous préoccupe, cependant, je m'appuierai sur votre amour envers la vérité, pour que vous prononciez, avec moi, sans tarder une seconde de plus, que c'est peu. Et, quand je réfléchis sommairement à ces ténébreux mystères, par lesquels, un être humain disparaît de la terre, aussi facilement qu'une mouche ou une libellule, sans conserver l'espérance d'y revenir, je me surprends à couver le vif regret de ne pas probablement pouvoir vivre assez longtemps, pour vous bien expliquer ce que je n'ai pas la prétention de comprendre moi-même. Mais, puisqu'il est prouvé que, par un hasard extraordinaire, je n'ai pas encore perdu la vie depuis ce temps lointain où je commençai, plein de terreur, la phrase précédente, je calcule mentalement qu'il ne sera pas inutile ici, de construire l'aveu complet de mon impuissance radicale, quand il s'agit surtout, comme à présent, de cette imposante et inabordable question. C'est, généralement parlant, une chose singulière que la tendance attractive qui nous porte à rechercher (pour ensuite les exprimer) les ressemblances et les différences que recèlent, dans leurs naturelles propriétés, les objets les plus opposés entre eux, et quelquefois les moins aptes, en apparence, à se prêter à ce genre de combinaisons sympathiquement curieuses, et qui, ma parole d'honneur, donnent gracieusement au style de l'écrivain, qui se paie cette personnelle satisfaction, l'impossible et inoubliable aspect d'un hibou sérieux jusqu'à l'éternité. Suivons en conséquence le courant qui nous entraîne. Le milan royal a les ailes proportionnellement plus longues que les buses, et le vol bien plus aisé: aussi passe-t-il sa vie dans l'air. Il ne se repose presque jamais et parcourt chaque jour des espaces immenses; et ce grand mouvement n'est point un exercice de chasse, ni poursuite de proie, ni même de découverte; car, il ne chasse pas; mais, il semble que le vol soit son état naturel, sa favorite situation. L'on ne peut empêcher d'admirer la manière dont il l'exécute. Ses ailes longues et étroites paraissent immobiles; c'est la queue qui croit diriger toutes les évolutions, et la queue ne se trompe pas: elle agit sans cesse. Il s'élève sans effort; il s'abaisse comme s'il glissait sur un plan incliné; semble plutôt nager que voler; il précipite sa course, la ralentit, s'arrête, et reste comme suspendu ou fixé à la même place, pendant des heures entières. L'on ne peut s'apercevoir d'aucun mouvement dans ses ailes: vous ouvririez les yeux comme la porte d'un four, que ce serait d'autant inutile. Chacun a le bon sens de confesser sans difficulté (quoique avec un peu de mauvaise grâce) qu'il ne s'aperçoit pas, au premier abord, du rapport, si lointain qu'il soit, que je signale entre la beauté du vol du milan royal, et celle de la figure de l'enfant, s'élevant doucement, au-dessus du cercueil découvert, comme un nénuphar qui perce la surface des eaux; et voilà précisément en quoi consiste l'impardonnable faute qu'entraîne l'inamovible situation d'un manque de repentir, touchant l'ignorance volontaire dans laquelle on croupit. Ce rapport de calme majesté entre les deux termes de ma narquoise comparaison n'est déjà que trop commun, et d'un symbole assez compréhensible, pour que je m'étonne davantage de ce qui ne peut avoir, comme seule excuse, que ce même caractère de vulgarité qui fait appeler, sur tout objet ou spectacle qui en est atteint, un profond sentiment d'indifférence injuste. Comme si ce qui se voit quotidiennement n'en devrait pas moins réveiller l'attention de notre admiration! Arrivé à l'entrée du cimetière, le cortège s'empresse de s'arrêter; son intention n'est pas d'aller plus loin. Le fossoyeur achève le creusement de la fosse; l'on y dépose le cercueil avec toutes les précautions prises en pareil cas; quelques pelletées de terre inattendues viennent recouvrir le corps de l'enfant. Le prêtre des religions, au milieu de l'assistance émue, prononce quelques paroles pour bien enterrer le mort, davantage, dans l'imagination des assistants. "Il dit qu'il s'étonne beaucoup de ce qu'on verse ainsi tant de pleurs, pour un acte d'une telle insignifiance. Textuel. Mais il craint de ne pas qualifier suffisamment ce qu'il prétend, lui, être un incontestable bonheur. S'il avait cru que la mort est aussi peu sympathique dans sa naïveté, il aurait renoncé à son mandat, pour ne pas augmenter la légitime douleur des nombreux parents et amis du défunt; mais, une secrète voix l'avertit de leur donner quelques consolations, qui ne seront pas inutiles, ne fût-ce que celle qui ferait entrevoir l'espoir d'une prochaine rencontre dans les cieux entre celui qui mourut et ceux qui survécurent." Maldoror s'enfuyait au grand galop, en paraissant diriger sa course vers les murailles du cimetière. Les sabots de son coursier élevaient autour de son maître une fausse couronne de poussière épaisse. Vous autres, vous ne pouvez savoir le nom de ce cavalier; mais, moi, je le sais. Il s'approchait de plus en plus; sa figure de platine commençait à devenir perceptible, quoique le bas en fût entièrement enveloppé d'un manteau que le lecteur s'est gardé d'ôter de sa mémoire et qui ne laissait apercevoir que les yeux. Au milieu de son discours, le prêtre des religions revient subitement pâle, car son oreille reconnaît le galop irrégulier de ce célèbre cheval blanc qui n'abandonna jamais son maître. "Oui, ajouta-t-il de nouveau, ma confiance est grande dans cette prochaine rencontre; alors, on comprendra, mieux qu'auparavant, quel sens il fallait attacher à la séparation temporaire de l'âme et du corps. Tel qui croit vivre sur cette terre se berce d'une illusion dont il importerait d'accélérer l'évaporation." Le bruit du galop s'accroissait de plus en plus; et, comme le cavalier, étreignant la ligne d'horizon, paraissait en vue, dans le champ d'optique qu'embrassait le portail du cimetière, rapide comme un cyclone giratoire, le prêtre des religions plus gravement reprit: "Vous ne semblez pas vous douter que celui-ci, que la maladie força de ne connaître que les premières phases de la vie, et que la fosse vient de recevoir dans son sein, est l'indubitable vivant; mais, sachez, au moins, que celui-là, dont vous apercevez la silhouette équivoque emportée par un cheval nerveux, et sur lequel je vous conseille de fixer le plus tôt possible les yeux, car il n'est plus qu'un point, et va bientôt disparaître dans la bruyère, quoiqu'il ait beaucoup vécu, est le seul véritable mort."
  
  
  
  *
  
   "Chaque nuit, à l'heure où le sommeil est parvenu à son plus grand degré d'intensité, une vieille araignée de la grande espèce sort lentement sa tête d'un trou placé sur le sol, à l'une des intersections des angles de la chambre. Elle écoute attentivement si quelque bruissement remue encore ses mandibules dans l'atmosphère. Vu sa conformation d'insecte, elle ne peut pas faire moins, si elle prétend augmenter de brillantes personnifications les trésors de la littérature, que d'attribuer des mandibules au bruissement. Quand elle s'est assurée que le silence règne aux alentours, elle retire successivement, des profondeurs de son nid, sans le secours de la méditation, les diverses parties de son corps, et s'avance à pas comptés vers ma couche. Chose remarquable! Moi qui fais reculer le sommeil et les cauchemars, je me sens paralysé dans la totalité de mon corps, quand elle grimpe le long des pieds d'ébène de mon lit de satin. Elle m'étreint la gorge avec les pattes, et me suce le sang avec son ventre. Tout simplement! Combien de litres d'une liqueur pourprée, dont vous n'ignorez pas le nom, n'a-t-elle pas bus, depuis qu'elle accomplit le même manège avec une persistance digne d'une meilleure cause! Je ne sais pas ce que je lui ai fait, pour qu'elle se conduise de la sorte à mon égard. Lui ai-je broyé une patte par inattention? Lui ai-je enlevé ses petits? Ces deux hypothèses, sujettes à caution, ne sont pas capables de soutenir un sérieux examen; elles n'ont même pas de peine à provoquer un haussement dans mes épaules et un sourire sur mes lèvres, quoique l'on ne doive se moquer de personne. Prends garde à toi, tarentule noire; si ta conduite n'a pas pour excuse un irréfutable syllogisme, une nuit je me réveillerai en sursaut, par un dernier effort de ma volonté agonisante, je romprai le charme avec lequel tu retiens mes membres dans l'immobilité, et je t'écraserai entre les os de mes doigts, comme un morceau de matière mollasse. Cependant, je me rappelle vaguement que je t'ai donné la permission de laisser tes pattes grimper sur l'éclosion de la poitrine et de là jusqu'à la peau qui recouvre mon visage; que par conséquent, je n'ai pas le droit de te contraindre. Oh! Qui démêlera mes souvenirs confus! Je lui donne pour récompense ce qui reste de mon sang: en comptant la dernière goutte inclusivement, il y en a pour remplir au moins la moitié d'une coupe d'orgie." Il parle, et il ne cesse de se déshabiller. Il appuie une jambe sur le matelas, et de l'autre, pressant le parquet de saphir afin de s'enlever, il se trouve étendu dans une position horizontale. Il a résolu de ne pas fermer les yeux, afin d'attendre son ennemi de pied ferme. Mais, chaque fois, ne prend-il pas la même résolution, et n'est-elle pas toujours détruite par l'inexplicable image de sa promesse fatale? Il ne dit plus rien, et se résigne avec douleur; car, pour lui le serment est sacré. Il s'enveloppe majestueusement dans les replis de la soie, dédaigne d'entrelacer les glands d'or de ses rideaux, et, appuyant les boucles ondulées de ses longs cheveux noirs sur les franges du coussin de velours, il tâte, avec la main, la large blessure de son cou, dans laquelle la tarentule a pris l'habitude de se loger, comme dans un deuxième nid, tandis que son visage respire la satisfaction. Il espère que cette nuit actuelle (espérez avec lui!) verra la dernière représentation de la succion immense; car, son unique voeu serait que le bourreau en finît avec son existence; la mort, et il sera content. Regardez cette vieille araignée de la grande espèce, qui sort lentement sa tête d'un trou placé sur le sol, à l'une des intersections des angles de la chambre. Nous ne sommes plus dans la narration. Elle écoute attentivement si quelque bruissement remue encore ses mandibules dans l'atmosphère. Hélas! nous sommes maintenant arrivés dans le réel, quant à ce qui regarde la tarentule, et, quoique l'on pourrait mettre un point d'exclamation à la fin de chaque phrase, ce n'est peut-être pas une raison pour s'en dispenser! Elle s'est assurée que le silence règle aux alentours; la voilà qui retire successivement des profondeurs de son nid, sans le secours de la méditation, les diverses parties de son corps, et s'avance à pas comptés vers la couche de l'homme solitaire. Un instant elle s'arrête; mais il est court, ce moment d'hésitation. Elle se dit qu'il n'est pas temps encore de cesser de torturer, et qu'il faut auparavant donner au condamné les plausibles raisons qui déterminèrent la perpétualité du supplice. Elle a grimpé à côté de l'oreille de l'endormi. Si vous voulez ne pas perdre une seule parole de ce qu'elle va dire, faites abstraction des occupations étrangères qui obstruent le portique de votre esprit, et soyez, au moins, reconnaissant de l'intérêt que je vous porte, en faisant assister votre présence aux scènes théâtrales qui me paraissent dignes d'exciter une véritable attention de votre part; car, qui m'empêcherait de garder, pour moi seul, les événements que je raconte? "Réveille-toi, flamme amoureuse des anciens jours, squelette décharné. Le temps est venu d'arrêter la main de la justice. Nous ne te ferons pas attendre longtemps l'explication que tu souhaites. Tu nous écoutes, n'est-ce pas? Mais ne remue pas tes membres; tu es encore aujourd'hui sous notre magnétique pouvoir, et l'atonie encéphalique persiste: c'est pour la dernière fois. Quelle impression la figure d'Elsseneur fait-elle dans ton imagination. Tu l'as oublié! Et ce Réginald, à la démarche fière, as-tu gravé ses traits dans ton cerveau fidèle? Regarde-le caché dans les replis des rideaux; sa bouche est penchée vers ton front; mais il n'ose te parler, car il est plus timide que moi. Je vais te raconter un épisode de ta jeunesse, et te remettre dans le chemin de la mémoire..." Il y avait longtemps que l'araignée avait ouvert son ventre, d'où s'étaient élancés deux adolescents, à la robe bleue, chacun un glaive flamboyant à la main, et qui avaient pris place aux côtés du lit, comme pour garder désormais le sanctuaire du sommeil. "Celui-ci, qui n'a pas encore cessé de te regarder, car il t'aima beaucoup, fut le premier de nous deux auquel tu donnas ton amour. Mais tu le fis souvent souffrir par les brusqueries de ton caractère. Lui, il ne cessait d'employer ses efforts à n'engendrer de ta part aucun sujet de plainte contre lui: un ange n'aurait pas réussi. Tu lui demandas, un jour, s'il voulait aller se baigner avec toi, sur le rivage de la mer. Tous les deux, comme deux cygnes, vous vous élançâtes en même temps d'une roche à pic. Plongeurs éminents, vous glissâtes dans la masse aqueuse, les bras étendus entre la tête, et se réunissant aux mains. Pendant quelques minutes, vous nageâtes entre deux courants. Vous reparûtes à une grande distance, vos cheveux entremêlés entre eux, et ruisselants du liquide salé. Mais quel mystère s'était donc passé sous l'eau, pour qu'une longue trace de sang s'aperçût à travers les vagues? Revenus à la surface, toi, tu continuais de nager, et tu faisais semblant de ne pas remarquer la faiblesse croissante de ton compagnon. Il perdait rapidement ses forces, et tu n'en poussais pas moins tes larges brassées vers l'horizon brumeux, qui s'estompait devant toi. Le blessé poussa des cris de détresse, et tu fis le sourd. Réginald frappa trois fois l'écho des syllabes de ton nom, et trois fois tu répondis par un cri de volupté. Il se trouvait trop loin du rivage pour y revenir, et s'efforçait en vain de suivre les sillons de ton passage, afin de t'atteindre, et reposer un instant sa main sur ton épaule. La chasse négative se prolongea pendant une heure, lui, perdant ses forces, et, toi, sentant croître les tiennes. Désespérant d'égaler ta vitesse, il fit une courte prière au Seigneur pour lui recommander son âme, se plaça sur le dos comme quand on fait la planche, de telle manière qu'on apercevait le coeur battre violemment sous sa poitrine, et attendit que la mort arrivât, afin de ne plus attendre. En cet instant, tes membres vigoureux étaient à perte de vue, et s'éloignaient encore, rapides comme une sonde qu'on laisse filer. Une barque, qui revenait de placer ses filets au large, passa dans ces parages. Les pêcheurs prirent Réginald pour un naufragé, et le halèrent, évanoui, dans leur embarcation. On constata la présence d'une blessure au flanc droit; chacun de ces matelots expérimentés émit l'opinion qu'aucune pointe d'écueil ou fragment de rocher n'était susceptible de percer un trou si microscopique et en même temps si profond. Une arme tranchante, comme le serait un stylet des plus aigus, pouvait seule s'arroger des droits à la paternité d'une si fine blessure. Lui, ne voulut jamais raconter les diverses phases du plongeon, à travers les entrailles des flots, et ce secret, il l'a gardé jusqu'à présent. Des larmes coulent maintenant sur ses joues un peu décolorées, et tombent sur tes draps: le souvenir est quelquefois plus amer que la chose. Mais moi, je ne ressentirai pas de la pitié: ce serait te montrer trop d'estime. Ne roule pas dans leur orbite ces yeux furibonds. Reste calme plutôt. Tu sais que tu ne peux pas bouger. D'ailleurs, je n'ai pas terminé mon récit. - Relève ton glaive, Réginald, et n'oublie pas si facilement la vengeance. Qui sait? peut-être un jour elle viendrait te faire des reproches. - Plus tard, tu conçus des remords dont l'existence devait être éphémère; tu résolus de racheter ta faute par le choix d'un autre ami, afin de le bénir et de l'honorer. Par ce moyen expiatoire, tu effaçais les taches du passé, et tu faisais retomber sur celui qui devint la deuxième victime, la sympathie que tu n'avais pas su montrer à l'autre. Vain espoir; le caractère ne se modifie pas d'un jour à l'autre, et ta volonté resta pareille à elle-même. Moi, Elsseneur, je te vis pour la première fois, et, dès ce moment, je ne pus t'oublier. Nous nous regardâmes pendant quelques instants, et tu te mis à sourire. Je baissais les yeux, parce que je vis dans les tiens une flamme surnaturelle. Je me demandais si, à l'aide d'une nuit obscure, tu t'étais laissé choir secrètement jusqu'à nous de la surface de quelque étoile; car, je le confesse, aujourd'hui qu'il n'est plus nécessaire de feindre, tu ne ressemblais pas aux marcassins de l'humanité; mais une auréole de rayons étincelants enveloppait la périphérie de ton front. J'aurais désiré lier des relations intimes avec toi; ma présence n'osait approcher devant la frappante nouveauté de cette étrange noblesse, et une tenace horreur rôdait autour de moi. Pourquoi n'ai-je pas écouté ces avertissements de la conscience? Pressentiments fondés. Remarquant mon hésitation, tu rougis à ton tour, et tu avanças le bras. Je mis courageusement ma main dans la tienne, et, après cette action, je me sentis plus fort; désormais un souffle de ton intelligence était passé dans moi. Les cheveux au vent et respirant les haleines des brises, nous marchâmes quelques instants devant nous, à travers des bosquets touffus de lentisques, de jasmins, de grenadiers et d'orangers, dont les senteurs nous enivraient. Un sanglier frôla nos habits à toute course, et une larme tomba de son oeil, quand il me vit avec toi: je ne m'explique pas sa conduite. Nous arrivâmes à la tombée de la nuit devant les portes d'une cité populeuse. Les profils des dômes, les flèches des minarets et les boules de marbre des belvédères découpaient vigoureusement leurs dentelures, à travers les ténèbres, sur le bleu intense du ciel. Mais tu ne voulus pas te reposer en cet endroit, quoique nous fussions accablés de fatigue. Nous longeâmes le bas des fortifications externes, comme des chacals nocturnes; nous évitâmes la rencontre des sentinelles aux aguets; et nous parvînmes à nous éloigner, par la porte opposée, de cette réunion solennelle d'animaux raisonnables, civilisés comme les castors. Le vol de la fulgore porte-lanterne, le craquement des herbes sèches, les hurlements intermittents de quelque loup lointain accompagnaient l'obscurité de notre marche incertaine, à travers la campagne. Quels étaient donc tes valables motifs pour fuir les ruches humaines? Je me posais cette question avec un certain trouble; mes jambes d'ailleurs commençaient à me refuser un service trop longtemps prolongé. Nous atteignîmes enfin la lisière d'un bois épais, dont les arbres étaient entrelacés entre eux par un fouillis de hautes lianes inextricables, de plantes parasites, et de cactus à épines monstrueuses. Tu t'arrêtas devant un bouleau. Tu me dis de m'agenouiller pour me préparer à mourir; tu m'accordais un quart d'heure pour sortir de cette terre. Quelques regards furtifs, pendant notre longue course, jetés à la dérobée sur moi, quand je ne t'observais pas, certains gestes dont j'avais remarqué l'irrégularité de mesure et de mouvement se présentèrent aussitôt à ma mémoire, comme les pages ouvertes d'un livre. Mes soupçons étaient confirmés. Trop faible pour lutter contre toi, tu me renversas à terre, comme l'ouragan abat la feuille du tremble. Un de tes genoux sur ma poitrine, et l'autre appuyé sur l'herbe humide, tandis qu'une de tes mains arrêtait la binarité de mes bras dans son étau, je vis l'autre sortir un couteau, de la gaine appendue à ta ceinture. Ma résistance était presque nulle, et je fermai les yeux: les trépignements d'un troupeau de boeufs s'entendirent à quelque distance, apportés par le vent. Il s'avançait comme une locomotive, harcelé par le bâton d'un pâtre et les mâchoires d'un chien. Il n'y avait pas de temps à perdre, et c'est ce que tu compris; craignant de ne pas parvenir à tes fins, car l'approche d'un secours inespéré avait doublé ma puissance musculaire, et t'apercevant que tu ne pouvais rendre immobile qu'un de mes bras à la fois, tu te contentas, par un rapide mouvement imprimé à la lame d'acier, de me couper le poignet droit. Le morceau, exactement détaché, tomba par terre. Tu pris la fuite, pendant que j'étais étourdi par la douleur. Je ne te raconterai pas comment le pâtre vint à mon secours, ni combien de temps devint nécessaire à ma guérison. Qu'il te suffise de savoir que cette trahison, à laquelle je ne m'attendais pas, me donna l'envie de rechercher la mort. Je portai ma présence dans les combats, afin d'offrir ma poitrine aux coups. J'acquis de la gloire dans les champs de bataille; mon nom était devenu redoutable même aux plus intrépides, tant mon artificielle main de fer répandait le carnage et la destruction dans les rangs ennemis. Cependant, un jour que les obus tonnaient beaucoup plus fort qu'à l'ordinaire, et que les escadrons, enlevés de leur base, tourbillonnaient, comme des pailles, sous l'influence du cyclone de la mort, un cavalier, à la démarche hardie, s'avança devant moi, pour me disputer la palme de la victoire. Les deux armées s'arrêtèrent, immobiles, pour nous contempler en silence. Nous combattîmes longtemps, criblés de blessures, et les casques brisés. D'un commun accord, nous cessâmes la lutte, afin de nous reposer, et la reprendre ensuite avec plus d'énergie. Plein d'admiration pour son adversaire, chacun lève sa propre visière: "Elsseneur!..." "Réginald!...", telles furent les simples paroles que nos gorges haletantes prononcèrent en même temps. Ce dernier, tombé dans le désespoir d'une tristesse inconsolable, avait pris, comme moi, la carrière des armes, et les balles l'avaient épargné. Dans quelles circonstances nous nous retrouvions! Mais ton nom ne fut pas prononcé! Lui et moi, nous nous jurâmes une amitié éternelle; mais, certes, différente des deux premières dans lesquelles tu avais été le principal acteur! Un archange, descendu du ciel et messager du Seigneur, nous ordonna de nous changer en une araignée unique, et de venir chaque nuit te sucer la gorge, jusqu'à ce qu'un commandement venu d'en haut arrête le cours du châtiment. Pendant près de dix ans, nous avons hanté ta couche. Dès aujourd'hui, tu es délivré de notre persécution. La promesse vague dont tu parlais, ce n'est pas à nous que tu la fis, mais bien à l'Être qui est plus fort que toi: tu comprenais toi-même qu'il valait mieux se soumettre à ce décret irrévocable. Réveille-toi, Maldoror! Le charme magnétique qui a pesé sur ton système cérébro-spinal, pendant les nuits de deux lustres, s'évapore." Il se réveille comme il lui a été ordonné, et voit deux formes célestes disparaître dans les airs, les bras entrelacés. Il n'essaie pas de se rendormir. Il sort lentement, l'un après l'autre, ses membres hors de sa couche. Il va réchauffer sa peau glacée aux tisons rallumés de la cheminée gothique. Sa chemise seule recouvre son corps. Il cherche des yeux la carafe de cristal afin d'humecter son palais desséché. Il ouvre les contrevents de la fenêtre. Il s'appuie sur le rebord. Il contemple la lune qui verse, sur sa poitrine, un cône de rayons extatiques, où palpitent, comme des phalènes, des atomes d'argent d'une douceur ineffable. Il attend que le crépuscule du matin vienne apporter, par le changement de décors, un dérisoire soulagement à son coeur bouleversé.
  
  
  
  
  Fin du cinquième chant
  
  
  
  Chant sixième
  
  
   Vous dont le calme enviable ne peut pas faire plus que d'embellir le faciès, ne croyez pas qu'il s'agisse encore de pousser, dans des strophes de quatorze ou quinze lignes, ainsi qu'un élève de quatrième, des exclamations qui passeront pour inopportunes, et des gloussements sonores de poule cochinchinoise, aussi grotesques qu'on serait capable de l'imaginer, pour peu qu'on s'en donnât la peine; mais il est préférable de prouver par des faits les propositions que l'on avance. Prétendriez-vous donc que, parce que j'aurais insulté, comme en me jouant, l'homme, le Créateur et moi-même, dans mes explicables hyperboles, ma mission fût complète? Non: la partie la plus importante de mon travail n'en subsiste pas moins, comme tâche qui reste à faire. Désormais, les ficelles du roman remueront les trois personnages nommés plus haut: il leur sera ainsi communiqué une puissance moins abstraite. Leur vitalité se répandra magnifiquement dans le torrent de leur appareil circulatoire, et vous verrez comme vous serez étonné vous-même de rencontrer, là où vous n'aviez cru voir que des entités vagues appartenant au domaine de la spéculation pure, d'une part, l'organisme corporel avec ses ramifications de nerfs et ses membranes muqueuses, de l'autre, le principe spirituel qui préside aux fonctions psychologiques de la chair. Ce sont des êtres doués d'une énergique vie qui, les bras croisés et la poitrine en arrêt, poseront prosaïquement (mais je suis certain que l'effet sera très poétique) devant votre visage, placés seulement à quelques pas de vous, de manière que les rayons solaires, frappant d'abord les tuiles des toits et le couvercle des cheminées, viendront ensuite se refléter visiblement sur leurs cheveux terrestres et matériels. Mais, ce ne seront plus des anathèmes, possesseurs de la spécialité de provoquer le rire; des personnalités fictives qui auraient bien fait de rester dans la cervelle de l'auteur; ou des cauchemars placés trop au-dessus de l'existence ordinaire. Remarquez que, par cela même, ma poésie n'en sera que plus belle. Vous toucherez avec vos mains des branches ascendantes d'aorte et des capsules surrénales; et puis des sentiments! Les cinq premiers récits n'ont pas été inutiles; ils étaient le frontispice de mon ouvrage, le fondement de la construction, l'explication préalable de ma poétique future: et je devais à moi-même, avant de boucler ma valise et me mettre en marche pour les contrées de l'imagination, d'avertir les sincères amateurs de la littérature, par l'ébauche rapide d'une généralisation claire et précise, du but que j'avais résolu de poursuivre. En conséquence, mon opinion est que, maintenant, la partie synthétique de mon oeuvre est complète et suffisamment paraphrasée. C'est par elle que vous avez appris que je me suis proposé d'attaquer l'homme et Celui qui le créa. Pour le moment et pour plus tard, vous n'avez pas besoin d'en savoir davantage! Des considérations nouvelles me paraissent superflues, car elles ne feraient que répéter, sous une autre forme, plus ample, il est vrai, mais identique, l'énoncé de la thèse dont la fin de ce jour verra le premier développement. Il résulte, des observations qui précèdent, que mon intention est d'entreprendre, désormais, la partie analytique; cela est si vrai qu'il n'y a que quelques minutes seulement, que j'exprimai le voeu ardent que vous fussiez emprisonné dans les glandes sudoripares de ma peau, pour vérifier la loyauté de ce que j'affirme, en connaissance de cause. Il faut, je le sais, étayer d'un grand nombre de preuves l'argumentation qui se trouve comprise dans mon théorème; eh bien, ces preuves existent, et vous savez que je n'attaque personne, sans avoir de motifs sérieux! Je ris à gorge déployée, quand je songe que vous me reprochez de répandre d'amères accusations contre l'humanité, dont je suis un des membres (cette seule remarque me donnerait raison!) et contre la Providence: je ne rétracterai pas mes paroles; mais, racontant ce que ce que j'aurai vu, il ne me sera pas difficile, sans autre ambition que la vérité, de les justifier. Aujourd'hui, je vais fabriquer un petit roman de trente pages; cette mesure dans la suite restera à peu près stationnaire. Espérant voir promptement, un jour ou l'autre, la consécration de mes théories acceptée par telle ou telle forme littéraire, je crois avoir enfin trouvé, après quelques tâtonnements, ma formule définitive. C'est la meilleur: puisque c'est le roman! Cette préface hybride a été exposée d'une manière qui ne paraîtra peut-être pas assez naturelle, en ce sens qu'elle surprend, pour ainsi dire, le lecteur, qui ne voit pas très bien où l'on veut d'abord le conduire; mais, ce sentiment de remarquable stupéfaction, auquel on doit généralement chercher à soustraire ceux qui passent leur temps à lire des livres ou des brochures, j'ai fait tous mes efforts pour le produire. En effet, il m'était impossible de faire moins, malgré ma bonne volonté: ce n'est que plus tard, lorsque quelques romans auront paru, que vous comprendrez mieux la préface du renégat, à la figure fuligineuse.
  
  
  
  *
  
   Avant d'entrer en matière, je trouve stupide qu'il soit nécessaire (je pense que chacun ne sera pas de mon avis, si je me trompe) que je place à côté de moi un encrier ouvert, et quelques feuillets de papier non mâché. De cette manière, il me sera possible de commencer, avec amour, par ce sixième chant, la série des poèmes instructifs qu'il me tarde de produire. Dramatiques épisodes d'une implacable utilité! Notre héros s'aperçut qu'en fréquentant les cavernes et prenant pour refuge les endroits inaccessibles, il transgressait les règles de la logique et commettait un cercle vicieux. Car, si d'un côté il favorisait ainsi sa répugnance pour les hommes, par le dédommagement de la solitude et de l'éloignement, et circonscrivait passivement son horizon borné, parmi des arbustes rabougris, des ronces et des lambrusques, de l'autre, son activité ne trouvait plus aucun aliment pour nourrir le minotaure de ses instincts pervers. En conséquence, il résolut de se rapprocher des agglomérations humaines, persuadé que parmi tant de victimes toutes préparées, ses passions diverses trouveraient amplement de quoi se satisfaire. Il savait que la police, ce bouclier de la civilisation, le recherchait avec persévérance, depuis nombre d'années, et qu'une véritable armée d'agents et d'espions était continuellement à ses trousses. Sans, cependant, parvenir à le rencontrer. Tant son habileté renversante déroutait, avec un suprême chic, les ruses les plus indiscutables au point de vue de leur succès, et l'ordonnance de la plus savante méditation. Il avait une faculté spéciale pour prendre des formes méconnaissables aux yeux exercés. Déguisements supérieurs, si je parle en artiste! Accoutrements d'un effet réellement médiocre, quand je songe à la morale. Par ce point, il touchait presque au génie. N'avez-vous pas remarqué la gracilité d'un joli grillon, aux mouvements alertes, dans les égouts de Paris? Il n'y a que celui-là: c'était Maldoror! Magnétisant les florissantes capitales, avec un fluide pernicieux, il les amène dans un état léthargique où elles sont incapables de se surveiller comme il le faudrait. État d'autant plus dangereux qu'il n'est pas soupçonné. Aujourd'hui il est à Madrid; demain il sera à Saint-Pétersbourg; hier il se trouvait à Pékin. Mais, affirmer exactement l'endroit actuel que remplissent de terreur les exploits de ce poétique Rocambole, est un travail au dessus des forces possibles de mon épaisse ratiocination. Ce bandit est, peut-être, à sept cents lieues de ce pays; peut-être, il est à quelques pas de vous. Il n'est pas facile de faire périr entièrement les hommes, et les lois sont là; mais, on peut, avec de la patience, exterminer, une par une, les fourmis humanitaires. Or, depuis les jours de ma naissance, où je vivais avec les premiers aïeuls de notre race, encore inexpérimenté dans la tension de mes embûches; depuis les temps reculés, placés, au-delà de l'histoire, où, dans de subtiles métamorphoses, je ravageais, à diverses époques, les contrées du globe par les conquêtes et le carnage, et répandais la guerre civile au milieu des citoyens, n'ai-je pas déjà écrasé sous mes talons, membre par membre ou collectivement, des générations entières, dont il ne serait pas difficile de concevoir le chiffre innombrable? Le passé radieux a fait de brillantes promesses à l'avenir: il les tiendra. Pour le ratissage de mes phrases, j'emploierai forcément la méthode naturelle, en rétrogradant jusque chez les sauvages, afin qu'ils me donnent des leçons. Gentlemen simples et majestueux, leur bouche gracieuse ennoblit tout ce qui découle de leurs lèvres tatouées. Je viens de prouver que rien n'est risible dans cette planète. Planète cocasse, mais superbe. M'emparant d'un style que quelques-uns trouveront naïf (quand il est si profond), je le ferai servir à interpréter des idées qui, malheureusement, ne paraîtront peut-être pas grandioses! Par cela même, me dépouillant des allures légères et sceptiques de l'ordinaire conversation, et, assez prudent pour ne pas me poser... je ne sais plus ce que j'avais l'intention de dire, car, je ne me rappelle pas le commencement de la phrase. Mais, sachez que la poésie se trouve partout où n'est pas le sourire, stupidement railleur, de l'homme, à la figure de canard. Je vais d'abord me moucher, parce que j'en ai besoin; et ensuite, puissamment aidé par ma main, je reprendrai le porte-plume que mes doigts avaient laissé tomber. Comment le pont du Carrousel put-il garder sa neutralité, lorsqu'il entendit les cris déchirants que semblait pousser le sac!
  
  
  
  I
  
   Les magasins de la rue Vivienne étalent leurs richesses aux yeux émerveillés. Éclairés par de nombreux becs de gaz, les coffrets d'acajou et les montres en or répandent à travers les vitrines des gerbes de lumière éblouissantes. Huit heures ont sonné à l'horloge de la Bourse: ce n'est pas tard! À peine le dernier coup de marteau s'est-il fait entendre, que la rue, dont le nom a été cité, se met à trembler, et secoue ses fondements depuis la place Royale jusqu'au boulevard Montmartre. Les promeneurs hâtent le pas, et se retirent pensifs dans leurs maisons. Une femme s'évanouit et tombe sur l'asphalte. Personne ne la relève: il tarde à chacun de s'éloigner de ce parage. Les volets se referment avec impétuosité, et les habitants s'enfoncent dans leurs couvertures. On dirait que la peste asiatique a révélé sa présence. Ainsi, pendant que la plus grande partie de la ville se prépare à nager dans les réjouissances des fêtes nocturnes, la rue Vivienne se trouve subitement glacée par une sorte de pétrification. Comme un coeur qui cesse d'aimer, elle a vu sa vie éteinte. Mais, bientôt, la nouvelle du phénomène se répand dans les autres couches de la population, et un silence morne plane sur l'auguste capitale. Où sont-ils passés, les becs de gaz? Que sont-elles devenues, les vendeuses d'amour? Rien... la solitude et l'obscurité! Une chouette, volant dans une direction rectiligne, et dont la patte est cassée, passe au-dessus de la Madeleine, et prend son essor vers la barrière du Trône, en s'écriant: "Un malheur se prépare." Or, dans cet endroit que ma plume (ce véritable ami qui me sert de compère) vient de rendre mystérieux, si vous regardez du côté par où la rue Colbert s'engage dans la rue Vivienne, vous verrez, à l'angle formé par le croisement de ces deux voies, un personnage montrer sa silhouette, et diriger sa marche légère vers les boulevards. Mais, si l'on s'approche davantage, de manière à ne pas amener sur soi-même l'attention de ce passant, on s'aperçoit, avec un agréable étonnement, qu'il est jeune! De loin on l'aurait pris en effet pour un homme mûr. La somme des jours ne compte plus, quand il s'agit d'apprécier la capacité intellectuelle d'une figure sérieuse. Je me connais à lire l'âge dans les lignes physiognomoniques du front: il a seize ans et quatre mois! Il est beau comme la rétractabilité des serres des oiseaux rapaces; ou encore, comme l'incertitude des mouvements musculaires dans les plaies des parties molles de la région cervicale postérieure; ou plutôt, comme ce piège à rats perpétuel, toujours retendu par l'animal pris, qui peut prendre seul des rongeurs indéfiniment, et fonctionner même caché sous la paille; et surtout, comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie! Mervyn, ce fils de la blonde Angleterre, vient de prendre chez son professeur une leçon d'escrime, et, enveloppé dans son tartan écossais, il retourne chez ses parents. C'est huit heures et demie, et il espère arriver chez lui à neuf heures: de sa part, c'est une grande présomption que de feindre d'être certain de connaître l'avenir. Quelque obstacle imprévu ne peut-il l'embarrasser dans sa route? Et cette circonstance, serait-elle si peu fréquente, qu'il dût prendre sur lui de la considérer comme une exception? Que ne considère-t-il plutôt, comme un fait anormal, la possibilité qu'il a eue jusqu'ici de se sentir dépourvu d'inquiétude et pour ainsi dire heureux? De quel droit en effet prétendrait-il gagner indemne sa demeure, lorsque quelqu'un le guette et le suit par derrière comme sa future proie? (Ce serait bien peu connaître sa profession d'écrivain à sensation, que de ne pas, au moins, mettre en avant les restrictives interrogations après lesquelles arrive immédiatement la phrase que je suis sur le point de terminer.) Vous avez reconnu le héros imaginaire qui, depuis un long temps, brise par la pression de son individualité ma malheureuse intelligence! Tantôt Maldoror se rapproche de Mervyn, pour graver dans sa mémoire les traits de cet adolescent; tantôt, le corps rejeté en arrière, il recule sur lui-même comme le boomerang d'Australie, dans la deuxième période de son trajet, ou plutôt, comme une machine infernale. Indécis sur ce qu'il doit faire. Mais, sa conscience n'éprouve aucun symptôme d'une émotion la plus embryogénique, comme à tort vous le supposeriez. Je le vis s'éloigner un instant dans une direction opposée; était-il accablé par le remords? Mais, il revint sur ses pas avec un nouvel acharnement. Mervyn ne sait pas pourquoi ses artères temporales battent avec force, et il presse le pas, obsédé par une frayeur dont lui et vous cherchent vainement la cause. Il faut lui tenir compte de son application à découvrir l'énigme. Pourquoi ne se retourne-t-il pas? Il comprendrait tout. Songe-t-on jamais aux moyens les plus simples de faire cesser un état alarmant. Quand un rôdeur de barrière traverse un faubourg de la banlieue, un saladier de vin blanc dans le gosier et la blouse en lambeaux, si, dans le coin d'une borne, il aperçoit un vieux chat musculeux, contemporain des révolutions auxquelles ont assisté nos pères, contemplant mélancoliquement les rayons de la lune, qui s'abattent sur la plaine endormie, il s'avance tortueusement dans une ligne courbe, et fait un signe à un chien cagneux, qui se précipite. Le noble animal de la race féline attend son adversaire avec courage, et dispute chèrement sa vie. Demain, quelque chiffonnier achètera une peau électrisable. Que ne fuyait-il donc? C'était si facile. Mais, dans le cas qui nous préoccupe actuellement, Mervyn complique encore le danger par sa propre ignorance. Il a comme quelques lueurs, excessivement rares, il est vrai, dont je ne m'arrêterai pas à démontrer le vague qui les recouvre; cependant, il lui est impossible de deviner la réalité. Il n'est pas prophète, je ne dis pas le contraire, et il ne se reconnaît pas la faculté de l'être. Arrivé sur la grande artère, il tourne à droite et traverse le boulevard Poissonnière et boulevard Bonne-Nouvelle. À ce point de son chemin, il s'avance dans la rue du faubourg Saint-Denis, laisse derrière lui l'embarcadère du chemin de fer de Strasbourg, et s'arrête devant un portail élevé, avant d'avoir atteint la superposition perpendiculaire de la rue Lafayette. Puisque vous me conseillez de terminer en cet endroit la première strophe, je veux bien, pour cette fois, obtempérer, à votre désir? Savez-vous que, lorsque je songe à l'anneau de fer caché sous la pierre par la main d'un maniaque, un invincible frisson me passe par les cheveux?
  
  
  
  II
  
   Il tire le bouton de cuivre, et le portail de l'hôtel moderne tourne sur ses gonds. Il arpente la cour, parsemée de sable fin, et franchit les huit degrés du perron. Les deux statues, placées à droite et à gauche comme les gardiennes de l'aristocratique villa, ne lui barrent pas le passage. Celui qui a tout renié, père, mère, Providence, amour, idéal, afin de ne plus penser qu'à lui seul, s'est bien gardé de ne pas suivre les pas qui précédaient. Il l'a vu entrer dans un spacieux salon de rez-de-chaussée, aux boiseries de cornaline. Le fils de famille se jette sur un sofa, et l'émotion l'empêche de parler. Sa mère, à la robe longue et traînante, s'empresse autour de lui, et l'entoure de ses bras. Ses frères, moins âgés que lui, se groupent autour du meuble, chargé d'un fardeau; ils ne connaissent pas la vie d'une manière suffisante, pour se faire une idée nette de la scène qui se passe. Enfin, le père élève sa canne, et abaisse sur les assistants un regard plein d'autorité. Appuyant le poignet sur les bras du fauteuil, il s'éloigne de son siège ordinaire, et s'avance, avec inquiétude, quoique affaibli par les ans, vers le corps immobile de son premier-né. Il parle dans une langue étrangère, et chacun l'écoute dans un recueillement respectueux: "Qui a mis le garçon dans cet état. La Tamise brumeuse charriera encore une quantité notable de limon avant que mes forces soient complètement épuisées. Des lois préservatrices n'ont pas l'air d'exister dans cette contrée inhospitalière. Il éprouverait la vigueur de mon bras, si je connaissais le coupable. Quoique j'aie pris ma retraite, dans l'éloignement des combats maritimes, mon épée de commodore, suspendue à la muraille, n'est pas encore rouillée. D'ailleurs, il est facile d'en repasser le fil. Mervyn, tranquillise-toi; je donnerai des ordres à mes domestiques, afin de rencontrer la trace de celui que, désormais, je chercherai, pour le faire périr de ma propre main. Femme, ôte-toi de là, et va t'accroupir dans un coin; tes yeux m'attendrissent, et tu ferais mieux de refermer le conduit de tes glandes lacrymales. Mon fils, je t'en supplie, réveille tes sens, et reconnais ta famille; c'est ton père qui te parle..." La mère se tient à l'écart, et, pour obéir aux ordres de son maître, elle a pris un livre entre ses mains, et s'efforce de demeurer tranquille, en présence du danger que court celui que sa matrice enfanta. "Enfants, allez vous amuser dans le parc, et prenez garde, en admirant la natation des cygnes, de ne pas tomber dans la pièce d'eau..." Les frères, les mains pendantes, restent muets; tous, la toque surmontée d'une plume arrachée à l'aile de l'engoulevent de la Caroline, avec le pantalon de velours s'arrêtant aux genoux, et les bas de soie rouge, se prennent par la main, et se retirent du salon, ayant soin de ne presser le parquet d'ébène que de la pointe des pieds. Je suis certain qu'ils ne s'amuseront pas, et qu'ils se promèneront avec gravité dans les allées de platanes. Leur intelligence est précoce. Tant mieux pour eux. "... Soins inutiles, je te berce dans mes bras, et tu es insensible à mes supplications. Voudrais-tu relever la tête? J'embrasserai tes genoux, s'il le faut. Mais non... elle retombe inerte." - "Mon doux maître, si tu le permets à ton esclave, je vais chercher dans mon appartement un flacon rempli d'essence de térébenthine, et dont je me sers habituellement quand la migraine envahit mes tempes, après être revenue du théâtre, ou lorsque la lecture d'une narration émouvante, consignée dans les annales britanniques de la chevaleresque histoire de nos ancêtres, jette ma pensée rêveuse dans les tourbières de l'assoupissement." - "Femme, je ne t'avais pas donné la parole, et tu n'avais pas le droit de la prendre. Depuis notre légitime union, aucun nuage n'est venu s'interposer entre nous. Je suis content de toi, je n'ai jamais eu de reproches à te faire: et réciproquement. Va chercher dans ton appartement un flacon rempli d'essence de térébenthine. Je sais qu'il s'en trouve un dans les tiroirs de ta commode, et tu ne viendras pas me l'apprendre. Dépêche-toi de franchir les degrés de l'escalier en spirale et reviens me trouver avec un visage content." Mais la sensible Londonienne est à peine arrivée aux premières marches (elle ne court pas aussi promptement qu'une personne des classes inférieures) que déjà une de ses demoiselles d'atour redescend du premier étage, les joues empourprées de sueur, avec le flacon qui, peut-être, contient la liqueur de vie dans ses parois de cristal. La demoiselle s'incline avec grâce en présentant son offre, et la mère, avec sa démarche royale, s'est avancée vers les franges qui bordent le sofa, seul objet qui préoccupe sa tendresse. Le commodore, avec un geste fier, mais bienveillant, accepte le flacon des mains de son épouse. Un foulard d'Inde y est trempé, et l'on entoure la tête de Mervyn avec les méandres orbiculaires de la soie. Il respire des sils; il remue un bras. La circulation se ranime, et l'on entend les cris joyeux d'un cacatoès des Philippines, perché sur l'embrasure de la fenêtre. "Qui va là?... Ne m'arrêtez point... Où suis-je. Est-ce une tombe qui supporte mes membres alourdis? Les planches m'en paraissent douces... Le médaillon qui contient le portrait de ma mère, est-il encore attaché à mon cou?... Arrière, malfaiteur, à la tête échevelée. Il n'a pu m'atteindre, et j'ai laissé entre ses doigts un pan de mon pourpoint. Détachez les chaînes des bouledogues, car, cette nuit, un voleur reconnaissable peut s'introduire chez nous avec effraction, tandis que nous serons plongés dans le sommeil. Mon père et ma mère, je vous reconnais, et je vous remercie de vos soins. Appelez mes petits frères. C'est pour eux que j'avais acheté des pralines, et je veux les embrasser." À ces mots, il tombe dans un profond état léthargique. Le médecin, qu'on a mandé en toute hâte, se frotte les mains et s'écrie: "La crise est passée. Tout va bien. Demain votre fils se réveillera dispos. Tous, allez-vous-en dans vos couches respectives, je l'ordonne, afin que je reste seul à côté du malade, jusqu'à l'apparition de l'aurore et du chant du rossignol." Maldoror, caché derrière la porte, n'a perdu aucune parole. Maintenant, il connaît le caractère des habitants de l'hôtel, et agira en conséquence. Il sait où demeure Mervyn, et ne désire pas en savoir davantage. Il a inscrit dans un calepin le nom de la rue et le numéro du bâtiment. C'est le principal. Il est sûr de ne pas les oublier. Il s'avance, comme une hyène, sans être vu, et longe les côtés de la cour. Il escalade la grille avec agilité, et s'embarrasse un instant sur les pointes de fer; d'un bond, il est sur la chaussée. Il s'éloigne à pas de loup: "Il me prenait pour un malfaiteur, s'écrie-t-il: lui, c'est un imbécile. Je voudrais trouver un homme exempt de l'accusation que le malade a portée contre moi. Je ne lui ai pas enlevé un pan de son pourpoint, comme il l'a dit. Simple hallucination hypnagogique causée par la frayeur. Mon intention n'était pas aujourd'hui de m'emparer de lui; car j'ai d'autres projets ultérieurs sur cet adolescent timide." Dirigez-vous du côté où se trouve le lac des cygnes; et, je vous dirai plus tard pourquoi il s'en trouve un de complètement noir parmi la troupe, et dont le corps, supportant une enclume, surmontée du cadavre en putréfaction d'un crabe tourteau, inspire à bon droit de la méfiance à ses autres aquatiques camarades.
  
  
  
  III
  
   Mervyn est dans sa chambre; il a reçu une missive. Qui donc lui a écrit une lettre? Son trouble l'a empêché de remercier l'agent postal. L'enveloppe a les bordures noires, et les mots sont tracés d'une écriture hâtive. Ira-t-il porter cette lettre à son père? Et si le signataire le lui défend expressément? Plein d'angoisse, il ouvre sa fenêtre pour respirer les senteurs de l'atmosphère; les rayons du soleil reflètent leurs prismatiques irradiations sur les glaces de Venise et les rideaux de Damas. Il jette la missive de côté, parmi les livres à tranche dorée et les albums à couverture de nacre, parsemés sur le cuir repoussé qui recouvre la surface de son pupitre d'écolier. Il ouvre son piano, et fait courir ses doigts effilés sur les touches d'ivoire. Les cordes de laiton ne résonnèrent point. Ce avertissement indirect l'engage à reprendre le papier vélin: mais celui-ci recula, comme s'il avait été offensé de l'hésitation du destinataire. Prise à ce piège, la curiosité de Mervyn s'accroît et il ouvre le morceau de chiffon préparé. Il n'avait vu jusqu'à ce moment que sa propre écriture: "Jeune homme, je m'intéresse à vous; je veux faire votre bonheur. Je vous prendrai pour compagnon, et nous accomplirons de longues pérégrinations dans les îles de l'Océanie. Mervyn, tu sais que je t'aime, et je n'ai pas besoin de te le prouver. Tu m'accorderas ton amitié, j'en suis persuadé. Quand tu me connaîtras davantage, tu ne te repentiras pas de la confiance que tu m'auras témoignée. Je te préserverai des périls que courra ton inexpérience. Je serai pour toi un frère, et les bons conseils ne te manqueront pas. Pour de plus longues explications, trouve-toi, après-demain matin, à cinq heures, sur le pont du Carrousel. Si je ne suis pas arrivé, attends-moi; mais, j'espère être rendu à l'heure juste. Toi, fais de même. Un Anglais n'abandonnera pas facilement l'occasion de voir clair dans ses affaires. Jeune homme, je te salue, et à bientôt. Ne montre cette lettre à personne." - Trois étoiles au lieu d'une signature, s'écrie Mervyn; et une tache de sang au bas de la page!" Des larmes abondantes coulent sur les curieuses phrases que ses yeux ont dévorées, et qui ouvrent à son esprit le champ illimité des horizons incertains et nouveaux. Il lui semble (ce n'est que depuis la lecture qu'il vient de terminer) que son père est un peu sévère et sa mère trop majestueuse. Il possède des raisons qui ne sont pas parvenues à ma connaissance et que, par conséquent, je ne pourrais vous transmettre, pour insinuer que ses frères ne lui conviennent pas non plus. Il cache cette lettre dans sa poitrine. Ses professeurs ont observé que ce jour-là il n'a pas ressemblé à lui-même; ses yeux se sont assombris démesurément, et le voile de la réflexion excessive s'est abaissé sur la région pré-orbitaire. Chaque professeur a rougi, de crainte de ne pas se trouver à la hauteur intellectuelle de son élève, et, cependant, celui-ci, pour la première fois, a négligé ses devoirs et n'a pas travaillé. Le soir, la famille s'est réunie dans la salle à manger, décorée de portraits antiques. Mervyn admire les plats chargés de viandes succulentes et les fruits odoriférants, mais, il ne mange pas; les polychromes ruissellements des vins du Rhin et le rubis mousseux du champagne s'enchâssent dans les étroites et hautes coupes de pierre de Bohême, et laissent même sa vue indifférente. Il appuie son coude sur la table, et reste absorbé dans ses pensées comme un somnambule. Le commodore, au visage boucané par l'écume de mer, se penche à l'oreille de son épouse: "L'aîné a changé de caractère, depuis le jour de la crise; il n'était déjà que trop porté aux idées absurdes; aujourd'hui il rêvasse encore plus que de coutume. Mais enfin, je n'étais pas comme cela, moi, lorsque j'avais son âge. Fais semblant de ne t'apercevoir de rien. C'est ici qu'un remède efficace, matériel ou moral, trouverait aisément son emploi. Mervyn, toi qui goûtes la lecture des livres de voyage et d'histoire naturelle, je vais te lire un récit qui ne te déplaira pas. Qu'on m'écoute avec attention; chacun y trouvera son profit, moi, le premier. Et vous autres, enfants, apprenez, par l'attention que vous saurez porter à mes paroles, à perfectionner le dessin de votre style, et à vous rendre compte des moindres intentions d'un auteur." Comme si cette nichée d'adorables moutards aurait pu comprendre ce que c'était que la rhétorique! Il dit, et, sur un geste de sa main, un des frères se dirige vers la bibliothèque paternelle, et en revient avec un volume sous le bras. Pendant ce temps, le couvert et l'argenterie sont enlevés, et le père prend le livre. À ce nom électrisant de voyages, Mervyn a relevé la tête, et s'est efforcé de mettre un terme à ses méditation hors de propos. Le livre est ouvert vers le milieu, et la voix métallique du commodore prouve qu'il est resté capable, comme dans les jours de sa glorieuse jeunesse, de commander à la fureur des hommes et des tempêtes. Bien avant la fin de cette lecture, Mervyn est retombé sur son coude, dans l'impossibilité de suivre plus longtemps le raisonné développement des phrases passées à la filière et à la saponification des obligatoires métaphores. Le père s'écrie: "Ce n'est pas cela qui l'intéresse; lisons autre chose. Lis, femme; tu seras plus heureuse que moi, pour chasser le chagrin des jours de notre fils." La mère ne conserve plus d'espoir; cependant, elle s'est emparée d'un autre livre, et le timbre de sa voix de soprano retentit mélodieusement aux oreilles du produit de sa conception. Mais, après quelques paroles, le découragement l'envahit, et elle cesse d'elle-même l'interprétation de l'oeuvre littéraire. Le premier-né s'écrie: "Je vais me coucher." Il se retire, les yeux baissés avec une fixité froide, et sans rien ajouter. Le chien se met à pousser un lugubre aboiement, car il ne trouve pas cette conduite naturelle, et le vent du dehors, s'engouffrant inégalement dans la fissure longitudinale de la fenêtre, fait vaciller la flamme, rabattue par deux coupoles de cristal rosé, de la lampe de bronze. La mère appuie ses mains sur son front, et le père relève les yeux vers le ciel. Les enfants jettent des regards effarés sur le vieux marin. Mervyn ferme la porte de sa chambre à double tour, et sa main court rapidement sur le papier: "J'ai reçu votre lettre à midi, et vous me pardonnerez si je vous ai fait attendre la réponse. Je n'ai pas l'honneur de vous connaître personnellement, et je ne savais pas si je devais vous écrire. Mais, comme l'impolitesse ne loge pas dans notre maison, j'ai résolu de prendre la plume, et de vous remercier chaleureusement de l'intérêt que vous prenez pour un inconnu. Dieu me garde de ne pas montrer de la reconnaissance pour la sympathie dont vous me comblez. Je connais mes imperfections, et je ne m'en montre pas plus fier. Mais, s'il est convenable d'accepter l'amitié d'une personne âgée, il l'est aussi de lui faire comprendre que nos caractères ne sont pas les mêmes. En effet, vous paraissez être plus âgé que moi puisque vous m'appelez jeune homme, et cependant je conserve des doutes sur votre âge véritable. Car, comment concilier la froideur de vos syllogismes avec la passion qui s'en dégage? Il est certain que je n'abandonnerai pas le lieu qui m'a vu naître, pour vous accompagner dans les contrées lointaines; ce qui ne serait possible qu'à la condition de demander auparavant aux auteurs de mes jours, une permission impatiemment attendue. Mais, comme vous m'avez enjoint de garder le secret (dans le sens cubique du mot) sur cette affaire spirituellement ténébreuse, je m'empresserai d'obéir à votre sagesse incontestable. À ce qu'il paraît, elle n'affronterait pas avec plaisir la clarté de la lumière. Puisque vous paraissez souhaiter que j'aie de la confiance en votre propre personne (voeu qui n'est pas déplacé, je me plais à le confesser), ayez la bonté, je vous prie, de témoigner, à mon égard, une confiance analogue, et de ne pas avoir la prétention de croire que je serais tellement éloigné de votre avis, qu'après demain matin, à l'heure indiquée, je ne serais pas exact au rendez-vous. Je franchirai le mur de clôture du parc, car la grille sera fermée, et personne ne sera témoin de mon départ. À parler avec franchise, que ne ferais-je pas pour vous, dont l'inexplicable attachement a su promptement se révéler à mes yeux éblouis, surtout étonnés d'une telle preuve de bonté, à laquelle je me suis assuré que je ne me serais pas attendu. Puisque je ne vous connaissais pas. Maintenant je vous connais. N'oubliez pas la promesse que vous m'avez faite de vous promener sur le pont du Carrousel. Dans le cas que j'y passe, j'ai une certitude, à nulle autre pareille, de vous y rencontrer et vous toucher la main, pourvu que cette innocente manifestation d'un adolescent qui, hier encore, s'inclinait devant l'autel de la pudeur, ne doive pas vous offenser par sa respectueuse familiarité. Or, la familiarité n'est-elle pas avouable dans le cas d'une forte et ardente intimité, lorsque la perdition est sérieuse et convaincue? Et quel mal y aurait-il après tout, je vous le demande à vous-même, à ce que je vous dise adieu tout en passant, lorsque après-demain, qu'il pleuve ou non, cinq heures auront sonné? Vous apprécierez vous-même, gentleman, le tact avec lequel j'ai conçu ma lettre; car, je ne me permets pas dans une feuille volante, apte à s'égarer, de vous en dire davantage. Votre adresse au bas de la page est un rébus. Il m'a fallu près d'un quart d'heure pour la déchiffrer. Je crois que vous avez bien fait d'en tracer les mots d'une manière microscopique. Je me dispense de signer et en cela je vous imite: nous vivons dans un temps trop excentrique, pour s'étonner un instant de ce qui pourrait arriver. Je serais curieux de savoir comment vous avez appris l'endroit où demeure mon immobilité glaciale, entourée d'une longue rangée de salles désertes, immondes charniers de mes heures d'ennui. Comment dire cela? Quand je pense à vous, ma poitrine s'agite, retentissante comme l'écroulement d'un empire en décadence; car, l'ombre de votre amour accuse un sourire qui, peut-être, n'existe pas: elle est si vague, et remue ses écailles si tortueusement! Entre vos mains, j'abandonne mes sentiments impétueux, tables de marbre toutes neuves, et vierges encore d'un contact mortel. Prenons patience jusqu'aux premières lueurs du crépuscule matinal, et, dans l'attente du moment qui me jettera dans l'entrelacement hideux de vos bras pestiférés, je m'incline humblement à vis genoux, que je presse." Après avoir écrit cette lettre coupable, Mervyn la porte à la poste et revient se mettre au lit. Ne comptez pas y trouver son ange gardien. La queue de poisson ne volera que pendant trois jours, c'est vrai; mais hélas, la poutre n'en sera pas moins brûlée; et une balle cylindro-conique percera la peau du rhinocéros, malgré la fille de neige et le mendiant! C'est que le fou couronné aura dit la vérité sur la fidélité des quatorze poignards.
  
  
  
  IV
  
   Je me suis aperçu que je n'avais qu'un oeil au milieu du front! O miroirs d'argent, incrustés dans les panneaux des vestibules, combien de services ne m'avez-vous pas rendus par votre pouvoir réflecteur! Depuis le jour où un chat angora me rongea, pendant une heure, la bosse pariétale, comme un trépan qui perfore le crâne, en s'élançant brusquement sur mon dos, parce que j'avais fait bouillir ses petits dans une cuve remplie d'alcool, je n'ai pas cessé de lancer contre moi-même la flèche des tourments. Aujourd'hui, sous l'impression des blessures que mon corps a reçues dans diverses circonstances, soit par la fatalité de ma naissance, soit par le fait de ma propre faute; accablé par les conséquences de ma chute morale (quelques-unes ont été accomplies; qui prévoira les autres?); spectateur impassible des monstruosités acquises ou naturelles, qui décorent les aponévroses et l'intellect de celui qui parle, je jette un long regard de satisfaction sur la dualité qui me compose... et je me trouve beau! Beau comme le vice de conformation congénital des organes sexuels de l'homme, consistant dans la brièveté relative du canal de l'urètre et la division ou l'absence de sa paroi inférieure, de telle sorte que ce canal s'ouvre à une distance variable du gland et au-dessous du pénis; ou encore, comme la caroncule charnue, de forme conique, sillonnée par des rides transversales assez profondes, qui s'élève sur la base du bec supérieur du dindon; ou plutôt, comme la vérité qui suit: "Le système des gammes, des modes et de leur enchaînement harmonique ne repose pas sur des lois naturelles invariables, mais il est, au contraire, la conséquence de principes esthétiques qui ont varié avec le développement progressif de l'humanité, et qui varieront encore;" et surtout, comme une corvette cuirassée à tourelles! Oui, je maintiens l'exactitude de mon assertion. Je n'ai pas d'illusion présomptueuse, je m'en vante, et je ne trouverais aucun profit dans le mensonge; donc, ce que j'ai dit, vous ne devez mettre aucune hésitation à le croire. Car, pourquoi m'inspirerais-je à moi-même de l'horreur, devant les témoignages élogieux qui partent de ma conscience? Je n'envie rien au Créateur; mais, qu'il me laisse descendre le fleuve de ma destinée, à travers une série croissante de crimes glorieux. Sinon, élevant à la hauteur de son front un regard irrité de tout obstacle, je lui ferai comprendre qu'il n'est pas le seul maître de l'univers; que plusieurs phénomènes qui relèvent directement d'une connaissance plus approfondie de la nature des choses, déposent en faveur de l'opinion contraire, et opposent un formel démenti à la viabilité de l'unité de la puissance. C'est que nous sommes deux à nous contempler les cils des paupières, vois-tu... et tu sais que plus d'une fois a retenti, dans ma bouche sans lèvres, le clairon de la victoire. Adieu, guerrier illustre; ton courage dans le malheur inspire de l'estime à ton ennemi le plus acharné; mais Maldoror te retrouvera bientôt pour te disputer la proie qui s'appelle Mervyn. Ainsi, sera réalisée la prophétie du coq, quand il entrevit l'avenir au fond du candélabre. Plût au ciel que le crabe tourteau rejoigne à temps la caravane des pèlerins, et leur apprenne en quelques mots la narration du chiffonnier de Clignancourt!
  
  
  
  V
  
   Sur un banc du Palais-Royal, du côté gauche et non loin de la pièce d'eau, un individu, débouchant de la rue de Rivoli, est venu s'asseoir. Il a les cheveux en désordre, et ses habits dévoilent l'action corrosive d'un dénuement prolongé. Il a creusé un trou dans le sol avec un morceau de bois pointu, et a rempli de terre le creux de sa main. Il a porté cette nourriture à sa bouche et l'a rejetée avec précipitation. Il s'est relevé, et, appliquant sa tête contre le banc, il a dirigé ses jambes vers le haut. Mais, comme cette situation funambulesque est en dehors des lois de la pesanteur qui régissent le centre de gravité, il est retombé lourdement sur la planche, les bras pendants, la casquette lui cachant la moitié de la figure, et les jambes battant le gravier dans une situation d'équilibre instable, de moins en moins rassurante. Il reste longtemps dans cette position. Vers l'entrée mitoyenne du nord, à côté de la rotonde qui contient une salle de café, le bras de notre héros est appuyé contre la grille. Sa vue parcourt la superficie du rectangle, de manière à ne laisser échapper aucune perspective. Ses yeux reviennent sur eux-mêmes, après l'achèvement de l'investigation, et il aperçoit, au milieu du jardin, un homme qui fait de la gymnastique titubante, avec un banc sur lequel il s'efforce de s'affermir, en accomplissant des miracles de force et d'adresse. Mais, que peut la meilleur intention, apportée au service d'une cause juste, contre les dérèglements de l'aliénation mentale? Il s'est avancé vers le fou, l'a aidé avec bienveillance à replacer sa dignité dans une position normale, lui a tendu la main, et s'est assis à côté de lui. Il remarque que la folie n'est qu'intermittente; l'accès a disparu; son interlocuteur répond logiquement à toutes les questions. Est-il nécessaire de rapporter le sens de ses paroles? Pourquoi rouvrir, à une page quelconque, avec un empressement blasphématoire, l'in-folio des misères humaines? Rien n'est d'un enseignement plus fécond. Quand même je n'aurais aucun événement de vrai à vous faire entendre, j'inventerais des récits imaginaires pour les transvaser dans votre cerveau. Mais, le malade ne l'est pas devenu pour son propre plaisir; et la sincérité de ses rapports s'allie à merveille avec la crédulité du lecteur. "Mon père était un charpentier de la rue de la Verrerie... Que la mort des trois Marguerite retombe sur sa tête, et que le bec du canari lui ronge éternellement l'axe du bulbe oculaire! Il avait contracté l'habitude de s'enivrer; dans ces moments-là, quand il revenait à la maison, après avoir couru les comptoirs des cabarets, sa stupeur devenait presque incommensurable, et il frappait indistinctement les objets qui se présentaient à sa vue. Mais, bientôt, devant les reproches de ses amis, il se corrigea complètement et devint d'une humeur taciturne. Personne ne pouvait l'approcher, pas même notre mère. Il conservait un secret ressentiment contre l'idée du devoir qui l'empêchait de se conduire à sa guise. J'avais acheté un serin. Elles l'avaient enfermé dans une cage, au-dessus de la porte, et les passants s'arrêtaient, chaque fois, pour écouter les chants de l'oiseau, admirer sa grâce fugitive et étudier ses formes savantes. Plus d'une fois mon père avait donné l'ordre de faire disparaître la cage et son contenu, car il se figurait que le serin se moquait de sa personne, en lui jetant le bouquet des cavatines aériennes de son talent de vocaliste. Il alla détacher la cage du clou, et glissa de la chaise, aveuglé par la colère. Une légère excoriation au genou fut le trophée de son entreprise. Après être resté quelques secondes à presser la partie gonflée avec un copeau, il rabaissa son pantalon, les sourcils froncés, prit mieux ses précautions, mit la cage sous son bras et se dirigea vers le fond de son atelier. Là, malgré les cris et les supplications de sa famille (nous tenions beaucoup à cet oiseau, qui était, pour nous, comme le génie de la maison) il écrasa de ses talons ferrés la boîte d'osier, pendant qu'une varlope, tournoyant autour de sa tête, tenait à distance les assistants. Le hasard fit que la bête ne mourut pas sur le coup; ce flocon de plumes vivait encore, malgré la maculation sanguine. Le charpentier s'éloigna, et referma la porte avec bruit. Ma mère et moi, nous nous efforçâmes de retenir la vie de l'oiseau, prête à s'échapper; il atteignait à sa fin, et le mouvement de ses ailes ne s'offrait plus à la vue, que comme le miroir de la suprême convulsion d'agonie. Pendant ce temps, les trois Marguerite, quand elles s'aperçurent que tout espoir allait être perdu, se prirent par la main, d'un commun accord, et la chaîne vivante alla s'accroupir, après avoir repoussé à quelques pas un baril de graisse, derrière l'escalier, à côté du chenil de notre chienne. Ma mère ne discontinuait pas sa tâche, et tenait le serin entre ses doigts, pour le réchauffer de son haleine. Moi, je courais éperdu par toutes les chambres, me cognant aux meubles et aux instruments. De temps à autre, une de mes soeurs montrait sa tête devant le bas de l'escalier pour se renseigner avec tristesse. La chienne était sortie de son chenil, et, comme si elle avait compris l'étendue de notre perte, elle léchait avec la langue de la stérile consolation la robe des trois Marguerite. Le serin n'avait plus que quelques instants à vivre. Une de mes soeurs, à son tour (c'était la plus jeune) présenta sa tête dans la pénombre formée par la raréfaction de lumière. Elle vit ma mère pâlir, et l'oiseau, après avoir, pendant un éclair, relevé le cou, par la dernière manifestation de son système nerveux, retomber entre ses doigts, inerte à jamais. Elle annonça la nouvelle à ses soeurs. Elles ne firent entendre le bruissement d'aucune plainte, d'aucun murmure. Le silence régnait dans l'atelier. L'on ne distinguait que le craquement saccadé des fragments de la cage qui, en vertu de l'élasticité du bois, reprenaient en partie la position primordiale de leur construction. Les trois Marguerite ne laissaient écouler aucune larme, et leur visage ne perdait point sa fraîcheur pourprée; non... elles restaient seulement immobiles. Elles se traînèrent jusqu'à l'intérieur du chenil, et s'étendirent sur la paille, l'une à côté de l'autre; pendant que la chienne, témoin passif de leur manoeuvre, les regardait faire avec étonnement. À plusieurs reprises, ma mère les appela; elles ne rendirent le son d'aucune réponse. Fatiguées par les émotions précédentes, elles dormaient, probablement! Elle fouilla tous les coins de la maison sans les apercevoir. Elle suivit la chienne, qui la tirait par la robe, vers le chenil. Cette femme s'abaissa et se plaça sa tête à l'entrée Le spectacle dont elle eut la possibilité d'être témoin, mises à part les exagérations malsaines de la peur maternelle, ne pouvait être que navrant, d'après les calculs de mon esprit. J'allumai une chandelle et la lui présentai; de cette manière, aucun détail ne lui échappa. Elle ramena sa tête, couverte de brins de paille, de la tombe prématurée, et me dit: "Les trois Marguerite sont mortes." Comme nous ne pouvions les sortir de cet endroit, car, retenez bien ceci, elles étaient étroitement entrelacées ensemble, j'allai chercher dans l'atelier un marteau, pour briser la demeure canine. Je me mis, sur le champ, à l'oeuvre de démolition, et les passants purent croire, pour peu qu'ils eussent de l'imagination, que le travail ne chômait pas chez nous. Ma mère impatientée de ces retards, qui, cependant, étaient indispensables, brisait ses ongles contre les planches. Enfin, l'opération de la délivrance négative se termina; le chenil fendu s'entr'ouvrit de tous les côtés; et nous retirâmes, des décombres, l'une après l'autre, après les avoir séparées difficilement, les filles du charpentier. Ma mère quitta le pays. Je n'ai plus revu mon père. Quand à moi, l'on dit que je suis fou, et j'implore la charité publique. Ce que je sais, c'est que le canari ne chante plus." L'auditeur approuve dans son intérieur ce nouvel exemple apporté à l'appui de ses dégoûtantes théories. Comme si, à cause d'un homme, jadis pris de vin, l'on était en droit d'accuser l'entière humanité. Telle est du moins la réflexion paradoxale qu'il cherche à introduire dans son esprit; mais elle ne peut en chasser les enseignements importants de la grave expérience. Il console le fou avec une compassion feinte, et essuie ses larmes avec son propre mouchoir. Il l'amène dans un restaurant; et ils mangent à la même table. Ils s'en vont chez un tailleur de la fashion et le protégé est habillé comme un prince. Ils frappent chez le concierge d'une grande maison de la rue Saint-Honoré, et le fou est installé dans un riche appartement du troisième étage. Le bandit le force à accepter sa bourse, et, prenant le vase de nuit au-dessous du lit, il le met sur la tête d'Aghone. "Je te couronne roi des intelligences, s'écrie-t-il avec une emphase préméditée; à ton moindre appel j'accourrai; puise à peines mains dans mes coffres; de corps et d'âme je t'appartiens. La nuit, tu rapporteras la couronne d'albâtre à sa place ordinaire, avec la permission de t'en servir; mais, le jour, dès que l'aurore illuminera les cités, remets-la sur ton front, comme le symbole de ta puissance. Les trois Marguerite revivront en moi, sans compter que je serai ta mère." Alors le fou recula de quelques pas, comme s'il était la proie d'un insultant cauchemar; les lignes du bonheur se peignirent sur son visage, ridé par les chagrins; il s'agenouilla, plein d'humiliation, aux pieds de son protecteur. La reconnaissance était entrée, comme un poison, dans le coeur du fou couronné! Il voulut parler, et sa langue s'arrêta. Il pencha son corps en avant, et il retomba sur le carreau. L'homme aux lèvres de bronze se retire. Quel était son but. Acquérir un ami à toute épreuve, assez naïf pour obéir au moindre de ses commandements. Il ne pouvait mieux rencontrer et le hasard l'avait favorisé. Celui qu'il a trouvé, couché sur le banc, ne sait plus, depuis un événement de sa jeunesse, reconnaître le bien du mal. C'est Aghone même qu'il lui faut.
  
  
  
  VI
  
   Le Tout-Puissant avait envoyé sur la terre un ses archanges, afin de sauver l'adolescent d'une mort certaine. Il sera forcé de descendre lui-même! Mais, nous ne sommes point encore arrivés à cette partie de notre récit, et je me vois dans l'obligation de fermer ma bouche, parce que je ne puis pas tout dire à la fois: chaque truc à effet paraîtra dans son lieu, lorsque la trame de cette fiction n'y verra point d'inconvénient. Pour ne pas être reconnu, l'archange avait pris la forme d'un crabe tourteau, grand comme une vigogne. Il se tenait sur la pointe d'un écueil, au milieu de la mer, et attendait le favorable moment de la marée, pour opérer sa descente sur le rivage. L'homme aux lèvres de jaspe, caché derrière une sinuosité de la plage, épiait l'animal, un bâton à la main. Qui aurait désiré lire dans la pensée de ces deux êtres? Le premier ne se cachait pas qu'il avait une mission difficile à accomplir: "Et comment réussir, s'écriait-il, pendant que les vagues grossissantes battaient son refuge temporaire, là où mon maître a vu plus d'une fois échouer sa force et son courage? Moi, je ne suis qu'une substance limitée, tandis que l'autre, personne ne sait d'où il vient et quel est son but final. À son nom, les armées célestes tremblent; et plus d'un raconte, dans les régions que j'ai quittées, que Satan lui-même, Satan, l'incarnation du mal, n'est pas si redoutable." Le second faisait les réflexions suivantes; elles trouvèrent un écho, jusque dans la coupole azurée qu'elles souillèrent: "Il a l'air plein d'inexpérience; je lui réglerai son compte avec promptitude. Il vient sans doute d'en haut, envoyé par celui qui craint tant de venir lui-même! Nous verrons, à l'oeuvre, s'il est aussi impérieux qu'il en a l'air; ce n'est pas un habitant de l'abricot terrestre; il trahit son origine séraphique par ses yeux errants et indécis." Le crabe tourteau, qui, depuis quelque temps, promenait sa vue sur un espace délimité de la côte, aperçut notre héros (celui-ci, alors, se releva de toute la hauteur de sa taille herculéenne), et l'apostropha dans les termes qui vont suivre: "N'essaie pas la lutte et rends-toi. Je suis envoyé par quelqu'un qui est supérieur à nous deux, afin de te charger de chaînes, et mettre les deux membres complices de ta pensée dans l'impossibilité de remuer. Serrer des couteaux et des poignards entre tes doigts, il faut que désormais cela te soit défendu, crois m'en; aussi bien dans ton intérêt que dans celui des autres. Mort ou vif, je t'aurai; j'ai l'ordre de t'amener vivant. Ne me mets pas dans l'obligation de recourir au pouvoir qui m'a été prêté. Je me conduirai avec délicatesse; de ton côté, ne m'oppose aucune résistance. C'est ainsi que je reconnaîtrai, avec empressement et allégresse, que tu auras fait un premier pas vers le repentir." Quand notre héros entendit cette harangue, empreinte d'un sel si profondément comique, il eut de la peine à conserver le sérieux sur la rudesse de ses traits hâlés. Mais, enfin, chacun ne sera pas étonné si j'ajoute qu'il finit par éclater de rire. C'était plus fort que lui! Il n'y mettait pas de la mauvaise intention! Il ne voulait certes pas s'attirer les reproches du crabe tourteau! Que d'efforts ne fit-il pas pour chasser l'hilarité! Que de fois ne serra-t-il point ses lèvres l'une contre l'autre, afin de ne pas avoir l'air d'offenser son interlocuteur épaté! Malheureusement son caractère participait de la nature de l'humanité, et il riait ainsi que font les brebis! Enfin il s'arrêta! Il était temps! Il avait failli s'étouffer! Le vent porta cette réponse à l'archange de l'écueil: "Lorsque ton maître ne m'enverra plus des escargots et des écrevisses pour régler ses affaires, et qu'il daignera parlementer personnellement avec moi, l'on trouvera, j'en suis sûr, le moyen de s'arranger, puisque je suis inférieur à celui qui t'envoya, comme tu l'as dit avec tant de justesse. Jusque-là, les idées de réconciliation m'apparaissent prématurées, et aptes à produire seulement un chimérique résultat. Je suis très loin de méconnaître ce qu'il y a de sensé dans chacune de tes syllabes; et, comme nous pourrions fatiguer inutilement notre voix, afin de lui faire parcourir trois kilomètres de distance, il me semble que tu agirais avec sagesse, si tu descendais de ta forteresse inexpugnable, et gagnais la terre ferme à la nage: nous discuterons plus commodément les conditions d'une reddition qui, pour si légitime qu'elle soit, n'en est pas moins finalement, pour moi, d'une perspective désagréable." L'archange, qui ne s'attendait pas à cette bonne volonté, sortit des profondeurs de la crevasse sa tête d'un cran, et répondit: " O Maldoror, est-il enfin arrivé le jour où tes abominables instincts verront s'éteindre le flambeau d'injustifiable orgueil qui les conduit à l'éternelle damnation! Ce sera donc moi, qui, le premier, raconterai ce louable changement aux phalanges de chérubins, heureux de retrouver un des leurs. Tu sais toi-même et tu n'as pas oublié qu'une époque existait où tu avais la première place parmi nous. Ton nom volait de bouche en bouche; tu es actuellement le sujet de nos solitaires conversations. Viens donc... viens faire une paix durable avec ton ancien maître; il te recevra comme un fils égaré, et ne s'apercevra point de l'énorme quantité de culpabilité que tu as, comme une montagne de cornes d'élan élevée par les Indiens, amoncelée sur ton coeur." Il dit, et il retire toutes les parties de son corps de l'ouverture obscure. Il se montre, radieux, sur la surface de l'écueil; ainsi un prêtre des religions quand il a la certitude de ramener une brebis égarée. Il va faire un bond sur l'eau, pour se diriger à la nage vers le pardonné. Mais, l'homme aux lèvres de saphir a calculé longtemps à l'avance un perfide coup. Son bâton est lancé avec force; après maints ricochets sur les vagues, il va frapper à la tête l'archange bienfaiteur. Le crabe, mortellement atteint, tombe dans l'eau. La marée porte sur le rivage l'épave flottante. Il attendait la marée pour opérer plus facilement sa descente. Eh bien, la marée est venue; elle l'a bercé de ses chants, et l'a mollement déposé sur la plage: le crabe n'est-il pas content? Que lui faut-il de plus. Et Maldoror, penché sur le sable des grèves, reçoit dans ses bras deux amis, inséparablement réunis par les hasards de la lame: le cadavre du crabe tourteau et le bâton homicide! "Je n'ai pas encore perdu mon adresse, s'écrie-t-il; elle ne demande qu'à s'exercer; mon bras conserve sa force et mon oeil sa justesse." Il regarde l'animal inanimé. Il craint qu'on ne lui demande compte du sang versé. Où cachera-t-il l'archange? Et, en même temps, il se demande si la mort n'a pas été instantanée. Il a mis sur son dos une enclume et un cadavre; il s'achemine vers une vaste pièce d'eau, dont toutes les rives sont couvertes et comme murées par un inextricable fouillis de grands joncs. Il voulait d'abord prendre un marteau, mais c'est un instrument trop léger, tandis qu'avec un objet plus lourd, si le cadavre donne signe de vie, il le posera sur le sol et le mettra en poussière à coups d'enclume. Ce n'est pas la vigueur qui manque à son bras, allez; c'est le moindre de ses embarras. Arrivé en vue du lac, il le voit peuplé de cygnes. Il se dit que c'est une retraite sûre pour lui; à l'aide d'une métamorphose, sans abandonner sa charge, il se mêle à la bande des autres oiseaux. Remarquez la main de la Providence là où l'on était tenté de la trouver absente, et faites votre profit du miracle dont je vais vous parler. Noir comme l'aile d'un corbeau, trois fois il nagea parmi la troupe de palmipèdes, à la blancheur éclatante; trois fois, il conserva cette couleur distinctive qui l'assimilait à un bloc de charbon. C'est que Dieu, dans sa justice, ne permit point que son astuce pût tromper même une bande de cygnes. De telle manière qu'il resta ostensiblement dans l'intérieur du lac; mais, chacun se tint à l'écart, et aucun oiseau ne s'approcha de son plumage honteux, pour lui tenir compagnie. Et, alors, il circonscrivit ses plongeons dans une baie écartée, à l'extrémité de la pièce d'eau, seul parmi les habitants de l'air, comme il l'était parmi les hommes! C'est ainsi qu'il préludait à l'incroyable événement de la place Vendôme!
  
  
  
  VII
  
   Le corsaire aux cheveux d'or, a reçu la réponse de Mervyn. Il suit dans cette page singulière la trace des troubles intellectuels de celui qui l'écrivit, abandonné aux faibles forces de sa propre suggestion. Celui-ci aurait beaucoup mieux fait de consulter ses parents, avant de répondre à l'amitié de l'inconnu. Aucun bénéfice ne résultera pour lui de se mêler, comme principal acteur, à cette équivoque intrigue. Mais, enfin, il l'a voulu. À l'heure indiquée, Mervyn, de la porte de sa maison, est allé droit devant lui, en suivant le boulevard Sébastopol, jusqu'à la fontaine Saint-Michel. Il prend le quai des Grands-Augustins et traverse le quai Conti; au moment où il passe sur le quai Malaquais, il voit marcher sur le quai du Louvre, parallèlement à sa propre direction, un individu, porteur d'un sac sous le bras, et qui paraît l'examiner avec attention. Les vapeurs du matin se sont dissipées. Les deux passants débouchent en même temps de chaque côté du pont du Carrousel. Quoiqu'ils ne se fussent jamais vus, ils se reconnurent! Vrai, c'était touchant de voir ces deux êtres, séparés par l'âge, rapprocher leurs âmes par la grandeur des sentiments. Du moins, c'eût été l'opinion de ceux qui se seraient arrêtés devant ce spectacle, que plus d'un, même avec un esprit mathématique, aurait trouvé émouvant. Mervyn, le visage en pleurs, réfléchissait qu'il rencontrait, pour ainsi dire à l'entrée de la vie, un soutien précieux dans les futures adversités. Soyez persuadé que l'autre ne disait rien. Voici ce qu'il fit: il déplia le sac qu'il portait, dégagea l'ouverture, et, saisissant l'adolescent par la tête, il fit passer le corps entier dans l'enveloppe de toile. Il noua, avec son mouchoir, l'extrémité qui servait d'introduction. Comme Mervyn poussait des cris aigus, il enleva le sac, ainsi qu'un paquet de linges, et en frappa, à plusieurs reprises, le parapet du pont. Alors, le patient, s'étant aperçu du craquement de ses os, se tut. Scène unique, qu'aucun romancier ne retrouvera! Un boucher passait, assis sur la viande de sa charrette. Un individu court à lui, l'engage à s'arrêter, et lui dit: "Voici un chien, enfermé dans ce sac; il a la gale: abattez-le au plus vite." L'interpellé se montre complaisant. L'interrupteur, en s'éloignant, aperçoit une jeune fille en haillons qui lui tend la main. Jusqu'où va donc le comble de l'audace et de l'impiété? Il lui donne l'aumône! Dites-moi si vous voulez que je vous introduise, quelques heures plus tard, à la porte d'un abattoir reculé. Le boucher est revenu, et a dit à ses camarades, en jetant à terre un fardeau: "Dépêchons-nous de tuer ce chien galeux." Ils sont quatre, et chacun saisit le marteau accoutumé. Et, cependant, ils hésitaient, parce que le sac remuait avec force. "Quelle émotion s'empare de moi?" cria l'un d'eux en abaissant lentement son bras. "Ce chien pousse, comme un enfant, des gémissements de douleur, dit un autre; on dirait qu'il comprend le sort qui l'attend." "C'est leur habitude, répondit un troisième; même quand ils ne sont pas malades, comme c'est le cas ici, il suffit que leur maître reste quelques jours absent du logis, pour qu'ils se mettent à faire entendre des hurlements qui, véritablement, sont pénibles à supporter." "Arrêtez!... Arrêtez!... cria le quatrième, avant que tous les bras se fussent levés en cadence pour frapper résolument, cette fois, sur le sac. Arrêtez, vous dis-je; il y a ici un fait qui nous échappe. Qui vous dit que cette toile renferme un chien? Je veux m'en assurer." Alors, malgré les railleries de ses compagnons, il dénoua le paquet, et en retira l'un après l'autre les membres de Mervyn! Il était presque étouffé par la gêne de cette position. Il s'évanouit en revoyant la lumière. Quelques moments après, il donna des signes indubitables d'existence. Le sauveur dit: "Apprenez, une autre fois, à mettre de la prudence jusque dans votre métier. Vous avez failli remarquer, par vous-mêmes, qu'il ne sert de rien de pratiquer l'inobservance de cette loi." Les bouchers s'enfuirent. Mervyn, le coeur serré et plein de pressentiments funestes, rentre chez soi et s'enferme dans sa chambre. Ai-je besoin d'insister sur cette strophe? Eh! qui n'en déplorera les événements consommés! Attendons la fin pour porter un jugement encore plus sévère. Le dénouement va se précipiter; et, dans ces sortes de récits, où une passion, de quelque genre qu'elle soit, étant donnée, celle-ci ne craint aucun obstacle pour se frayer un passage, il n'y a pas lieu de délayer dans un godet la gomme laque de quatre cents pages banales. Ce qui peut-être dit dans une demi-douzaine de strophes, il faut le dire, et puis se taire.
  
  
  
  VIII
  
   Pour construire mécaniquement la cervelle d'un conte somnifère, il ne suffit pas de disséquer des bêtises et abrutir puissamment à doses renouvelées l'intelligence du lecteur, de manière à rendre ses facultés paralytiques pour le reste de sa vie, par la loi infaillible de la fatigue; il faut, en outre, avec du bon fluide magnétique, le mettre ingénieusement dans l'impossibilité somnambulique de se mouvoir, en le forçant à obscurcir ses yeux contre son naturel par la fixité des vôtres. Je veux dire, afin de ne pas me faire mieux comprendre, mais seulement pour développer ma pensée qui intéresse et agace en même temps par une harmonie des plus pénétrantes, que je ne crois pas qu'il soit nécessaire, pour arriver au but qu'on se propose, d'inventer une poésie tout à fait en dehors de la marche ordinaire de la nature, et dont le souffle pernicieux semble bouleverser même les vérités absolues; mais, amener un pareil résultat (conforme, du reste, aux règles de l'esthétique, si l'on y réfléchit bien), cela n'est pas aussi facile qu'on le pense: voilà ce que je voulais dire. C'est pourquoi je ferai tous mes efforts pour y parvenir! Si la mort arrête la maigreur fantastique des deux bras longs de mes épaules, employées à l'écrasement lugubre de mon gypse littéraire, je veux au moins que le lecteur en deuil puisse se dire: "Il faut lui rendre justice. Il m'a beaucoup crétinisé. Que n'aurait-il pas fait, s'il eût pu vivre davantage! c'est le meilleur professeur d'hypnotisme que je connaisse!" On gravera ces quelques mots sur le marbre de ma tombe, et mes mânes seront satisfaits! - Je continue! Il avait une botte de poisson qui remuait au fond d'un trou, à côté d'une botte éculée. Il n'était pas naturel de se demander: "Où est le poisson? Je ne vois que la queue qui remue." Car, puisque, précisément, l'on avouait implicitement ne pas apercevoir le poisson, c'est qu'en réalité il n'y était pas. La pluie avait laissé quelques gouttes d'eau au fond de cet entonnoir, creusé dans le sable. Quant à la botte éculée, quelques-uns ont pensé depuis qu'elle provenait de quelque abandon volontaire. Le crabe tourteau, par la puissance divine, devait renaître de ses atomes résolus. Il retira du puits la queue de poisson et lui promit de la rattacher à son corps perdu, si elle annonçait au Créateur l'impuissance de son mandataire à dominer les vagues en fureur de la mer maldororienne. Il lui prêta deux ailes d'albatros, et la queue de poisson prit son essor. Mais elle s'envola vers la demeure du renégat, pour lui raconter ce qui se passait et trahir le crabe tourteau. Celui-ci devina le projet de l'espion, et, avant que le troisième jour fût parvenu à sa fin, il perça la queue de poisson d'une flèche envenimée. Le gosier de l'espion poussa une faible exclamation, qui rendit le dernier soupir avant de toucher la terre. Alors, une poutre séculaire, placée sur le comble d'un château, se releva de toute sa hauteur, en bondissant sur elle-même, et demanda vengeance à grands cris. Mais le Tout-Puissant, changé en rhinocéros, lui apprit que cette mort était méritée. La poutre s'apaisa, alla se placer au fond du manoir, reprit sa position horizontale, et rappela les araignées effarouchées, afin qu'elles continuassent, comme par le passé, à tisser leur toile à ses coins. L'homme aux lèvres de soufre apprit la faiblesse de son alliée; c'est pourquoi, il commanda au fou couronné de brûler la poutre et de la réduire en cendres. Aghone exécuta cet ordre sévère. "Puisque, d'après vous, le moment est venu, s'écria-t-il, j'ai été reprendre l'anneau que j'avais enterré sous la pierre, et je l'ai attaché à un des bouts du câble. Voici le paquet." Et il présenta une corde épaisse, enroulée sur elle-même, de soixante mètres de longueur. Son maître lui demanda ce que faisaient les quatorze poignards. Il répondit qu'ils restaient fidèles et se tenaient prêts à tout événement, si c'était nécessaire. Le forçat inclina sa tête en signe de satisfaction. Il montra de la surprise, et même de l'inquiétude, quand Aghone ajouta qu'il avait vu un coq fendre avec son bec un candélabre en deux, plonger tout à tour le regard dans chacune des parties, et s'écrier, en battant des ailes d'un mouvement frénétique: "Il n'y a pas si loin qu'on le pense depuis la rue de la Paix jusqu'à la place du Panthéon. Bientôt, on en verra la preuve lamentable!" Le crabe tourteau, monté sur un cheval fougueux, courait à toute bride vers la direction de l'écueil, le témoin du lancement du bâton par un bras tatoué, l'asile du premier jour de sa descente sur la terre. Une caravane de pèlerins était en marche pour visiter cet endroit, désormais consacré par une mort auguste. Il espérait l'atteindre, pour lui demander des secours pressants contre la trame qui se préparait, et dont il avait eu connaissance. Vous verrez quelques lignes plus loin, à l'aide de mon silence glacial, qu'il n'arriva pas à temps, pour leur raconter ce que lui avait rapporté un chiffonnier, caché derrière l'échafaudage voisin d'une maison en construction, le jour où le pont du Carrousel, encore empreint de l'humide rosée de la nuit, aperçut avec horreur l'horizon de sa pensée s'élargir confusément en cercles concentriques, à l'apparition matinale du rythmique pétrissage d'un sac isocaèdre, contre son parapet calcaire! Avant qu'il stimule leur compassion, par le souvenir de cet épisode, ils feront bien de détruire en eux la semence de l'espoir... pour rompre votre paresse, mettez en usage les ressources d'une bonne volonté, marchez à côté de moi et ne perdez pas de vue ce fou, la tête surmontée d'un vase de nuit, qui pousse, devant lui, la main armée d'un bâton, celui que vous auriez de la peine à reconnaître, si je ne prenais soin de vous avertir, et de rappeler à votre oreille le mot qui se prononce Mervyn. Comme il est changé! Les mains liées derrière le dos, il marche devant lui, comme s'il allait à l'échafaud, et, cependant, il n'est coupable d'aucun forfait. Ils sont arrivés dans l'enceinte circulaire de la place Vendôme. Sur l'entablement de la colonne massive, appuyé contre la balustrade carrée, à plus de cinquante mètres de hauteur du sol, un homme a lancé et déroulé un câble, qui tombe jusqu'à terre, à quelques pas d'Aghone. Avec de l'habitude, on fait vite une chose; mais, je puis dire que celui-ci n'employa pas beaucoup de temps pour attacher les pieds de Mervyn à l'extrémité de la cloche. Le rhinocéros avait appris ce qui allait arriver. Couvert de sueur, il apparut haletant, au coin de la rue Castiglione. Il n'eut même pas la satisfaction d'entreprendre le combat. L'individu, qui examinait les alentours du haut de la colonne, arma son révolver, visa avec soin et pressa la détente. Le commodore qui mendiait par les rues depuis le jour où avait commencé ce qu'il croyait être la folie de son fils et la mère, qu'on avait appelée la fille de neige, à cause de son extrême pâleur, portèrent en avant leur poitrine pour protéger le rhinocéros. Inutile soin. La balle troua sa peau, comme une vrille; l'on aurait pu croire, avec une apparence de logique, que la mort devait infailliblement apparaître. Mais nous savions que, dans ce pachyderme, s'était introduite la substance du Seigneur. Il se retira avec chagrin. S'il n'était pas bien prouvé qu'il ne fût trop bon pour une de ses créatures, je plaindrais l'homme de la colonne! celui-ci, d'un coup sec de poignet, ramène à soi la corde ainsi lestée. Placée hors de la normale, ses oscillations balancent Mervyn, dont la tête regarde le bas. Il saisit vivement, avec ses mains, une longue guirlande d'immortelles, qui réunit deux angles consécutifs de la base, contre laquelle il cogne son front. Il emporte avec lui, dans les airs, ce qui n'était pas un point fixe. Après avoir amoncelé à ses pieds, sous forme d'ellipses superposées, une grande partie du câble, de manière que Mervyn reste suspendu à moitié hauteur de l'obélisque de bronze, le forçat évadé fait prendre, de la main droite, à l'adolescent, un mouvement accéléré de rotation uniforme, dans un plan parallèle à l'axe de la colonne, et ramasse, de la main gauche, les enroulements serpentins du cordage, qui gisent à ses pieds. La fronde siffle dans l'espace; le corps de Mervyn la suit partout, toujours éloigné du centre par la force centrifuge, toujours gardant sa position mobile et équidistante, dans une circonférence aérienne, indépendante de la matière. Le sauvage civilisé lâche peu à peu, jusqu'à l'autre bout, qu'il retient avec une métacarpe ferme, ce qui ressemble à tort à une barre d'acier. Il se met à courir autour de la balustrade, en se tenant à la rampe par une main. Cette manoeuvre a pour effet de changer le plan primitif de la révolution du câble, et d'augmenter sa force de tension, déjà si majestueusement dans un plan horizontal, par une marche insensible à travers plusieurs plans obliques. L'angle droit formé par la colonne et le fil végétal a ses côtés égaux! Le bras du renégat et l'instrument meurtrier sont confondus dans l'unité linéaire, comme les éléments atomistiques d'un rayon de lumière pénétrant dans la chambre noire. Les théorèmes de la mécanique me permettent de parler ainsi; hélas! on sait qu'une force, ajoutée à une autre force, engendrent une résultante composée des deux forces primitives! Qui oserait prétendre que le cordage linéaire ne se serait déjà rompu, sans la vigueur de l'athlète, sans la bonne qualité du chanvre? Le corsaire aux cheveux d'or, brusquement et en même temps, arrête sa vitesse acquise, ouvre la main et lâche le câble. Le contre-coup de cette opération, si contraire aux précédentes, fait craquer la balustrade dans ses joints. Mervyn, suivi de la corde, ressemble à une comète traînant après elle sa queue flamboyante. L'anneau de fer du noeud coulant, miroitant aux rayons du soleil, engage à compléter soi-même l'illusion. Dans le parcours de sa parabole, le condamné à mort fend l'atmosphère jusqu'à la rive gauche, la dépasse en vertu de la force d'impulsion que je suppose infinie, et son corps va frapper le dôme du Panthéon, tandis que la corde étreint, en partie, de ses replis, la paroi supérieure de l'immense coupole. C'est sur sa surface sphérique et convexe, qui ne ressemble à une orange que pour la forme, qu'on voit, à toute heure du jour, un squelette desséché, resté suspendu. Quand le vent le balance, l'on raconte que les étudiants du quartier Latin, dans la crainte d'un pareil sort, font une courte prière: ce sont des bruits insignifiants auxquels on n'est point tenu de croire, et propres seulement à faire peur aux petits enfants. Il tient entre ses mains crispées, comme un grand ruban de vieilles fleurs jaunes. Il faut tenir compte de la distance, et nul ne peut affirmer, malgré l'attestation de sa bonne vue, que ce soient là, réellement, ces immortelles dont je vous ai parlé, et qu'une lutte inégale, engagée près du nouvel Opéra, vit détacher d'un piédestal grandiose. Il n'en est pas moins vrai que les draperies en forme de croissant de lune n'y reçoivent plus l'expression de leur symétrie définitive dans le nombre quaternaire: allez-y voir vous-même, si vous ne voulez pas me croire.
  
  
  Fin du sixième chant


  第一支歌
  
  秦海鹰 译 melee录入
  
  打字员:米粒
  1
  愿大胆的、一时变得和这本读物一样凶猛得读者不迷失方向,找
  到偏僻的险路,穿过荒凉的沼泽——这些阴森的、浸透毒汁的篇章;
  因为,如果他在阅读中疑神疑鬼,逻辑不严密,思想不集中,书中散
  发的致命烟雾就会遮蔽他的灵魂,仿佛水淹没糖。大家都读下文,这
  没必要:只有少数人能平安地品尝这只苦果。因此,胆小鬼,在更深
  地进入这片未勘探的原野前,脚跟向后转,别向前。仔细听我说:脚
  跟向后转,别向前,如同一个儿子的目光恭敬的避开母亲威严的面孔;
  或者更确切地说,如同一群爱思考、怕寒冷的鹤,它们组成一个望不
  尽的三角,越过冬天的寂静,展开翅膀全力飞向地平线上的一个定点,
  那里突然刮起一道奇怪的强风:暴雨的前兆。那只最老的、独自担任
  前卫的鹤看见这一切,像理性人似的摇头、咂嘴、伤心(换了我也不
  高兴),落尽羽毛、历经三代的脖子晃成愤怒的曲波,预示暴风雨越来
  越近。它用富有经验的双眼多次镇定地审视各个方向,像忧虑的哨兵
  似的为了击退公敌而发出警觉的叫声。它第一个(因为它享有向另外
  那些智力低下的鹤显示尾羽的特权)谨慎、轻柔地转动几何形的尖顶
  (也许是一个三角,但看不见这些奇妙的候鸟在空中组成的第三条
  边),时而左舷,时而右舷,像一个灵巧的船长,用似乎不比麻雀翅膀
  更大的双翼操纵,明智地选取了另一条更可靠的哲学之路。
  2
  读者,你大概指望我在这本著作的开端乞灵于仇恨!你尽情地沉
  溺在无数的享乐中,像鲨鱼般肚皮朝天,谁说你干瘪、宽阔、傲慢的
  鼻孔不能在漆黑、秀美的空气中徐缓、庄严地闻到书中的红色烟雾?
  仿佛你了解这一行为的重要性和这一正当欲望的同等重要性。啊,魔
  鬼,如果你事先努力地连续吸上三千次你对永恒上帝的恶意,我担保
  这些烟雾会美化你丑陋嘴脸上那两个不成形的窟窿,你的鼻孔将因难
  言的欣喜和持久的陶醉而无限地扩张,在如同洒过香水、燃过香草般
  芬芳的空间中不再要求更美妙的东西;因为,它们将饱餐完美的幸福,
  犹如居住在宏伟、安宁、惬意的天宇中的天使。
  3
  我将用几行文字证实马尔多罗童年时为人善良,生活幸福:结束
  了。他后来发现自己是天生的恶棍:离奇的命运!他多年来竭力掩饰
  个性,但最终这种不自然的努力使他血液沸腾;他无法再忍受这种生
  活,果断地投入恶的生涯……温柔的气氛!谁能料到!当他亲吻一个
  孩子时,想的却是用剃刀割下那粉红的脸蛋,如果不是正义女神每次
  用她那一长串惩罚来阻止,他早就干过多次了。他不是骗子,承认事
  实,自称残忍。人们,你们听见了吗?他敢用这支发抖的羽笔再说一
  遍!所以,他是比意志更强大的力量……厄运!石块想摆脱重力吗?
  不可能。恶要和善联姻吗?不可能。这就是我在上面说的话。
  4
  有人写作是为了寻求喝彩,他们的心灵凭空想象或天生具有高贵
  的品格。我却用我的才华描绘残酷的乐趣!但是,持久、人为的乐趣
  和人一起开始,也和人一起结束。在上帝神秘的决断中才华不能和残
  酷联姻吗?或者,因为残酷,所以就不能有才华?如果你们愿意,只
  要听我说就能在我的话中看到证据……对不起,我的头发似乎在头上
  立起来了;但没关系,因为我轻易地用手就把它们压回原处。歌手并
  不奢望他的咏叹调别出心裁;相反,他为人人都有主人公那高傲、恶
  毒的思想而感到庆幸。
  5
  我一生中看见双肩狭窄的人们无一例外地干出许多蠢事,用各种
  手段愚弄同类,腐蚀心灵。他们把自己的行为动机称作荣誉。看着这
  些表演,我真想像别人一样大笑;但是,这种奇怪的模仿却不可能。
  我抓起一把刃口锋利的折刀,划开双唇相交处的皮肉。我一时以为达
  到了目的。我在镜中凝视我自伤的嘴。错了!两道伤口中流出的大量
  鲜血使我无法看清那里是否确实显出像别人一样的笑。但是,比较了
  一会儿,我发现我笑得和人们不一样,就是说我并没笑。我看见面容
  丑陋、可怕的双眼深陷在阴沉的眼眶中的人们比岩石更坚硬,比铸铁
  更呆板,比鲨鱼更凶残,比青年更蛮横,比罪犯更疯狂,比骗子更背
  信弃义,比演员更异想天开,比教士更具有个性,胜过天地之间最不
  动声色、最冷漠无情的生灵。他们让探索他们心灵的道学家疲惫不堪,
  让上天无情的愤怒降临到他们头上。这些人我都见过,有时他们大概
  受地狱之鬼的怂恿,像一个邪恶的孩子反抗母亲那样向苍天举起粗壮
  的拳头,目光充满炽热、仇恨的内疚,保持着冰冷的沉默,不敢讲出
  掩藏在心中的广泛而徒劳的沉思,因为其中尽是错误和恐怖,却用一
  副可怜相使仁慈的上帝伤感;有时他们从早到晚、从幼年的开始到晚
  年的终结用难以置信、违背常识的咒骂来反对一切生灵,反对自己,
  反对上帝,糟蹋妇女和儿童,玷污身体上那个令人害羞的部位。于是,
  海水汹涌,把船板吞进深渊,飓风和地震推倒房屋,瘟疫和各种疾病
  摧毁虔诚的家庭。但是,人们察觉不到这一切。我也见过他们的脸发
  红或发白,为自己在这片土地上的表现感到羞耻:十分罕见。暴雨——
  狂风的姐妹,淡蓝色的穹宇——我不承认它的美,虚伪的大海——我心灵
  的形象,内心神秘的土地,外星居民,整个宇宙,慷慨创世的上帝,
  我向你乞求:给我指出一个好人吧!……但愿你的恩德大大增强我天
  生的力量;因为,看到这个魔鬼的样子,我可能会因惊讶而死:有人
  的死因更微小。
  6
  应该让指甲长上两个星期。啊!多美妙,从床上粗暴地拉起一个
  嘴上无毛的孩子,睁大双眼,假装温柔,抚摩他的前额,把他的秀发
  拢向脑后。然后,趁他毫无准备,把长长的指甲突然插入他柔嫩的胸
  脯,但不能让他死掉;因为,如果他死了,我们将看不到他悲惨的模
  样。接着,我们就舔伤口,饮鲜血;在这段应该永远持续下去的时间
  里,孩子会放声痛哭。除了他那像盐一般苦的眼泪,没有比他的血更
  鲜美的东西了,用我刚才描述的方法吸出的血依然炽热。汉子,当你
  偶尔割破手指时,你从没尝过你的血吗?鲜血多美啊,不是吗?因为
  没有任何味道。另外,你可记得,有一天你在忧郁的沉思中把手握成
  杯形放到病恹恹、泪涟涟的脸上;然后你把这只手必然地伸向嘴巴,
  大口大口地畅饮眼泪,杯子像那个斜视着天生压迫者的学生的牙齿般
  颤抖。眼泪多美啊,不是吗?因为有陈醋的味道。仿佛是最痴情的情
  人的泪水,但孩子的泪水味感更佳。他还不懂得恶,所以不会背叛:
  情人却早晚要变心……我用类比法猜测,尽管我不知道什么是友谊,
  什么是爱情(我大概永远不会接受它们,至少不会从人类那里接受)。
  既然你不厌恶你的血和泪,那就放心地品尝,品尝少年的血和泪吧。
  蒙住他的眼睛,撕裂他悸动的肌肤,再像雪崩般离去。你先良久地倾
  听他那如同战场上垂死的伤员从嘶哑的喉咙里发出的悲壮、刺耳的喊
  叫,然后从邻屋飞跑过来,装作是救命。你一边舔他的血和泪,一边
  解开他筋脉暴突的双手,并使他迷茫的双眼恢复视觉。此时的悔恨多
  么真诚!我们固有的、难得闪烁的灵光出现了;太晚了!心灵因能够
  安慰受折磨的无辜人而涌出滔滔话语:“少年,你刚忍受了惨痛,是谁
  对你犯下这无以名状的罪行!你多么不幸!你该有多疼!即使你那为
  罪犯憎恨的母亲知道了此事,也不会比我现在更接近死亡。哎,什么
  是善?什么是恶?它们是一回事儿,表明我们疯狂地采用最荒谬的办
  法来达到无限的热情和枉然?或者,它们是两件不同的事儿?对……
  但愿善恶是一回事儿……否则,审判之日我会变成什么呢?少年,饶
  恕我;正是这个对着你高贵、神圣的面孔的人折断了你的筋骨,撕裂
  了悬挂在你身体各处的皮肉。是我那病态理智的狂想,还是我那不依
  赖推理的神秘本能,如同苍鹰撕咬猎物,驱使我犯下这一罪行?但是,
  我和我的受害者一样痛苦!少年,饶恕我。一旦脱离这短暂的生命,
  我希望我们永远纠缠在一起,合成一个人,我的嘴贴着你的嘴。即使
  如此,我受的惩罚还不够彻底。那么,你来撕我,牙爪并用,永不停
  止。我将用芬芳的花环打扮我的身体,把它作为赎罪的祭品;我们两
  人都将受苦,我因为被撕,你因为撕我……我的嘴贴着你的嘴。啊,
  金黄头发、温柔眼睛的少年,你现在照我说的去做吗?不管你愿不愿
  意,我希望你这样做,你会欢娱我的良心。”说完此话,你在伤害一个
  人的同时又被这个人爱恋:这是可以想象出的最大幸福。以后,你可
  以把他送入医院,因为瘫痪病人无法谋生。人们将称赞你的善良,桂
  冠和金牌将埋起你那双站立在高高坟墓上的老人的赤脚。啊,我不想
  在赞美神圣罪行的诗页上写下你的名字,我知道你的宽容像宇宙一样
  辽阔。但是,我依然存在。
  7
  为了在家庭中散播混乱,我和淫荡订立了契约。我回想起建立这
  种危险关系的前夜。我看见面前有一座坟。我听见一条像房子般大的
  萤火虫对我说:“我来启示你。念诵这条铭文。这个神圣的命令不是我
  发出的。”一道广袤的血色光线在空气中弥散,直达地平线。见到光线,
  我颌发颤,臂垂落,无力地靠上一堵残墙,因为我快倒了。我念道:“一
  个死于肺病的少年长眠于此:你们知道原因。不要为他祈祷。”大概很
  少有人像我一样勇敢。这时,一个裸体美女走来躺在我的脚下。我满
  面愁容地对她说:“你起来吧。”我把手伸给她,残杀骨肉的哥哥用这
  只手割断妹妹的喉咙。萤火虫对我说:“你捡一块石头打死她。”我问
  它:“为什么?”它对我说:“你当心点儿,我最软弱,因为我最强大。
  这个女人的名字叫淫荡。”我热泪盈眶,义愤填膺,感到身上产生了一
  种从未有过的力量。我搬起一块巨石,费尽气力把它举得和胸口平齐,
  又用胳膊将它放到肩上。我爬上一座山顶:从那儿砸死了萤火虫。它
  的头陷进地下一人深,石块弹起六个教堂高。石块掉到一个湖里,湖
  水一时落下去,卷起旋涡,形成一个巨大的漏斗。湖面重现平静,血
  光不再闪耀。裸体美女大喊大叫:“哎!哎!你干什么?”我对她说:
  “我喜欢你胜过喜欢它,因为我同情不幸的人。永恒的正义创造了你,
  这不是你的错。”她对我说:“总有一天人们会正确评价我,我不多说
  了。让我走吧,我要去海底藏起无限的忧愁。只有你和那些群集在黑
  色深渊中的可怕鬼怪不轻视我。你是好人。永别了,你这爱过我的人!”
  我对她说:“永别了!再说一遍:永别了!我永远爱你!……从今天起,
  我就抛弃美德。”所以,人们啊,当你们听到冬天的风在海上和海边、
  在那些很早就哀悼我的大都市上空、在寒冷的极地呼啸时,请说:“这
  不是上帝的精神经过,而是淫荡的尖锐叹息,夹杂着那个蒙得维的亚
  人的沉重呻吟。”孩子们,这是我对你们说的。那么,满怀仁慈地跪下
  吧;愿那些比虱子还要众多的人类长久地祈祷。
  8
  月下,海边,乡村偏僻的角落,我们沉浸在苦涩的思索中,看见
  万物都呈现出朦胧、神奇的黄色形状。树影扁平,贴在地上,时快时
  慢地跑来跑去,变化万千。从前,当我乘青春的翅膀飞翔时,这一切
  令我幻想,令我惊奇;现在我已经习惯了。风儿吹动树叶吟着委靡的
  音符。鸱鸺唱着低沉的悲歌,听到它的人毛骨悚然。于是,被激怒的
  狗群挣脱锁链,逃离遥远的农庄,在原野上四处游荡,饱受发狂之苦。
  突然,它们停下来,眼中燃着火,凶狠、焦急地四处张望,如同临死
  前的大象,在荒野中最后看一眼苍天,绝望地抬起鼻子,无力地垂下
  耳朵;这些狗垂耳抬头,鼓起可怕的脖子,开始一个接一个地吠叫,
  有时像一个喊饿的孩子,有时像房顶上一只肚子受伤的猫,有时像一
  个临产的女人,有时像医院里一个垂死的瘟疫病人,有时像一个唱圣
  歌的姑娘,对着北方的星,对着东方的星,对着南方的星,对着西方
  的星,对着月亮,对着远看像横卧在黑暗中的巨石似的群山,对着它
  们大口吸进使鼻孔内部发红、发烫的寒气,对着夜晚的寂静,对着斜
  飞过它们面前嘴中叼着给儿女的美味活食——一只老鼠或一只青蛙的
  猫头鹰,对着眨眼之间就无影无踪的野兔,对着犯罪后策马奔逃的盗
  贼,对着摇动欧石楠使它们肌肤发抖牙齿打颤的毒蛇,对着它们那使
  自己害怕的吠叫,对着被它们一口咬碎的蛤蟆(它们为什么要离开沼
  泽),对着它们因感到迷惑而企图用专注、智慧的双眼发现秘密的轻摇
  枝叶的树木,对着从它们长腿之间爬到树上脱身的蜘蛛,对着白天没
  找到食物拖着疲倦的翅膀回到住所的乌鸦,对着海岸的悬崖,对着看
  不见的船上闪现的桅灯,对着海浪的沉闷喧嚣,对着游动时露出黑背
  又潜入深渊的大鱼,还对着奴役它们的人。然后,它们又开始在乡间
  奔跑,血淋淋的脚爪跳过沟壑、阡陌、田野、草丛和锋利的石头。它
  们似乎得了狂犬病,寻找大水塘来解渴。它们长长地嚎叫,令大自然
  恐惧。夜行人活该倒霉!这些墓地之友会张开滴血的大口扑向他,撕
  开他,吃掉他;因为,它们没有龋齿。野兽不敢靠近分享肉筵,战抖
  着逃得无影无踪。这些狗四处奔跑了几个钟头,累得要死,舌头也伸
  出嘴外。它们互相扑去,互相撕咬成千万个碎片,速度之快,难以置
  信。它们并非天性残忍,自己也不明白在做什么。有一天,我母亲目
  光呆滞地对我说:“当你躺在床上听到野外狗叫的时候,藏到被子里,
  别笑话它们做的事情:它们像你、像我、像其他脸儿又长又白的人们
  一样渴望无限,永不满足。我甚至可以让你到窗前凝视这相当壮丽的
  场景。”从此,我严守死者的心愿。我像狗一样感到需要无限……我无
  法,无法满足这种需要。据说,我是男人和女人的儿子。真让我奇怪……
  我本以为比这要好!另外,我从哪儿来,这有什么重要?如果取决于
  我的意志,我宁愿是母鲨鱼和公老虎的儿子,鲨鱼的饥饿掀起风暴,
  老虎的残酷举世公认:我也许不会如此恶毒。你们这些望着我的人,
  离我远一点儿,因为我的呼吸散发出毒气。没人见过我额头上的绿纹,
  也没人见过我瘦脸上的凸骨,仿佛是某种大鱼的脊刺,或者是遮盖海
  岸的悬岩,或者是陡峭的阿尔卑斯山。我的头发还是另一个颜色时,
  我经常在这座山上跑动。当我在雷雨之夜围着人们的住宅打转时,我
  眼睛炽热,头发被暴风抽打,孤独得像大路中央的一块石头。我用一
  片同壁炉里的烟灰一样黑的绒布蒙住我憔悴的脸:不应该让人们的眼
  睛看到上帝含着咬牙切齿的微笑放到我身上的丑陋。每天清晨,当太
  阳为别人升起、在大自然中撒下有益健康的欢乐和温暖时,我却蹲在
  心爱的洞穴深处,毫无表情地凝视着黑暗笼罩的空间,在酒一般醉人
  的绝望中用有力的双手把胸脯撕成碎片。可是,我感到我没得狂犬病!
  可是,我感到我不是唯一痛苦的人!可是,我感到我在呼吸!我站在
  草垫上,合上双眼,用好几个小时缓慢地把脖子从右转到左,从左转
  到右,好似一个即将上断头台的囚犯检验他的肌肉,想象着肌肉的命
  运。我不会暴死。每当我的脖子不能再向一个方向转动、停下来向反
  方向转去时,我就透过掩盖入口的茂密荆棘丛中稀少的缝隙,猛然看
  一眼地平线:我什么也没看见!空无一物……只有旋转起舞的乡村、
  树木及穿越空气的长长的鸟阵。这一切扰乱了我的血液和我的大脑……
  那么是谁用铁棍打在我头上,仿佛铁锤打在铁砧上?
  9
  我准备不动情地高声朗诵,你们将听到这节严肃、冷漠的诗。当
  心它的内容,提防它必然在你们动乱的想象中留下的烙记般的痛苦印
  象。不要以为我快死了,我还不是骷髅,我的前额上还没有贴着衰老。
  所以,让我们排除和濒死的天鹅相比的念头,仅仅注视你们面前的怪
  物吧。我很高兴你们看不见他的面容,但是,他的心灵比面容更恐怖。
  然而,我不是一个罪犯……这个题目谈够了。不久前,我登上舰艇的
  甲板,再次看到大海。我记忆犹新,仿佛前一夜才离开。不过,如果
  你们能够做到,那就像我在这次后悔献给你们的朗诵中一样保持平静
  吧,不要因为想到人的心灵而脸红。啊,章鱼,丝绸的目光!你的灵
  魂和我的灵魂不可分;你是地球上最美的居民,率领着400个吸盘组
  成的后宫;温柔而动人的美德和神圣的典雅达成一致协议,建立起牢
  不可摧的联系,高贵地居住在你身上,就像居住在它们的天然宅邸。
  为什么你不和我在一起?你那汞的肚皮靠着我这铅的胸脯,双双坐在
  岸边的悬崖上,凝视我心爱的景致。
  古老的海洋,水晶的浪花,你仿佛是小水手背上扩大的蓝色伤疤;
  你是一片辽阔的青痕,印在大地的躯体上:我喜欢这个比喻。因此,
  初次看到你,一声忧郁的长叹,好似你那甜美微风的呢喃,掠过深深
  震动的心灵,留下不可磨灭的烙印:你让你那些情人在无意中回想起
  人类艰辛的起源,那时人类认识了痛苦,痛苦不再离开人类。我向你
  致敬,古老的海洋!
  古老的海洋,你那使几何学威严的面孔变得柔美、和谐的球形总
  让我想起人的小眼睛,和野猪眼睛一样小,和夜莺眼睛一样具有完美
  的环形轮廓。然而,从古至今,人都自以为美。我认为人仅仅是出于
  自尊才相信自己的美,其实他自己也知道并不美;否则,他为什么如
  此轻蔑地注视同类的面孔?我向你致敬,古老的海洋!
  古老的海洋,你是同一的象征;总和自己相等。你不起本质的变
  化,尽管你的浪涛在某处愤怒激荡,在更远的另一区域你却处在最完
  全的平静。你和人不同,人会停下来看两只咬架的獒狗,却不会停下
  来看送葬的行列;早上还和颜悦色,晚上却情绪恶劣;今天笑,明天
  哭。我向你致敬,古老的海洋!
  古老的海洋,你的胸怀里储藏着人类未来的利益,没有什么不可
  能。你已经给了人类鲸鱼。你不让自然科学的贪婪目光轻易地猜透你
  内部组织中的万千奥秘;你很谦虚。人类却为了一些琐事而自吹自擂。
  我向你致敬,古老的海洋!
  古老的海洋,你哺育的各种各样的鱼独自生活,没有发誓要博爱。
  各类之间不同的性情和不同的形态为初看似乎异常的事物作出满意的
  解释。人类也是如此,辩解理由各不相同。3000万人占据一小块土地,
  生根似的固定在那儿,自以为不应该介入邻居的生活。不论老幼,每
  个人都像野人般生活在自己的洞穴中,极少出去看望和他一样蜷缩在
  另一个洞穴中的同类。人类的宇宙大家庭是一个最平庸的逻辑相符的
  空想国。另外,从你那丰产乳房的景色中流出忘恩负义这个概念;因
  为,我们立刻会想到众多父母,背信于造物主,抛弃他们可怜的结合
  产生的果实。我向你致敬,古老的海洋!
  古老的海洋,你物质的宏大只能和人们想象的、衡量你整体诞生
  所需的活力相比。人们不能一眼环抱你。为了凝视你,目光必须以连
  续的动作向地平线的四方转动它的望远镜,如同一个数学家,为了解
  开一道代数方程,被迫在切开难点之前分别研究各种可能的情况。人
  吞食养料,还作出其他带来更佳命运的努力,以便显得肥胖。那只可
  爱的青蛙,愿它称心如意地膨胀。放心吧,它不会像你一样大;至少,
  我假定如此。我向你致敬,古老的海洋!
  古老的海洋,你的水是苦涩的,味道和批评界评论美术、科学及
  一切事物分泌的胆汁一模一样。如果一个人有点天才,那他就被当作
  白痴;如果另一个人形体健美,那他就是丑陋的驼背。当然,人应该
  强烈地感到自己的缺陷以便批评它,不过,3/4的缺陷是自己造成的。
  我向你致敬,古老的海洋!
  古老的海洋,人类尽管手段高超,采用了各种科学探察的方法,
  却仍没能测出你那深渊的令人昏眩的深度,最长最重的探针也无能为
  力。鱼类能办到,人类却不行。我经常自问,海洋的深度和人心的深
  度哪一个更容易认识。当月亮以一种不规则的方式在桅杆间晃动时,
  我经常立在船上,手抚额头,惊讶地发现自己撇开了所有并非我追求
  的目标,正在努力地解决这道难题。是的,两者中间哪个更深,哪个
  更不可捉摸:是海洋还是人心?如果30年的生活经验能在某种程度上
  使天平向两个答案中的一个倾斜,我可以说,尽管海洋深不可测,它
  与人心在深度这一特性上较量却不是对手。我和一些德高望重的人打
  过交道,他们死于60岁。每人都必然会大喊:“他们在人间行善,就
  是说施舍仁慈:就这点事,没什么了不起,谁都能干同样多。”谁明白
  为什么两个前一夜还如胶似漆的情人,只因误解了一句话便各奔东西?
  两人都裹着孤独的骄傲,都怀着怨恨、复仇、爱恋和内疚的棘刺,永
  不再相见。这是一个天天发生的奇迹,却依然让人惊奇。谁明白为什
  么人们不仅一般地品尝同类的不幸,还特别地品尝挚友的不幸,同时
  自己也苦恼?一个结束这串问题的无可置疑的例证:人类口是心非。
  所以,人类这些小猪崽才如此互相信任,毫不自私。心理学还应该取
  得很大进展。我向你致敬,古老的海洋!
  古老的海洋,你如此强大,人类以自己的牺牲为代价才明白。他
  们徒劳地用上全部天赋的才能,却不能征服你。他们找到了自己的主
  宰。我是说他们找到了比自己更有力的东西,这个东西有个名字,这
  个名字就是海洋!你给他们造成巨大的恐惧,所以他们尊敬你。尽管
  如此,你却优美、典雅、轻易地旋转他们最重的机器。你让他们做体
  操翻腾飞上天空,做令人赞叹的鱼跃沉入你的深层领域:街头艺人大
  概要嫉妒。他们真幸运,你没有把他们一劳永逸地卷入你沸腾的波浪,
  否则,他们不沿铁路就可以去看你水中的内脏,看鱼儿身体怎样,尤
  其是看他们自己身体怎样。人说:“我比海洋更聪明。”这很可能,甚
  至相当正确,但海洋对他比他对海洋更可怕:这不必证明。这个年迈
  的观察家——我们这颗悬空星球最初年代的同龄人在观看国家间的海战
  时,因怜悯而微笑。那里有百来艘出自人类手中的巨舰。上司夸张的
  命令、伤员的呼喊、大炮的轰鸣,都是为了消磨几分钟的时间而特意
  造出的喧哗。悲剧似乎终场,海洋似乎把一切都吞入腹中。嘴巴令人
  惊叹,大概下面巨大,朝着未知的方向张开!为了奖励这出愚蠢甚至
  无聊的喜剧,空中飞来几只因疲倦而掉队的鹳,它们没有收拢展开的
  翅膀便高叫:“看!我觉得这张嘴太丑了!底下有一些黒点。我闭上眼
  睛,黒点不见了。”我向你致敬,古老的海洋!
  古老的海洋,啊,伟大的单身汉,当你穿过你那冷漠王国的庄严
  孤独时,你理所当然地为你天赋的壮丽和我急切奉献给你的真诚颂词
  而骄傲。你那威严的缓慢是上天赐给你的最伟大的品性,它用柔软的
  气息情意绵绵地摇动你。你怀着永恒力量的平静情感,在阴沉的神秘
  中,在高贵的表面上,展开你无以伦比的波浪。它们被短暂地分隔,
  又平行相随。一个浪花刚刚变小,另一个浪花就变大迎上去,伴随着
  消散的泡沫发出的忧郁喧哗,以便告诉我们一切都是泡沫(所以,人
  类这些活浪花单调地一个接一个死去;但是,却没有留下泡沫四溅的
  喧哗)。侯鸟放心地栖息在浪尖上,将自己托付给充满自豪的典雅运动,
  等到翼骨恢复了平时的活力,便继续空中的朝圣。我希望人的威严只
  是反映你的威严的化身。我有许多要求,而这个真诚的愿望对你来说
  是一个荣誉。你那道德的伟大是无限的写照,辽阔宽广如同哲人的反
  省,如同女人的爱情,如同诗人的沉思,如同鸟儿神圣的美。你比夜
  晚更美丽。回答我,海洋,你愿当我兄弟吗?激烈地动荡吧……如果
  你想让我把你比作上帝的复仇,就更强些,更强些;伸出你青灰色的
  爪子,在自己的胸膛上开一条道路……好极了。丑陋的海洋,展开你
  恐怖的波浪吧,只有我一人理解你,我倒在你面前,拜在你脚下。人
  的威严是假装的,他不使我敬服,但你却让我敬服。啊!当你前进时,
  浪峰高挺,威风凛凛,你被波涛环绕,仿佛被群臣簇拥,像气功师般
  充满磁力和狂暴,卷起一朵朵的浪花,清醒地意识到你是谁。你仿佛
  被一种我所不知的强烈悔恨压迫,从胸膛深处发出连绵的低沉呼啸,
  让人类感到如此恐惧,甚至在安全地凝视你的时候,他们也要在岸上
  发抖;这时,我看出我没有那种非凡的权力自称和你平等。所以,如
  果你没有让我痛苦地想起我的同类,面对你的优越,我就会献上全部
  的爱(谁也不知道我对美的向往中包含多少爱);你和我的同类形成天
  地万物中最嘲弄人的反差,最滑稽的对比:我不能爱你,我恨你。为
  什么我一千次地与你重修旧好,回到你半开的、友善的手臂中?你抚
  摩我发烫的额头,顷刻间热止烧退!我不了解你隐蔽的命运,你的一
  切都让我好奇。那么告诉我,你是不是黑暗王子的归宿。海洋,告诉
  我吧……告诉我(只告诉我一人,免得那些仅仅体验过幻觉的人伤心),
  告诉我是不是魔鬼的气息制造了风暴,把你的咸水掀到云端。你必须
  告诉我,因为,如果我知道地狱离人近在咫尺,我会万分高兴。我希
  望这是我的乞求中的最后一个诗节。因此,我想最后一次向你致敬,
  和你告别。古老的海洋,水晶的浪花……我的眼中充满泪水,我无力
  继续下去;因为,我感到返回面貌粗俗的人类中的时间到了;不过,
  勇敢些!让我们努力吧,以尽义务的情感完成我们在这片土地上的使
  命。我向你致敬,古老的海洋!
  10
  我在生命的最后一刻不会被神父围绕(我在灵床上写下这些话)。
  我希望我死时被风暴下的海浪摇动,或者,站在山巅……目光向上。
  不:我知道我将彻底毁灭。再说,我也没什么宽恕可指望。谁打开了
  我墓室的门?我说过任何人都不许进来。不论你是谁,请离开吧;但
  是如果你以为在我鬣狗般的面容上(尽管鬣狗比我美丽,比我迷人,
  我仍用这个比喻)发现了痛苦或恐惧的迹象,那就清醒过来吧:让他
  走进我。现在是一个冬天的夜晚,元素在各处碰撞,人人恐惧,少年
  正准备伤害他的一个朋友,他也许就是青年时代的我。自从风与人开
  始存在,哀怨的风声就使人忧伤,在我临终时,愿风儿用翼骨载我飞
  越这个不耐烦地等我死去的世界。我还将为人类之恶的许多例证而暗
  自高兴(哥哥喜欢窥视弟弟们的行为)。老鹰、乌鸦、野鸭、长生的鹈
  鹕、迁徙的仙鹤,它们醒来时冷得发抖,将看到我这个可怕而欢乐的
  幽灵穿过闪电的光芒。它们不知此事的意义。地上的蝰蛇、蛤蟆的大
  眼、老虎和大象,海里的鲸鱼、鲨鱼、锤鱼、丑陋的鳐鱼和北极海豹
  的尖牙,将会对这种违反自然法则的事感到疑惑。人将发抖,在呻吟
  声中把额头贴在地上。“我的残忍使我比你们优越,这种残忍是天赋
  的,不由我来消除。你们是因为这个缘故才伏倒在我面前吗?还是因
  为看见我飞越血染的天空,新奇的现象,好似吓人的彗星(我宽广的
  肉体洒下血雨,仿佛飓风推动的乌云)?别害怕,孩子们,我不想诅
  咒你们。你们过分伤害了我,我过分伤害了你们,这不可能是有意的。
  你们走你们的路,我走我的路,两条都相同,两条都邪恶。我们注定
  要在这种相同的性质中相遇,由此产生的打击对双方都致命。”于是,
  人们慢慢抬起头,恢复勇气,像蜗牛似的伸长脖子来观看说这番话的
  人。突然,他们的脸发烫,变形,显出最可怕的激情,扭曲得连狼都
  会害怕。他们像一个巨大的弹簧般同时站起来。多么恶毒的诅咒!多
  么凄厉的叫喊!他们认出了我。地上的野兽与人汇合,发出奇怪的喧
  哗。相互的仇怨消失了,双方的愤恨转向公敌——我,大家一致同意
  团结起来。支撑我的风啊,带我到更高处吧,我害怕这种背叛。让我
  们渐渐地离开他们的视野,我们又一次满意地看到了激情的后果……
  啊,鼻子上长着蹄铁形肉冠的菊头蝙蝠,感谢你振动翅膀唤醒我:事
  实上,我不幸地发现这只是一场短暂的病,我厌恶地感到我重新活过
  来。有人说你曾来吸我身体里所剩无几的血:为什么这个假设不是现
  实!
  11
  一家人环绕着一盏台灯:
  “我的儿子,递给我那把椅子上的剪刀。”
  “母亲,剪刀不在这儿。”
  “那就去另一个房间找。亲爱的主人,你可记得那个年代?我们
  为了要一个孩子而许愿,他是我们晚年的支撑,使我们获得新生。”
  “我记得,上帝满足了我们。我们对于这世上的命运无可抱怨。
  我们每天都赞美上天的恩德。我们的爱德华具有他母亲的全部典雅。”
  “以及他父亲的阳刚品格。”
  “母亲,给你剪刀,我终于找到了。”
  他重新作功课……但是,大门口出现一个人,注视了一会儿这幅
  展现在他眼前的图景:
  “这一场面意味着什么?许多人不如他们幸福。他们热爱生活的
  理由是什么?马尔多罗,离开这个平静的家吧,你的位置不在这儿。”
  他走开了。
  “我不知怎么搞的;但是人的各种感觉在我的心中交战。我灵魂
  忧虑,却不知为什么,气氛真沉闷。”
  “女人,我的感觉和你一样,我担心我们会遇到什么灾难。让我
  们相信上帝,最高的希望在他身上。”
  “母亲,我喘不过气了,我头疼。”
  “我的儿子,你也这样!我来用醋润湿你的额头和太阳穴。”
  “不,善良的母亲……”
  看,他很累,身子靠在椅背上。
  “有个东西在我体内翻腾,我没法解释。现在,什么都让我烦恼。”
  “你脸多苍白!今晚会有什么不祥的事件把我们三人抛入绝望的
  湖中。”
  我听见远方有撕心裂肺的痛苦长嚎。
  “我的儿子!”
  “啊!母亲!……我害怕!”
  “快告诉我你是不是难受。”
  “母亲,我不难受……我不说实情。”
  父亲止不住地惊讶:
  “那是人们偶尔在没有星光的宁静夜晚听到的喊叫。尽管我们能
  听到声音,但发声的人却不在附近;因为,人们可以在三里之外听到
  这些呻吟,风儿把它们从一个城镇传到另一个城镇。人们经常对我谈
  论这一现象;可是,我从没有机会亲自判断其真实性。女人,你跟我
  谈到灾难,如果在时间的漫长螺旋中存在真正的灾难,现在打扰他同
  类睡眠的人就是这个灾难……”
  我听见远方有撕心裂肺的痛苦长嚎。
  “但愿他的诞生不是那个把他从怀中推开的家乡的灾害。他四处
  游荡,遭人怨恨。有人说他从童年起就陷入一种原始的疯狂。有人认
  为他本能地极端残忍,他自己也为此感到羞耻,他父母也因此痛苦去
  世。还有人硬说他年青时被一个绰号玷污了名誉,在以后的残生中一
  直得不到安慰,因为他受到伤害的自尊心从这个绰号上看到了人类恶
  毒的确凿证据,这种对他的恶毒在最初几年就显露出来,以后又不断
  增加。这个绰号就是‘吸血鬼’!……”
  我听见远方有撕心裂肺的痛苦长嚎。
  “他们还补充说,恶梦使他的嘴巴和耳朵日日夜夜、无休无止地
  流血,一群幽灵坐在他床头,不由自主地被一种未知的力量推动,用
  或者甜美或者像战斗怒号般的嗓音朝他的面孔持久、无情地投去那个
  丑陋、永恒、只能和宇宙一起消亡的绰号。有人甚至肯定,是爱情使
  他落到这种地步,或者这些叫喊表明他对深藏在他神秘过去的黑夜中
  的罪行感到懊悔。但绝大多数人认为,他像昔日的撒旦一样受无以伦
  比的骄傲折磨,企图与上帝一争高低……”
  我听见远方有撕心裂肺的痛苦长嚎。
  “我的儿子,这是特殊的知心话;我可怜你,这个年纪就听到这
  些话,我希望你永远不学那个人。”
  “说话呀,我的爱德华,回答我,说你永远不学那个人。”
  “啊,亲爱的母亲,你给了我生命,如果一个孩子的纯真诺言还
  有价值,我答应你永远不学那个人。”
  呻吟声听不见了。
  “女人,你干完活儿了吗?”
  “尽管我们熬夜这么晚,我这件衬衫还差几针。”
  “我也一样,我这一章已经开始却没有结束。让我们利用最后的
  灯光完成每人的工作,因为快没油了。”
  孩子叫道:
  “愿上帝让我们活下去!”
  “可爱的天使,到我这儿来;你将从早到晚在草地上闲逛,不必
  用功。我那壮丽的宫殿用银墙、金柱和钻石门建成。你将听着天国的
  音乐,不做晚祷,在想睡觉的时候睡觉。清晨,当太阳放射出灿烂的
  光芒、欢快的百灵鸟在空中带着歌声飞向远方时,你仍可以待在床上
  一直到你感到厌烦。你将行走在最珍贵的地毯上,你将永远处在最芬
  芳的花香合成的气氛中。”
  “现在身心都该休息了。孩子的母亲,用你肌肉发达的踝骨站起
  来吧。该让你发僵的手指松开针线了,工作过度毫无益处。”
  “啊,你的生活将多么甜美!我会送你一个魔力指环,你一转动
  上面的红宝石,你就会像童话中的王子一样变得让人看不见。”
  “把你的家什放到柜中,我也收起我的东西。”
  “当你把红宝石转回正常位置,你将重新以大自然造就的本来面
  目出现。啊,年轻的魔术师,这是因为我爱你,因为我渴望让你幸福。”
  “不管你是谁,滚开。别抓我肩膀。”
  “我的儿子,不要因童年梦幻的催眠而睡着了:大家还没有祈祷,
  你的衣服也没有仔细叠放在椅子上……跪下!宇宙的永恒创造者,你
  显示的仁慈无边无际,直至最小的事物。”
  “你难道不喜欢清澈的小溪?那儿游动着千万条红色、蓝色和银
  色的小鱼。你将用一张美丽的渔网捕捞,鱼儿自愿过来装满渔网。你
  可以从水面上看到发亮的卵石,比大理石还要光滑。”
  “母亲,看这些爪子。我要提防他;但是我内心平静,因为我无
  可指责。”
  “你看我们匍伏在你脚下,感到你的伟大而自惭形秽。如果有骄
  傲的念头混入我们的想象,我们立刻用轻蔑的唾沫将它驱除,并将它
  奉献给你作为不可或缺的牺牲。”
  “你将在溪水中同少女一起沐浴,她们将用臂膀拥抱你。当你从
  水中出来,她们会为你编织玫瑰和石竹的花冠。她们有蝴蝶的透明翅
  膀,还有波浪形的长发在美丽的额头周围飘扬。”
  “即使你的宫殿比水晶更漂亮,我也不会走出这屋子跟你去。我
  相信你只不过是个骗子,因为你对我如此轻声地说话,害怕别人听见。
  抛弃父母是一件坏事。我不当忘恩负义的儿子。至于你的少女们,她
  们不会像我母亲的眼睛那么美丽。”
  “我们全部的生命都消耗在歌唱你的荣耀的赞美歌中。我们就这
  样活到现在,我们还将这样活下去直到从你那儿接到离开人间的命
  令。”
  “她们将顺从你最小的意愿,只想取悦于你。如果你想要永飞不
  停的鸟,她们会带给你。如果你想要眨眼之间就能到达太阳的雪橇,
  她们也会带给你。有什么东西她们不能带给你!她们甚至能带给你藏
  在月亮中的风筝,大得像一个钟楼,尾上用丝带系着形形色色的小鸟。
  当心你自己……听我的劝告。”
  “随你便吧,我不想打断祈祷来喊救命。尽管你的身体在我想摆
  脱它时突然消失,但你要知道,我不怕你。”
  “在你面前,什么都不伟大,除了纯洁的心灵喷发的火焰。”
  “如果你不想后悔,就考虑一下我对你说的话。”
  “圣父,驱逐,驱逐那可能降临我家的灾难吧。”
  “妖怪,你还不想走开吗?”
  “留下我这个亲爱的妻子吧,她在我灰心丧气时安慰过我……”
  “既然你拒绝我,我要叫你痛哭流涕,叫你牙齿发响如同吊死鬼。”
  “留下我这个多情的儿子吧,他那纯洁的嘴唇才刚刚朝生命之晨
  的吻半开。”
  “母亲,他扼住了我的喉咙……父亲,快来救我……我喘不过气
  了……祝福我!”
  一道辽阔的、讥讽的叫声升上天空。看,昏头昏脑的老鹰是怎样
  从云中落下,翻着跟头,完全被气柱击毙。
  “他的心不跳了……她也和亲生骨肉一同死去。他面目全非,我
  认不出来了……我的妻子!我的儿子!我想起遥远的过去,我曾当过
  丈夫和父亲。”
  当他注视那幅展现在眼前的图景时,他就想到他无法忍受这种不
  公平。如果地狱之鬼给予他的力量,或者更正确地说,他从自身汲取
  的力量有效的话,这个孩子在黑夜消逝之前就不应存在。
  12
  那个不会哭泣的人(因为,他总是把痛苦压抑在心中)发现自己
  身处挪威。在弗罗群岛上,他观看别人寻找陡峭裂缝中的海鸟窝。把
  探险者系在悬崖上的300米长绳如此牢固,他感到十分惊奇。无论如
  何,他在那儿看到了一个明显的人类善行的例证,他无法相信自己的
  眼睛。如果由他来准备绳索,他准在好几处都割开口子,让绳子断裂,
  把猎人扔下大海。一天晚上,他向墓场走去。如果那些以奸淫死去不
  久的美女尸体为乐事的少年愿意,就能听到下面的对话,对话消失在
  同时展开的行动构成的画面中。
  “掘墓人,是你要跟我谈话吗?一条抹香鲸渐渐地从海底升起,
  把头露出水面,观看航行在这片孤独海域的船只。好奇心和宇宙一同
  诞生。”
  “朋友,我不能跟你交换意见。很久以来,柔和的月光使坟墓上
  的大理石闪闪发亮。在这万籁俱寂的时刻,不止一人梦见出现一群被
  链条锁缚的女人,拖曳着裹尸布,血迹斑斑,仿佛黑色的天空布满繁
  星。睡觉的人像死囚般发出呻吟,当他醒来,发现现实比梦幻还要糟
  糕三倍。我要用这把不知疲倦的铲子挖完这个墓坑,它明天早上就要
  派用场。这是一个严肃的工作,不应该同时干两件事。”
  “他以为挖坑是个严肃的工作!你以为挖坑是个严肃的工作!”
  “为了羞辱人类,野鹈鹕决定让子女吞食它的胸脯,只有能创造
  这种爱情的人为此事作证;尽管牺牲巨大,但这种行为可以理解。一
  个小伙子看到他酷爱的女人躺在他朋友的怀里,他点燃了一支雪茄,
  闭门不出,与痛苦结下牢不可缺的友谊;这种行为可以理解,一个中
  学寄宿生被一个文明的贱民管束,这个贱民日日夜夜、夜夜日日,在
  几个世纪般漫长的几年中眼睛总是盯着他,他感到强烈的仇恨汇成汹
  涌的波涛,像一团浓烟涌上大脑,他的头几乎要爆炸了。从他被扔进
  监狱开始到他不久后出来为止,高烧使他面容憔悴,眉毛颦蹙,眼眶
  下陷。夜晚,他思索,因为他不愿睡觉。白天,他的思想飞过令人愚
  笨的住所围墙,直到他逃脱,或者像瘟神似的被扔出这个永恒的禁区;
  这种行为可以理解。挖一个墓穴经常超过自然的力量。外乡人,你怎
  能指望铁镐翻动这片土地?它先是养育我们,然后又给予我们一个能
  避开这些寒冷地区呼啸发狂的冬风的舒适床铺。这个用发抖的双手握
  镐的人,白天战战兢兢地抚摩进入地下王国的昔日活人的脸颊,晚上
  看见面前每一个木十字架都用火焰的字母写着人类还未解决的恐怖问
  题:灵魂是死还是不死。宇宙的创造者,我对他一直保持着我的爱;
  但是,如果我们死后不复存在,为什么许多晚上我看见每座坟墓都开
  启?里面的居民轻轻推开铅盖,出来呼吸新鲜空气。”
  “停下你的工作。激动耗费了你的力气;我看你弱得像芦苇,继
  续下去简直是发疯。我身强力壮,我来替换你。你站开点儿;如果我
  干得不好,你给我指点一下。”
  “他臂膀上的肌肉可真发达!看他如此轻易地翻土真是一种乐
  趣!”
  “不应该让无益的怀疑烦扰思想:应该用哲人安详的规矩测量所
  有这些坟墓,它们像花朵点缀草原似的散落在墓场:缺乏真实性的比
  喻。危险的幻觉有可能产生在白天,但尤其会产生在夜晚。因此,不
  要对眼睛似乎看到的神奇幻象感到惊奇。白天,当精神在休息时,审
  问你的意识吧;它会肯定地告诉你,用自己的部分智慧创造了人类的
  上帝具有无限的善心,将把死于人间的杰作收回自己的怀抱。掘墓人,
  你为什么哭泣?为什么像女人般流泪?好好回想一下吧,我们在这条
  断了桅杆的船上就是为了遭受苦难。上帝认为人能战胜最深重的苦难,
  这是对人的一种赞扬。如果你的舌头长得和别人一样,就开口说话吧;
  既然你最宝贵的心愿就是人不受苦,那么,道德——这个每人都力争达
  到的理想是什么?”
  “我在哪儿?我的性格变了吗?我感到一阵慰藉人的强大气流掠
  过我平静的额头,宛如春天的和风唤醒老人的希望。这个人是谁?他
  高尚的语言说出了不是随便什么人都能说得出的事情。他的嗓音中无
  可比拟的旋律充满了音乐美。我喜欢听他讲话胜过听别人唱歌。但是,
  我越观察他就越感到他神情不坦率。他的整个面部表情和那些只有上
  帝才能启示的话语形成鲜明的对照。他的额头有几道皱纹,留着一个
  抹不去的烙印。这个使他未老先衰的烙印是他的光荣还是他的耻辱?
  应该崇敬地看待他那些皱纹吗?我不知道,而且害怕知道。尽管他言
  不由衷,但我相信他这样行动自有道理,他身上残存的仁慈激励了他。
  他沉溺于我不了解的冥想中,干劲倍增地从事他不习惯的艰苦工作。
  汗水淋湿他的皮肤,他毫无感觉。他比我们看到摇篮中的婴儿时产生
  的情感更忧愁。啊,他多么阴郁!……你来自何方?……外乡人,让
  我摸摸你吧,让我把很少碰活人的双手放到你高贵的身体上。无论发
  生什么事,我都会应付。这是我一生中摸过的最美丽的头发。谁敢反
  驳说我不了解头发的质量?”
  “我在挖坟墓时,你要我做什么?狮子在进食时不希望受人逗弄。
  如果你不知道,我来告诉你。来吧,快点儿,完成你想干的事情。”
  “毫无疑问,是血肉之躯在我的触摸下战栗,使我自己也跟着颤
  抖起来。真的……我没做梦!那么,你是谁?你在那儿弯腰挖坑,而
  我却像一个吃别人面包的懒汉似的无所事事。现在是睡觉的时间,或
  者是把休息奉献给科学的时间。总之,人人都待在家中,小心地关好
  门窗以防盗贼进来。他尽可能地把自己关在房里,旧壁炉的灰烬还能
  用余热温暖房间。你,你做事和别人不一样,你的衣服显出你是一个
  遥远国家的居民。”
  “尽管我并不累,但是没必要更深地挖这个墓坑。现在,你脱去
  我的衣服,再把我放到里面。”
  “我们两人进行了一些时候的交谈太奇怪了,我不知道该怎样回
  答你……我相信他是想开玩笑。”
  “对,对,是真的,我是想开玩笑,对我说过的话别介意。”
  他倒下去,掘墓人赶紧搀扶他。
  “你怎么啦?”
  “对,对,是真的,我撒了慌……当我扔开镐头时我很累……我
  第一次干这种活儿……对我说过的话别介意。”
  “我的意见越来越明确:这是一个有着可怕忧愁的人。愿上天驱
  除我想要审问他的念头。他引起我的同情,我宁愿什么都不知道。再
  说,他也不会回答我,这点很清楚:在这种失常的状态中打开心扉会
  加倍痛苦。”
  “让我从这个墓场出去,我要继续赶路。”
  “你的腿无法支撑你,你行走时会迷路。我有义务为你提供一个
  简陋的床铺;我没有别的。相信我;因为,好客并不意味着侵犯你的
  隐私。”
  “啊,可敬的虱子,你的身体没有鞘翅。有一天,你尖刻地责备
  我不很喜欢你藏而不露的非凡智慧;也许你是对的,因为我对这个人
  甚至没有感激之情。马尔多罗的指路明灯,你将把他的脚步引向何
  方?”
  “到我家去。不论你是一个犯下滔天大罪却粗心地没有用肥皂洗
  净右手、观察这只手就可以轻易认出来的罪犯,还是一个失去姐妹的
  兄弟,或是一个逃出王国的被废黜的君主,我那个真正雄伟的宫殿都
  配接待你。它不是用钻石和宝石修建的,因为它只不过是一个简陋、
  可怜的茅屋;但这个著名的茅屋有一段仍在继续、日新月异的历史。
  如果它能讲话,它会让你惊奇,尽管你似乎对一切都不惊奇。多少次,
  我和它一同看见棺材在面前列队行进,里面的尸骨被虫蛀蚀,比我靠
  在上面的这个门扇还要腐烂。我的臣民无数,每天都在增加。我不用
  定期清点人数就能发现这种增长。这里如同人间,每人都交税,金额
  与他选择的住宅的华丽程度成正比;如果哪个吝啬鬼拒交他那一份儿,
  我奉命找他算帐,执达吏般行事;到处都是想吃一顿美餐的狼和鹰。
  我看见过排列在骷髅旗下的昔日美人和死后未变丑的人,男人、女人、
  乞丐和王子,青年人的幻觉和老年人的骨架,才华和疯狂,懒惰和它
  的对立物,假的东西和真的东西,骄傲的面具和卑贱的谦虚,被戴上
  王冠的罪行和被出卖的无辜。”
  “当然,直到出现晨曦——它即将来临,我不拒绝你的床铺,它配
  得上我。我感谢你的好意……掘墓人,凝视城市的废墟很美,但凝视
  人类的废墟更美!”
  13
  蚂蝗的兄长缓步行走在林中。他多次停下,开口想说话。但是,
  每次咽喉都收缩,话被压下去,努力失败了。终于,他喊道:“人啊,
  当你遇见一条死狗,仰面朝天,靠着一个阻止它漂走的水闸时,不要
  像别人似的想着你的归宿不会比这只狗更好,就用手捕捉从它鼓胀的
  肚中爬出的蛆虫,惊奇地注视它们,打开折刀把它们中的大部分剁成
  肉泥。你在寻找什么奥秘?不论是我还是北冰洋海熊的四个鳍足都未
  能解答生命的问题。小心,黑夜临近了,你从早晨起就待在那儿。你
  父母和你妹妹看到你这么晚回来,会说什么呢?洗手上路吧,这条路
  通往你过夜的地方……那是谁,在那儿,在地平线上,胆敢靠近我,
  毫无惧色地上下左右跳跃;他多么威严,带着安详的温柔!他的目光,
  柔和而深邃。他巨大的眼帘逗弄着微风,显得活灵活现。我不认识他。
  盯着他的魔眼,我全身发抖;自从我吸了那个叫作母亲的人的干瘪乳
  房以后,这还是第一次。似乎有灿烂的光环围绕着他。当他说话时,
  自然中的万物不声不响,剧烈战栗。既然你仿佛被磁石吸引,自愿来
  我这儿,我也不反对。他多美呀!说这话使我难受。你一定强壮有力;
  因为,你的神情比人更有人情味,忧愁得像宇宙,美丽得像自杀。我
  尽我所能憎恨你;我宁可看到一条蛇从世纪之初就缠绕在我的脖子上,
  也不愿见到你的眼睛……怎么!……是你,蛤蟆!……肥胖的蛤蟆!……
  不幸的蛤蟆!……饶恕我,饶恕我!……你到这片满是混蛋的土地上
  来做什么?你模样如此甜美,你那又粘又臭的脓疱哪儿去了?你从天
  而降,受命安慰世上各种生灵;你落到地上,快如巨鸢,双翼没因这
  次漫长、壮丽的行程而疲倦;我看见了你。可怜的蛤蟆!我那时正思
  考着无限,同时也思考着我的软弱,我想道:‘又多了一个比地上居民
  高级的人,这是神的意志。为什么这不是我?天意不公还有何用?造
  物主疯了吗?不过,他最强大,他的愤怒十分可怕!’池塘和沼泽的君
  主,自从你覆盖着只属于上帝的荣光出现在我面前,你部分地安慰了
  我;但我那摇摇欲坠的理智却毁灭在如此的伟大之前!那么,你是谁?
  留下来吧……啊!还是留在这片土地上吧!收拢你洁白的翅膀,不要
  翻动你忧患的眼皮向上看……如果你要走,我们一起走!”当甲虫、蜗
  牛和鼻涕虫见到天敌而飞奔逃命时,蛤蟆坐在后腿上(酷似人腿),说
  出下面的话:“马尔多罗,听我说。看我神情平静如同镜面,而且我自
  信和你一样聪明。有一天,你曾把我叫作你生命的支柱。从此以后,
  我没辜负你对我表现的信任。确实,我只是芦苇丛中的普通居民;但
  是,多亏与你接触,汲取了你身上美的一面,我的理智增长了,可以
  同你说话了。我来找你是为了把你拉出深渊。那些自信是你的朋友的
  人每次看见你时都惊讶万分。你苍白,驼背,出现在剧院、广场和教
  堂,或者用神经质的大腿夹打那匹只在夜晚疾奔的马,马背上载着鬼
  怪主人,穿着一件黑色长外套。抛弃这些思想吧,它们比我更炽热,
  使你的心空如沙漠。你的精神病得太重,所以你毫无觉察,还自以为
  天生如此,嘴中每每吐出荒诞的话语,尽管其中充满恶毒的伟大。不
  幸的人,你自出生之日起都说了些什么?啊,上帝用如此仁爱创造的
  永恒智慧却残缺不全,多么让人伤心!你只带来了厄运,比看见饥饿
  的豹子更让人恐惧!我宁愿粘住眼皮,缺少四肢或者去杀人也不愿成
  为你!因为我恨你。为什么具有这种令我惊讶的性格?你有什么权力
  像霉烂的、被怀疑论摇荡的沉船一样来到这片土地上,嘲笑这儿的居
  民?如果你不喜欢这儿,就该回到你来的那些星球。市民不应像外乡
  人似的住在农庄。我们知道空间中有比我们的星球更辽阔的星球,那
  儿的人们智力发达,我们甚至无法想象。好,滚开吧!……离开这运
  动的地面!……露出你掩藏至今的神圣本质,高高地飞向你的星球吧,
  越早越好,你这个傲慢的人,我们并不羡慕;因为我还没能认出你是
  人还是超人!那么,永别了;不必指望在路上再遇见蛤蟆。你是我的
  死因。我要走向永恒,为你乞求饶恕。”
  14
  如果立足于表象有时符合情理,那么第一支歌就此结束。对试琴
  的人不要太苛刻:琴声多奇怪!但是,如果你们为人正直,肯定已经
  在种种缺陷中认出深刻的烙印。而我则将重新投入工作,在一段不长
  的时间里发表第二支歌。19世纪的末叶将看到它的诗人(不过,他最
  初不会由一篇杰作开始,而必须遵循自然法则);他出生在美洲海岸拉
  普拉塔河口,那里两个昔日敌对的民族现在正用物质和精神的进步互
  相赶超。南方的王后布宜诺斯艾利斯和卖弄风情的蒙得维的亚越过大
  三角海湾的银色水面,互相伸出友谊的手。但是,连绵的战争在农村
  建立了破坏帝国,欢快地收获大批牺牲者。再见了,老头,如果你读
  了我的诗就记住我。小伙子,你也不要失望;因为,尽管意见相左,
  你有个吸血鬼朋友。算上制造疥疮的疥螨,你就有了两个朋友!
  
  
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  第二支歌
  
  1
  马尔多罗的第一支歌去哪儿了?自从他口中塞满颠茄叶子,穿过
  愤怒的王国,在一个沉思的时刻让它逃出之后,这支歌去哪儿了……
  我们不大清楚。看守它的既不是树,也不是风。道德经过此地,意外
  地在这些炽热的书页中发现一个刚强的保护人,看见他以坚定、正直
  的步伐走向意识的阴暗角落和秘密纤维中。科学至少可以确定,从此,
  那个长着蛤蟆脸的人不再认识自己,经常陷入疯狂的发作,酷似一只
  林中的野兽。这不是他的错。他在羞怯的木犀草下卷起眼皮,一向以
  为自己仅仅由善构成,恶的数量极少。突然,我把他的心灵和阴谋暴
  露在阳光下,告诉他正相反,他仅仅由恶构成,善的数量极少,立法
  者很难不让这点善蒸发。我没什么新闻要告诉他,我希望他不要为我
  这苦涩的真理而感到永恒的耻辱;但是,这个愿望的实现也许不符合
  自然法则。事实上,我从他奸诈的、沾满泥土的脸上揭下面具,让他
  那些自我欺骗的崇高谎言一个个地坠落,仿佛象牙球跌入银盆:甚至
  在理性驱散骄傲的黑暗时,他也不让平静把双手放到他的脸上,这是
  可以理解的。因此,我搬上舞台的主人公招来了不可调和的怨恨,他
  以荒谬的长篇慈善议论为突破口,攻击自以为不会受伤的人类。这些
  议论如同沙砾般堆积在他们的书中,偶尔,当理智遗弃我时,我准备
  评价这些书中如此滑稽、却又如此乏味的喜剧。他预料到了这点。在
  图书馆的羊皮纸书面上镌刻善良雕像,这还远远不够。人啊!看你现
  在一丝不挂,像条蛆虫,面对着我的钻石剑!丢掉你那种作风吧,不
  再是假装骄傲的时候了:我以下跪的姿势向你抛去我的请求。有人观
  察着你那罪恶的生活中最琐细的行为,他用顽强的敏锐织成的微妙罗
  网包围着你。当他转过身子时,别相信他;因为,他在看着你……当
  他闭上眼睛时,别相信他;因为,他还在看着你。尽管你的决心可怕,
  狡猾,恶毒,但很难假定你能胜过那个我想象中的儿童。他最轻微的
  打击都命中要害。只要谨慎,就可以让那个无知的人知道,豺狼和盗
  匪并不互相吞食:这也许不合习俗。所以,把你的生命放心地交到他
  的手中,让他照料吧,他将以自己熟悉的方式驾御它。不要以为他那
  在阳光下闪烁的意图是想教训你;因为,他对你兴趣不大,或者说兴
  趣很小:我宽厚地检验、测量,但还没接近完整的真理。但是,他喜
  欢伤害你,理所当然地坚信你将变得同他一样恶毒,坚信你将来在末
  日来临时,伴他走向地狱的宽敞深渊。他的位置早已标出,人们看到
  那个地方有一个铁架,上面挂着链条和枷锁。命运将把他带到那儿,
  葬礼的咽喉从未品尝过更美味的猎物,他也从未凝视过更体面的住所。
  我似乎故意用一种慈父的腔调讲话,人类似乎无权抱怨。
  2
  我拿起创作第二支歌的羽笔——从一只棕色海雕的翅膀上拔下的工
  具!但是……我的手指怎么啦?我刚开始工作,关节就瘫痪了。然而,
  我需要写作……这不可能!好吧,我重复说我需要写下我的思想:我
  像别人一样有权服从这种自然规律……但是,不,不,羽笔仍然不
  动!……瞧,看,闪电越过原野在远处发光,暴风雨在天空滚动。下
  雨了……还在下……好大的雨!……雷电发出巨响,击中半开的窗户,
  击中我的前额,把我掀翻在方砖地上。可怜的小伙子!你的脸已经用
  早来的皱纹和天生的畸形化了浓妆,不再需要这道含硫的伤疤(我刚
  才假定伤口已经愈合,其实不会这么快)!为什么会有这场暴风雨,为
  什么我的手指会瘫痪?这是不是来自上天的警告,以便阻止我写作,
  阻止我一边从我的方嘴中分泌唾沫,一边更好地考虑我面对的事物?
  但是,这场暴风雨并没引起我的恐惧。就是一群暴风雨我也不在乎!
  如果我根据受伤的前额粗略地判断,这些天国的警察虔诚地履行了他
  们那艰难的义务。我没有必要感谢万能的上帝那非凡的机智;他派遣
  雷电,想把我的面孔从前额这个伤口最危险的地方精确地劈成两半:
  愿别人祝贺他!但是暴风雨攻击的是一个更为坚强的人。那么,可怕
  的、长着蝰蛇面孔的永恒的上帝,你把我的灵魂放在疯狂的边缘上,
  放在愤怒的思想中,缓慢地杀死我,对此你还不满意;你以符合你的
  尊严的方式进行了深入的研究,认为必须让我的前额流出一盆血!……
  不过,有人对你说了什么话吗?你知道我不仅不爱你,而且还恨你:
  为什么你还要坚持呢?你的品行什么时候才能脱去古怪的外衣?坦率
  地对我说吧,如同对一个朋友:难道你竟然没料到,你在可恨的迫害
  中表现出了一种天真的殷勤?你的任何一个天使都不敢穿这种可笑的
  服装。你为什么生气?你知道,如果你让我躲过你的追捕活下去,我
  的感激将属于你……过来,苏丹,用舌头给我舔掉这玷污地板的血。
  包扎完毕:我用盐水洗净止住血的前额,在脸上缠绕了绷带。结果并
  非无限:四件衬衫和两条手绢沾满血迹。最初,我们难以相信马尔多
  罗的动脉容纳了这么多的血;因为,他的脸上只闪耀着死尸的光泽。
  但毕竟就是这样。也许,这差不多是他的身体能够容纳的全部血液,
  剩下的恐怕不多了。够了,够了,馋狗,让地板就这样吧,你的肚子
  填满了。不要继续喝了;否则,你马上就会呕吐。你正好吃饱,回窝
  里睡觉去,准备沉浸在幸福中吧,因为,你一本正经、心满意足地从
  喉咙里咽下去的血球会让你在长长的三天中忘记饥饿。莱芒,你去拿
  一把扫帚;我也想拿一把,但我没力气。你明白我没力气,不是吗?
  把你的泪水放回皮囊中;否则,我会以为你没有勇气冷静地注视这道
  巨大的伤痕,对于我来说,造成它的刑罚已经消失在过去的夜晚。你
  去泉边打两桶水,洗完地板后把这些衣物放到隔壁房间。如果洗衣女
  工像她应该做的那样今晚来的话,你就交给她;但是,大雨下了一个
  小时,现在还在下,所以我想她不会出门;那她就会明天早上来。如
  果她问你这些血是哪儿来的,你没必要回答她。啊!我多么衰弱!没
  关系,我仍有力量拿起笔杆,有勇气挖掘我的思想。造物主用夹着雷
  电的暴风雨来打扰我,仿佛我还是个孩子,这对他有什么好处?我依
  然坚持写作的决心。这些绷带让我烦恼,我房间里的空气散发着血腥
  味。
  3
  但愿不会有这么一天,洛昂格兰和我行走在街上,肩并肩,肘挨
  肘,互不向望,像两个匆忙的行人!啊!但愿人们让我永远躲开这种
  假设。永恒的上帝创造了世界,世界就是这个样子:如果他在一锤敲
  碎一个女人脑袋所需的时间里,忘记他那恒星的尊严,向我们泄露秘
  密,那他将显得十分明智;我们的人生在这些秘密中犹如一条舱底的
  鱼般感到窒息。但是,他伟大而高贵,他以观念的力量超越我们。如
  果他和人们谈判,全部的羞耻就会一直飞溅到他的脸上。但是……你
  多卑鄙!为什么你不脸红?创建精神痛苦和肉体痛苦的军队来包围我
  们,这还不够:我们的命运穿着破衣,它的奥妙还没被我们了解。万
  能的上帝,我认识他……同样,他也应该认识我……如果我们偶尔行
  进在同一条路上,他锐利的目光看见我从远处过来:他会走上岔道,
  以便躲避白金三叉戟——大自然送给我的舌头!啊,造物主,如果你让
  我倾吐我的情感,那我将非常高兴。我将用一只有力而冷酷的手操纵
  辛辣的嘲讽,攻击你直到我生命的终点;告诉你,我心中盛着足够的
  嘲讽。我将捶打你空洞的躯体;但是,我用力过猛,打出了残存在其
  中的智慧碎片,你不愿意把这些碎片送给人类,无耻地把它们藏在肠
  管中,因为你对人类和你平等感到嫉妒;狡猾的强盗,似乎你不知道
  总有一天我会用永不闭合的眼睛发现它们,夺走它们,和我的同类分
  享。我说到做到,现在,他们不再怕你了,他们平起平坐地和你商谈。
  杀死我吧,让我的狂妄后悔吧:我敞开胸怀,谦恭地等待。那么出来
  吧,可笑规模的永恒惩罚!……过分吹嘘、夸耀的属性!我戏弄他,
  但他显然无法阻止我的血液循环。然而,我有证据表明,他毫不犹豫
  地让其他人窒息而死,当他们处在青春年华,刚刚领略生活的乐趣。
  这是纯粹的暴行,但只是根据我的偏见而论!我看见造物主点燃他那
  无益的残酷,老人和儿童在烈火中丧生!不是我发动进攻,而是他迫
  使我旋转他,仿佛钢丝鞭旋转一只陀螺。不正是他向我提供了对他自
  己的指控吗?我的可怕激情不会枯竭!荒诞的恶梦哺育了它,失眠折
  磨着我。前面的话是因为洛昂格兰而写下的,所以让我们回到他那儿
  去吧。我担心他在以后会变得和别人一样,就决定在他度过纯真童年
  时用刀杀死他。但是,我后来经过思考,明智、及时地放弃了我的决
  定。他没料到他的生命曾有一刻处在危险中。一切都准备好了,刀也
  买来了。这把刀很精巧,因为我喜欢优美和雅致,哪怕是凶器;但它
  又长又尖。只要在脖子上来一刀,仔细划开一条颈动脉,我想这就够
  了。我对我的行为感到满意,以后我再懊悔。好吧,洛昂格兰,你愿
  意做什么就做什么,你喜欢怎么干就怎么干,把我在黑暗的监狱里关
  一辈子,陪伴蝎子,或者抠出我的一颗眼珠,扔到地上,我永远不会
  指责你一句;我是你的,我属于你,我不再为我而活。你给我造成的
  痛苦比不上你给我带来的幸福——我知道那个用双手行凶来伤害我的人
  具有比他的同类更神圣的本质!是的,这还是很美的:为一个人献出
  自己的生命,从而保存并非所有人都恶毒这一希望,因为毕竟有一个
  人用力地把我那苦涩同情中的怀疑和反感拉向他自身!……
  4
  午夜,从巴士底到马德莱娜,一辆公共马车也看不见。我错了,
  那儿突然出现一辆,好似从地下钻出。几个迟归的行人凝神注视;因
  为,它似乎和其他任何马车都不一样。一些人坐在顶层上,目光呆滞,
  像是死鱼。他们相互拥挤在一起,仿佛失去了生命;然而,并未超过
  法定的人数。当车夫用鞭子抽打马匹时,似乎是鞭子带动他的胳膊,
  而不是他的胳膊带动鞭子。这些奇特、缄默的人聚集在一起,他们是
  干什么的?他们是月亮上的居民吗?有时我们倾向于相信这点;但是,
  他们更像一些死尸。马车吞噬着空间,急于抵达终点,铺路石发出响
  声……它飞驰而去!……但是,一个飘忽的物体在尘土中顽强地追随
  它的印迹。“我求你们停下来,停下来……我走了一天,腿全肿了……
  我从昨天起就没吃过东西……我的父母抛弃了我……我不知该怎么
  办……我决定回家,如果你们给我一个位子,我很快就到了……我是
  个8岁的孩子,我信任你们……”它飞驰而去!……它飞驰而去!……
  但是,一个飘忽的物体在尘土中顽强地追随着它的印迹。这些人中的
  一个,长着冷酷的眼睛,他用肘推了一下邻座,似乎在表示他的不满:
  银质的呻吟声一直传进他的耳朵。另一个人以难以察觉的方式低下头,
  显出同意的样子,然后又陷入他那静止的利己主义,犹如一只乌龟缩
  回甲壳。其他乘客的面容也都表现出和前两人相同的情感。喊叫声在
  两三分钟里仍可以听见,一秒比一秒尖锐。一些窗户朝大街打开,那
  儿有一张惊慌的面孔,手上拿着一盏灯,看了看马路,猛地合上百叶
  窗,再也没出现。它飞驰而去!……它飞驰而去!……但是,一个飘
  忽的物体在尘土中顽强地追随着它的印迹。只有一个沉浸在幻想中、
  和这些石头人坐在一起的年轻人,似乎怜悯这个不幸的孩子。他不敢
  提高嗓音为这个以为可以用他那双疼痛的小腿赶上马车的孩子说话,
  因为别人向他投来鄙夷、蛮横的目光,他知道独自反对大家毫无益处。
  他胳膊支在膝盖上,头埋在双手中,惊奇地寻思,“人类仁慈”是否真
  是这个样子。此时,他意识到这只不过是一个空洞的字眼,甚至在诗
  歌词典中都找不到,他坦率地承认自己的错误。他想:“其实,为什么
  要关心一个小孩子呢?让我们把他搁一边吧。”然而,热泪滚过年轻人
  的脸颊,他刚才亵渎了神明。他艰难地把手放到前额上,好像是要驱
  散一片模糊他的智慧的乌云。他被扔进这个世纪,白白地奔忙;他感
  到自己的位置不在这儿,然而他却出不去。可怕的监狱!可憎的命运!
  隆巴诺,我从这天起对你感到满意!当我的脸上显出和其他乘客相同
  的冷漠时,我在不停地观察你。年轻人愤怒地站起身,准备离开,以
  免和别人一起干坏事——哪怕非自愿地干坏事。我对他招了招手,他
  就来到我身边……它飞驰而去!……它飞驰而去!……但是,一个飘
  忽的物体在尘土中顽强地追随着它的印迹。喊叫声突然停止;因为,
  孩子的脚碰上了一块凸出的铺路石,他摔倒时磕破了头。马车消失在
  地平线上,只剩下寂静的街道……它飞驰而去!……它飞驰而去!……
  但是,再没有一个飘忽的物体在尘土中顽强地追随它的印迹。看,那
  儿过来一个拾荒人,弯腰拿着暗淡的提灯;马车上的同类把良心加起
  来也没有他的多。他刚才拾起了孩子;你们可以相信他会治疗孩子,
  不会像父母那样抛弃他。它飞驰而去!……它飞驰而去!……但是,
  拾荒人从他站立的地方,用他那锐利的目光在尘土中顽强地追随着它
  的印迹!……愚蠢、痴呆的人类!你们会对你们这种行为后悔的。是
  我在对你们说话。你们要后悔的,滚吧!你们要后悔的。我的诗歌就
  是要用各种方法攻击人这只野兽和本不该创造出这条蛆虫的造物主。
  我在生命结束前,将堆起一卷卷的书,然而,人们在这些书中只会看
  到这唯一的思想,它永在我的意识中!
  5
  我日常散步时,每天都经过一条狭窄的街道;每天,一个10岁的
  苗条姑娘沿着这条街跟随我,恭敬地隔开一段距离,眨着好奇的、讨
  人喜欢的眼睛看着我。就年龄而言,她的身材又高又瘦。头上浓密的
  黑发分在两边,无拘无束的辫子垂落在大理石般的肩膀上。有一天,
  她照例跟随我;一个粗俗的女人用肌肉发达的胳膊抓住她的头发,如
  同旋风抓住树叶,在高傲、缄默的脸颊上狠狠打了两巴掌,把这个迷
  途的心灵带回家中。我枉然装出不在乎的样子;她从不忘记跟随我,
  她的出现变得不合时宜。当我跨过另一条街、继续我的路程时,她停
  在那条窄街的尽头,极力克制着自己,宛如沉默雕像,纹丝不动,不
  断地看着前方,直到我消失。有一次,这个姑娘在我面前和我齐步走。
  要是我加快步伐想超过她,她为了保持同样的距离就几乎跑起来;但
  是,如果我放慢脚步使她和我之间有一段相当长的路程,那她也慢下
  来,脚步中加进童年的稚趣。她来到街道的尽头,慢慢转过身子,挡
  住我的路。我来不及避开,站到了她面前。她的眼睛又肿又红。我很
  容易就看出她想和我说话却不知怎么说。她突然变得像死尸般苍白,
  问我:“你能告诉我现在几点钟吗?”我对她说我没戴表,然后飞快地
  离开了。从那天起,具有早熟、躁动的想象力的孩子,你在那条窄街
  上再没有见过那个神秘的、穿着笨重的鞋子在曲折的十字路口伤心徘
  徊的小伙子。那颗燃烧的彗星的出现不再是狂热、好奇、忧愁的主题,
  不再照亮你那失望的观测表面。你将经常,过于经常,也许是始终不
  断地想起那个似乎对现世生活的善与恶都不感兴趣的人,他无目的地
  离去,脸上死气沉沉,头发竖立,步履蹒跚,臂膀在太空那嘲讽的水
  中盲目地游动,仿佛在寻找希望的血淋淋的猎物——它被穿过空间广阔
  区域的命运用无情的暴风雪不断地摇动。你再也见不到我,我再也见
  不到你!……谁知道呢?也许这个姑娘并不是她所表现出的那种人。
  她也许在天真的外貌下掩藏着一个巨大的诡计,18年的体重和罪恶的
  魅力。我们见到过一些卖笑女郎快乐地离开不列颠群岛,越过海峡。
  她们像金色的蜂群般展开翅膀,在巴黎的灯火前盘旋。当你们看到她
  们时,你们会说:“她们还是孩子,她们不会超过10岁或12岁。”事
  实上,她们20岁了。啊,按照这种假定,真该诅咒那条阴暗街道的拐
  角!发生在那儿的事情真可怕!真可怕!我现在想,她母亲打她是因
  为她没能巧妙地从事她的职业。可能她仅仅是个孩子,那她母亲就更
  有罪。我,我不愿意相信这个猜测,它只是个假设,我更愿意在这种
  浪漫的个性中爱恋一个过早敞开的心灵……啊!姑娘,你明白了吧,
  如果我再经过那条狭窄的街道,我劝你不要重新出现在我的眼前。你
  也许要付出巨大代价!鲜血和仇恨已经像沸腾的潮水涌向我的大脑。
  我喜爱我的同类,我够宽厚了!不,不!我从诞生之日起就下定了决
  心!他们,他们不爱我!在我触摸污秽的人手之前,人们将看到世界
  坍塌,花岗石像鸬鹚般在海面浮行。缩回去……缩回去,这只手!……
  姑娘,你不是一个天使,总而言之,你将变得和其他女人一样。不,
  不,我恳求你不要重新出现在我紧皱的斜眉前。我可能会在一个失去
  理智的时刻,抓住你的双臂,像洗衣拧水似的扭曲它们,让它们像两
  根枯树枝似的发出断裂的响声,然后使用暴力让你把它们吃下去。我
  可能会以爱抚、温柔的神情用双手捧起你的头,把我贪婪的手指插入
  你无辜的脑叶中,嘴唇带着微笑取出一块灵验的脂肪,擦洗我这双由
  于永恒的失眠而疼痛的眼睛。我可能会用一根针缝住你的眼皮,使你
  无法看到世界的景象,无法找到你的道路;给你当向导的不会是我。
  我可能会用一只铁臂抬起你那处女的身体,抓住你的双腿让你像投石
  器似的绕着我旋转,集中我的气力画出最后一个圆周,然后把你抛向
  城墙。每一滴血都将溅到一个人的胸脯上,以便恫吓人类,在他们面
  前放上证明我恶毒的例子。他们将不停地撕碎自己身上的衣服和皮肉;
  但是,血滴无法除去,还在同一个位置上像钻石般发光。你放心吧,
  我将命令半打仆人保护你那尊贵的残骸,防止被贪婪的饿狗吃掉。也
  许,尸体像一只熟透的梨似的还贴在墙上,没落到地上;但是,如果
  人们不留神,这些狗就会高高地跳起来。
  6
  这个孩子多可爱!他坐在杜伊勒利宫花园的长椅上,大胆的目光
  射向远方空中某个看不见的物体。他大概不超过8岁,然而,却不像
  常见的那样贪玩。至少,他不应该这么孤单,而应该欢笑着和同学一
  起闲逛;但这不是他的性格。
  这个孩子多可爱!他坐在杜伊勒利宫花园的长椅上。一个男人心
  怀鬼胎,举止暧昧,过来坐在同一条长椅上,坐在他身旁。这是谁?
  我没必要告诉你们;因为,你们将通过他那拐弯抹角的言辞认出他。
  让我们听他们交谈,别打扰他们:
  “孩子,你在想什么?”
  “我在想天堂。”
  “你想天堂这没必要,想人间就足够了。你才刚刚出生,是不是
  已经活腻了?”
  “不,可人人都喜欢天堂胜过人间。”
  “噢,我就不是。因为,既然天堂和人间都由上帝创造,你肯定
  会在天堂遇到和在尘世一样的苦恼。你死后,不会按功领赏;因为,
  如果人们在这个世界上对你不公正(你的经验以后会证明这点),那没
  有理由在另一个世界上就对你公正。你最应该做的,不是想着上帝,
  而是自己为自己主持正义,因为人们拒绝把它给你。如果你的一个同
  学冒犯了你,你难道不高兴杀死他?”
  “可这是被禁止的。”
  “这并不像你以为的那样被禁止。关键只在于不要被人捉住。法
  律提供的公正一钱不值,重要的是被冒犯者对法律的解释。如果你讨
  厌一个同学,想到他每时每刻都浮现在你眼前,你难道不痛苦?”
  “这是真的。”
  “那么,现在有个同学使你一生都不幸;因为,尽管他看到你只
  是被动的恨他,他却依然继续嘲弄你,给你造成痛苦却未受惩罚。因
  此,只有一个方法来结束这种局面:清除自己的敌人。这就是我最终
  要说的,以便让你明白当前的社会建立在什么基础之上。人人都应该
  自己报仇,否则他只是一个傻瓜。最狡猾、最强壮的人才能战胜自己
  的同类。你难道不想有一天统治你的同类?”
  “对,对。”
  “那就当最强壮、最狡猾的人吧。你还太年轻,不可能最强壮;
  但是,你从今天起就可以使用诡计,它是天才人物最美的工具。牧羊
  人大卫用投石器射出一块飞石击中巨人歌利亚的前额,他仅仅是靠诡
  计才战胜了对手;相反,如果他们拦腰相抱,巨人会把他像苍蝇般压
  扁,这难道不令人赞叹?你也一样。公开宣战,你永远不能战胜人类,
  你却想把自己的意志强加给他们;但是,采用计谋,你一人就可以同
  所有人作斗争。你想得到财富、荣誉和美丽的宫殿吗?或者,当你对
  我表明这些高尚的抱负时是在骗我?”
  “不,不,我没骗你。可是,我想用其他方法得到我想要的东西。”
  “那你什么也得不到。纯洁、憨厚的方法毫无用处。应该在工作
  中采取更有力的手段、更巧妙的策略。在你靠美德出名并达到目的之
  前,100歌其他人将有时间从你的背上翻过去,抢先来到路程的终点,
  你那些狭隘的思想在那儿将找不到位置。必须懂得更宽广地拥抱现时
  的地平线。例如,你难道从未听人讲起过胜利带来的巨大荣耀?然而,
  胜利不会自己走来。必须洒下鲜血,大量的鲜血才能孕育胜利,才能
  把它放到征服者的脚下。没有你在平原上看见的那些散乱的尸骨和肢
  体——那儿发生过明智的屠杀,就没有战争,而没有战争就没有胜利。
  你看,想出名,就必须高高兴兴地跳进炮灰形成的血河。目的宽恕方
  式。想出名,第一件事是要有钱。然而,你却没钱,所以就必须通过
  谋杀来赚取;但是,你不够有力,不能使用匕首,所以就当小偷吧,
  一直当到你的四肢变得强壮。为了让它们更快地粗壮起来,我建议你
  一天做两次体操,早上一小时,晚上一小时。这样,你不必等到20岁,
  15岁就可以尝试犯罪,并会获得某种成功。对荣誉的爱恋宽恕一切。
  也许,当你以后成为那些同类的主宰时,你给他们带来的好处和你起
  初给他们造成的痛苦几乎一样多!……”
  马尔多罗发觉,热血在他那个年轻交谈者的大脑中沸腾:他鼻孔
  扩张,嘴唇吐出轻微的白沫。他给孩子按脉;脉搏急促。娇嫩的身体
  在发烧。他对他那些话的后果感到担忧;这个无赖溜掉了,他因未能
  更长久地和这个孩子交谈而感到气恼。成年人控制激情尚且如此困难,
  何况一个摇摆于善恶之间、毫无经验的孩子!相对来说,他难道不需
  要更多的毅力吗?孩子卧床躺了三天。愿母亲的爱抚把平静带给这朵
  敏感的鲜花——美好灵魂的脆弱外壳!
  7
  那边,鲜花环绕的树丛中躺着阴阳人,他昏睡在草地上,浸泡在
  泪水中。月亮从云中露出圆轮,苍白的光线抚摩着少年柔嫩的脸庞。
  他的容貌显出男性的力量,同时又有天女的典雅。他身上的一切似乎
  都不自然,甚至连肌肉都不自然,这些肌肉穿过女性体型那和谐的轮
  廓开出了一条通道。他把一只胳膊弯过来,放在前额上,另一只手压
  住胸口,仿佛要抑制心脏的跳动,这个心脏担负着永恒秘密的重荷,
  无法理解任何一种隐情。他对生活感到厌倦,对行走在人群中感到羞
  耻——这些人和他不相象,绝望占据了他的灵魂,他像山谷中的乞丐一
  样孤独地游荡。他怎样谋生呢?他没料到有人在监视他,一些仁慈的
  心灵密切关注着他,不会抛弃他:他多么善良!他多么随和!有时他
  自愿地和一些性情敏感的人交谈,但保持着距离,不碰他们的手,担
  心发生想象的危险。如果有人问他为什么要把孤独当作伴侣,他便向
  天上抬起眼睛,勉强忍住责备上帝的泪水;但是,他不回答,这个唐
  突的问题在他那眼睑的白雪上撒下清晨的红玫瑰。如果谈话持续下去,
  他就变得不安,似乎为了逃脱一个无形仇敌的追捕而把眼睛转向四面
  的地平线,突然挥手告别,展开苏醒的廉耻心的翅膀离去,消失在树
  林中。人们一般都把他当成疯子。一天,四个蒙面人奉命向他扑去,
  紧紧地捆住他,只剩两腿还能动弹。他们用粗糙的皮鞭抽打在他的背
  上,要他即刻走上通往比塞特收容所的道路。他一边挨打,一边微笑,
  并对他们谈起许多他研究过的、对还没跨过青春门槛的人大有教益的
  人文科学,谈起人类的命运,完全公开了他心灵中诗一般的高贵,他
  的话语充满情感,充满智慧,看守们因自己犯下的罪行而大惊失色,
  松开他折断的臂膀,跪倒在他的脚下,请求饶恕并获恩准,然后带着
  人类身上平日罕见的崇敬神情离去。自从这次人们经常谈论的事件以
  后,人人都猜到了他的秘密,但为了不增加他的痛苦而装出不知道的
  样子。政府给了他一份体面的抚恤金,想让他忘掉人们曾经企图不预
  检就把他强行关入疯人院。他只花一半的钱,余下来的送给穷人。当
  他看见一男一女在梧桐小路上散步时,便感到自己的身体从下到上裂
  成两半,每个新的部分要去搂抱一个散步人;但这只是一种幻觉,理
  智马上就夺回了它的帝国。所以,他既不出现在男人中,也不出现在
  女人中;因为,他那过度的、产生于他只不过是个魔鬼这个念头中的
  廉耻,阻止他把自己火热的善意送给任何人。他认为这是亵渎自己,
  他认为这是亵渎别人。他的骄傲向他反复述说这句格言:“人皆居于天
  性。”我谈到他的骄傲,这是因为他害怕如果把自己的生活和一个男人
  或一个女人结合在一起,别人早晚会指责他,会认为他身体构造的形
  态是一个巨大的缺陷。他被这种大逆不道的、仅仅来自他自己的假设
  所伤害,便以自尊心为掩护坚持孤独地待在痛苦中,没有安慰。那边,
  鲜花环绕的树丛中躺着阴阳人,他昏睡在草地上,浸泡在泪水中。小
  鸟儿醒来,透过树木的枝叶出神地凝视这张忧郁的脸庞,夜莺不愿唱
  起它那水晶的咏叹调。不幸的阴阳人在这儿过夜,树林变得像坟墓一
  样庄严。啊,迷途的旅人,你的冒险精神使你在最初的童年便离开父
  母;干渴在沙漠中给你造成痛苦;你在被驱逐到异邦长期流浪之后,
  也许在寻找你的祖国;你的听差——你的忠实朋友和你一起承受了流亡,
  承受了你那流浪者的性情使你穿越的恶劣气候;这些在遥远的土地上、
  在未勘探的大海上、在极地的浮冰中、或是在烈日的威力下的旅行给
  人以尊严;你那好似颤抖的微风般的手不要触摸这些垂落在地上、混
  杂在绿草中的卷发。离开几步吧,这样你的表现会更好。这些头发是
  神圣的;这是阴阳人自己的愿望。他不愿让人的嘴唇以宗教方式亲吻
  他那山峦的气息使之芬芳的头发,亲吻那此时如同天宇中的星辰般闪
  光的前额。但是,最好相信,真有一颗星星离开轨道,穿过空间,落
  在这个威严的额头上,钻石的星辉好像光轮将它环绕。夜晚用手指拨
  开他的忧愁,披上全部的魅力来庆祝他的睡眠,这个廉耻的化身,这
  个纯洁天使的完美形象:昆虫的鸣叫变得难以觉察。树木垂下茂密的
  枝叶,为他遮挡露水,微风弹起悦耳的琴弦,穿过宇宙的沉寂,把喜
  悦的和声送向他低垂的眼睑;他的眼睑一动不动,以为在聆听有节奏
  的、空中世界的音乐会。他梦见自己幸福,梦见他的身体改变了性质,
  或者,至少,梦见他在一朵紫红色的云彩上飞行,飞向另一个星球,
  那儿居住着和他天性相同的生物。唉!愿他的幻觉一直延续到晨曦苏
  醒的时候!他梦见鲜花好似发了疯的巨大花环围绕着他跳舞,甜美的
  芳香浸透了他,此时,他则躺在一个美貌非凡的人的怀抱中,唱着一
  支爱情的赞歌。但是,他手臂缠绕的只不过是黄昏的雾气,当他醒来
  时,他的手臂就会松开。阴阳人,不要醒来;我求你,不要醒来。为
  什么你不愿意相信我。睡吧……永远地睡吧。我允许你挺起胸膛,追
  随幸福的空想;但是,不要睁开你的眼睛。啊!不要睁开你的眼睛!
  我想就这样离开你,以免看见你苏醒。也许有一天,我会借助一本厚
  书,在动人的篇章中讲述你的故事,并因其中包含的事物以及其中得
  出的教训而感到恐惧。直到现在,我没能做这件事儿,因为,每次我
  想做,大量泪水便滴到纸上,我的手指便颤抖,而我并不老。但是,
  我希望最终会有这种勇气。我的神经并不比一个女人的更坚强,每次
  我一想到你那巨大的不幸,便像一个小姑娘般昏迷过去,对此我感到
  愤慨。睡吧……永远地睡吧。但是,不要睁开你的眼睛!啊!不要睁
  开你的眼睛。永别了,阴阳人!我将每天都不忘记为你而向上天祈祷
  (如果是为我,我才不祈祷呢)。愿你心中充满安宁。
  8
  当一个具有高音歌喉的女人发出颤颤悠悠、富有旋律的音符时,
  我听到这种人体的和谐,眼中便充满潜伏的火苗,射出痛苦的光芒,
  耳中似乎回荡起炮鸣般的警钟。这种深深地厌恶和人相关的一切的情
  感是从哪儿来的?如果和声从乐器的纤维中飞出,我会怀着快感倾听
  那些珍珠般的、有节奏地穿过大气的柔波而消逝的音符。感知仅仅传
  给我的听觉一个淡薄的印象,它使神经和思想溶解开来;一种难以形
  容的昏沉用神奇的罂粟裹住了我那有效的辨别力和活跃的想象力,好
  似一块纱布过滤光线。据说,我诞生在耳聋的怀抱!在童年的最初时
  期,我听不见人们对我说的话。当人们费尽气力终于教会我说话时,
  我只是在看了别人写在纸上的字,才能表达自己的思路。有一天,不
  吉祥的一天,我长得又漂亮又纯洁,人人都赞美圣童的智慧和善良。
  许多人看见那个清秀的、安放着灵魂宝座的容貌,良心便会羞红。人
  们怀着崇敬靠近他,因为他们在他眼中觉察到天使的目光。啊,不,
  我深知童年的幸福玫瑰不会永久地开花,它们被编织成变幻无常的花
  冠戴在他那谦和、高贵、所有母亲都狂吻的额头上。我开始感到,宇
  宙以及它那布满毫无表情、惹人恼火的星辰的穹苍,也许不像我以前
  梦想的那样伟大。好吧,有一天,我对脚踏尘世旅行的崎岖小路、像
  醉鬼般踉踉跄跄地穿越人生的阴暗墓穴感到厌倦,便缓慢地向天穹的
  凹面抬起我那忧郁的、带有巨大蓝圈的双眼,我如此年轻却敢于探究
  天国的奥秘!我没有发现我寻找的东西,于是就更高、更高地抬起我
  那惶恐的眼皮,终于看到一个由人粪和黄金制造的御座,那个自封的
  造物主端坐在上面,心怀愚蠢的骄傲,身披用医院中未洗的床单做成
  的裹尸布。他手上拿着一个死人的腐烂躯体,依次将它从眼前送到鼻
  下,又从鼻下送到嘴中;一到嘴中,人们可以猜出他要做什么。他的
  双脚浸泡在一个宽阔、沸腾的血池中,血池表面突然浮起两三颗谨慎
  的人头,又立即以飞箭的速度沉下去,好似绦虫穿过便壶中的物体:
  众所周知,照鼻梁猛踢一脚,便是对违抗规章制度的奖赏,这种违抗
  是因为需要在另一个环境呼吸;说到底,这些人并不是鱼!他们最多
  只不过是在这种污秽的液体中潜游的两栖动物……当造物主两手空空
  时,便用前两个脚爪像钳子般夹起一个潜水员的脖子,把他举到空中,
  让他离开淡红的淤泥——鲜美的调味汁!他把这家伙像别人一样干掉。
  他首先吃头,然后是大腿和胳膊,最后是躯干,直到一无所剩;因为,
  他连骨头都要嚼烂。他在他那永恒的其他时间里就这样继续下去。有
  时,他喊道:“我创造了你们,因此我有权随意处置你们。你们没有冒
  犯我,我不否认这一点。我让你们痛苦,这是因为我高兴。”然后,他
  又重新吃那顿残忍的饭,掀动着下颌,下颌又带动了满是脑浆的胡须。
  啊,读者,最后这个细节没让你的嘴巴流口水吗?谁想要这种一刻钟
  前在“鱼湖”中钓到的、如此可口、如此新鲜的脑浆,谁就不要吃饭。
  我四肢瘫痪,嗓门无声,观看了一会儿这出表演。有三次,我像一个
  受到过分强烈震动的人似的几乎仰面翻倒;有三次,我终于站稳了脚
  跟。我身上的纤维没有一根不动,我像火山内部的岩浆一样颤抖。最
  后,我无法快速呼出带来生命的空气,胸口沉闷,嘴唇半开,终于发
  出一声呐喊……一声如此凄厉的呐喊……以至于我听到了它!我耳中
  的镣铐突然解除,鼓膜在这团用力排出身外的发声气体的冲击下产生
  巨响,被自然判刑的器官中出现了新现象。我刚才听见声音了!第五
  感官在我身上复活了!但是,我从这一发现中能得到什么乐趣呢?从
  此,人声传到我耳中,只带来痛苦的情感——对不公正感到可悲。当有
  人对我说话时,我就想起曾有一天在可见星球之外看到的一切,我那
  压抑的情感转变成猛烈的吼叫,音色和我的同类一模一样!我不能回
  答他;因为,在那个可恶的红海中对人类的软弱施加的酷刑犹如被剥
  了皮的大象咆哮着从我的额前经过,用火的翅膀剃去了我那烧焦的头
  发。以后,当我更加了解人类时,这种可悲的情感中又加上了对这只
  老虎后母的强烈气愤,它那些凶恶的子女只会咒骂和作恶。大胆的谎
  言!他们声称他们身上的恶只是例外的情况!……现在,这早就结束
  了,我早就不和任何人说话了。啊,无论你们是谁,当你们在我身边
  时,你们的声带不要让任何调逃出,你们那不动的喉咙不要竭力超过
  夜莺,而你们自己则千万不要试图借助语言来让我了解你们的心灵。
  保持肃静吧,什么也不要打破它;谦恭地把你们的双手合在胸口上,
  向下闭住你们的眼皮。我对你们说过,自从视觉让我认识了至高无上
  的真理,恶梦日日夜夜都来贪婪地吮吸我的咽喉,我在那个地狱般的
  时刻里感受到的痛苦不断地用回忆来追逐我,我甚至在思想中也没有
  勇气让它重现。啊!当你们听见雪崩从冰冷的山巅落下、听见母狮在
  干旱的沙漠中因失去幼仔而呻吟、听见风暴履行它的天职、听见狱中
  的囚犯在上断头台的前夜吼叫、听见凶残的章鱼向大海的波浪讲述它
  对游泳者和溺水者的胜利时,说说看,难道这些庄严的声音不比人类
  的傻笑更美吗!
  9
  有一只昆虫,人们花钱喂养它。他们丝毫不欠它;但是,他们却
  怕它。这家伙不爱饮酒,却好喝血,如果人们不满足它的正当需要,
  它就可以通过一种玄秘力量,变得和大象一样粗壮,把人们像麦穗般
  压碎。以后,应该看看人们怎样尊重它,怎样以狗的崇敬关心它,怎
  样把它放在天地间一切动物之上来赏识它。人们把头给它当宝座,而
  它则庄重地把爪子挂在发根上。以后,当它长肥、上了年纪时,人们
  便模仿一个古老民族的习俗杀死它,不让它感到晚年的苦痛。人们为
  它举行宏伟的葬礼,像是为了一个英雄,显要的公民把棺材扛在肩上,
  径直走向坟墓的顶盖。在湿润的、被掘墓人用他那把具有远见的铁锹
  翻动的土地上,人们组合起多彩的词句,谈到灵魂的不朽,谈到生命
  的虚无,谈到上帝那无法解释的意志,大理石永远地掩埋了这个终日
  勤劳的生命,它成为一具尸体。人群散去,夜晚立即用它的阴影覆盖
  了墓地的围墙。
  但是,人类,你们不要因痛苦地失去了它而悲伤。看,它慷慨地
  满足了你们:它的无数子女在向前进,这些蛮横、可爱的小家伙的出
  现,似乎缓和了你们的绝望,减轻了你们的痛苦,它们将来会成为出
  色的、用非凡的美丽打扮的虱子——具有圣贤风度的妖魔。它曾在你们
  的头发上用慈母的翅膀孵化过好几打心爱的虫卵,这些外来居民将拼
  命地吸干你们的头发。这个时刻迅速来临,虫卵裂开了。你们什么也
  不要担心,这些哲学少年穿过短暂的一生立即长大。它们将长得非常
  大,将让你们感觉到它们的爪子和吸盘。
  你们这些人不知道为什么它们不吞噬你们的头骨,而仅限于用它
  们的吸泵汲取你们那血液中的精华。等一下,我来告诉你们;这是因
  为它们没有这种气力。你们可以确信,如果它们的下颚尺寸和它们的
  无限心愿相符合,你们的脑浆、视膜、脊柱、全身都会被吃掉,犹如
  一滴水。你们到街上的年轻乞丐上用显微镜观察一只正在工作的虱子
  吧,你们会赞不绝口的。可惜这些留着长发的强盗个子太小。它们不
  适合应征入伍;因为,它们没有法律要求的必不可少的身材。它们属
  于短腿小人国,而盲人却毫不犹豫地把它们归入微生物。那只和虱子
  交战的抹香鲸,该它倒霉,它尽管身材高大,眨眼间就会被吃掉。它
  将剩不下尾巴,无法去发布新闻。大象让人抚摸,虱子却不让。我不
  建议你们进行这种危险的试验。如果你们手上长毛,或者仅仅由骨肉
  构成,那就当心点儿。你们的手指完蛋了。它们劈啪作响,如同遭受
  酷刑。皮肤被奇异的魔法剥去。虱子没有能力犯下同它们的想象力所
  酝酿的一样多的罪行。如果你们在路上发现一只虱子,那就继续赶路
  吧,别用舌头去舔它的乳头。这可能会给你们造成事故。这类事儿曾
  发生过。啊,人类,这不要紧,我对它给你们造成的痛苦的数量已经
  满意;不过,我希望它给你们造成更多的痛苦。
  你们对这个神明的崇拜已经腐烂,你们将把这种崇拜保持到什么
  时候?你们向它祈祷,并且为了赎罪而献上丰盛的祭品,它却对此无
  动于衷。看吧,这个丑陋的大亨,你们用花环虔诚地装饰了祭坛,洒
  下大盆大盆的鲜血和脑浆,它却对此毫不感激。它毫不感激……因为,
  自从事物的开端,地震和风暴就一直在继续肆虐猖獗。然而,这是值
  得观看的场景,它越是显得冷漠,你们就越是佩服它。显然,你们在
  提防它那些掩藏起来的能力;你们的推理建立在下述思考之上:只有
  最强大的神明才会如此轻蔑地对待那些信仰它那种宗教的信徒。因此,
  每个国家存在着不同的神明,这儿是鳄鱼,那儿是妓女;但是,一涉
  及到虱子这个神圣的名字,世界全国人民都吻着他们那奴隶的锁链,
  一起跪倒在庄严的教堂广场上,跪倒在安放着这个丑陋、嗜血的偶像
  的台座前。那个不顺从自己的爬行本能、装出反叛的样子的民族迟早
  会像秋叶般从地球上消失,被无情神明的复仇所歼灭。
  啊,虱子,收缩的瞳孔,只要江河还将流水倒入大海的深渊,只
  要星辰还在轨道上运行,只要沉寂的真空还无边无际,只要人类还用
  殊死的战争撕开自己的胸膛,只要神圣的正义还向这个自私的星球投
  下复仇的闪电,只要人类还不承认、还蔑视、嘲弄自己的创造者——这
  并非无理,你对宇宙的统治就有保障,你那王朝的链环就会从一个世
  纪延伸到另一个世纪。我向你致敬,初生的太阳,天上的救星,你是
  人类的隐形仇敌。你要不断地让肮脏这个女人在淫秽的拥抱中和人类
  结合在一起,让她发誓——誓言不要写在粉末中,她将永远是人类的忠
  实情妇。你要不时地亲吻这个高贵荡妇的长裙,纪念她必然向你提供
  的重要援助。如果她没用猥亵的乳房引诱人类,你很可能就不存在了,
  你是这种合理、持久的交配的产物。啊,肮脏之子!告诉你母亲,如
  果她放弃人类的床铺,孑然一身、无依无靠地走上孤独的道路,那她
  将看到这会影响她的生活。愿她那些在芳香的内壁中怀了你九个月的
  肠子,一想到它们那嫩弱的婴儿因此而要碰到的危险便翻腾一阵子;
  这个婴儿曾经如此可爱、安静,但现在已经变得冷酷、凶恶。肮脏,
  帝国的皇后,你那贪婪的后代肌肉正在逐渐地增长,让这种景象保留
  在我这仇恨的眼睛中吧。你知道,你只要更紧地靠在人类的肋骨上就
  可以达到这个目的。这你可以做到,这不伤害风化,因为,你们早就
  结婚了。
  至于我,如果允许我给这支赞歌加几句话,我要说我让人修筑了
  一个矿坑,面积40平方法里,并有相当的深度。那儿掩藏着有生命的
  虱矿,纯洁而邪恶。矿藏填满坑底,宽阔、稠密的矿脉向各个方向蜿
  蜒伸展。我以下述方式建立了这座人工矿藏。我从人类的头发上揪出
  一只母虱。人们看见我和它连睡了三个晚上,然后我把它扔进矿坑。
  人体授精在其他相同场合不会有任何结果,但这次却必然成功。几天
  以后,成千上万的怪物诞生在阳光下,麇集在质地坚密的纽结中。经
  过一段时间,这个丑陋的纽结变得越来越大,并获得水银的液体性质,
  分成几个支叉。每当我没有扔给它们一个刚刚出世的、母亲希望他死
  的私生子或者一条我在夜晚从某个被氯仿麻醉的姑娘身上砍下的胳膊
  作为食物时,它们便互相吞食来汲取养料,现在便是如此(出生率高
  于死亡率)。每隔15年,人类身上的虱子便显著地放慢了繁殖速度,
  它们自己预见到了彻底灭亡之日的必然来临。因为,人类比他们的仇
  敌更聪明,终将战胜仇敌。此时,我就用一把恶毒的、使我增加力量
  的铁锹从这个取之不尽的矿藏中铲出像山峰般巨大的虱块,用斧子砍
  碎,在深夜里运送到城镇的交通要道上。它们在那儿接触到人的体温,
  溶解开来,变成在曲折的地下矿道中的最初形态,在沙砾中挖出一条
  河床,化成小溪,流入住家,犹如害人的精灵。看家狗低沉的吠叫,
  因为它感到大群陌生的生物穿过墙上的孔隙,把恐怖带到睡眠的床头。
  也许,你们在一生中至少听见过一次这种痛苦的长嚎。它那无能为力
  的眼睛企图看透夜晚的黑暗;因为,它那狗的大脑弄不明白这件事。
  这种嘈杂声激怒了它,它感到自己被出卖了。千百万敌人就这样像蝗
  虫组成的乌云般袭击每一座城市。这要持续15年。它们将向人类开战,
  给他们造成灼痛的伤口。过了这段时间,我将派遣另外的虱子。当我
  捣碎这些有生命的材料块时,一个碎片有可能比另一个更稠密。这些
  原子做出疯狂的努力来分裂它们的结块,以便去折磨人类;但是,凝
  聚力却牢不可破。它们最后的痉挛产生出巨大的力量,石块因无法摆
  脱它的生命法则而像被火药推动似的自己跳到高空,然后再落下来,
  深深地陷入地下。有时,喜欢幻想的农夫发现一颗陨石垂直地劈开天
  空,落到一片玉米地上。他不知道石块是从哪儿来的。你们现在有了
  关于这一现象的简短、清晰的说明。
  如果虱子覆盖地球如同沙砾覆盖海滨,那人类将为可怕的痛苦所
  折磨,将会被歼灭。这是什么样的景象!我将展开天使的翅膀,停在
  空中观望。
  10
  啊,严谨的数学,自从你们那比蜜还甜的深奥课程像凉爽的波浪
  滋润我的心田之后,我没有忘记你们。我在摇篮中就本能地渴望畅饮
  你们那比太阳还古老的泉水,我现在仍然行走在你们那庄严庙宇的神
  圣广场上,我是你们最忠实的信徒。我的精神曾有些模糊,曾被一种
  我说不上来的、好似浓烟的东西笼罩;但是,我懂得一步步地攀登阶
  梯,走向你们的祭坛,你们驱散了迷雾,仿佛风儿赶走海燕。你们建
  立了极端的沙漠、完美的谨慎和无情的逻辑。我依靠你们滋补的乳汁,
  智力迅速发展,达到无边无际的程度,处在迷人的清晰中,这是你们
  慷慨地赠给那些真诚喜爱的你们的人的礼物。算术、代数、几何,宏
  伟的三位一体!光明的三角!不认识你们的人是疯子,应处以最重的
  刑罚;因为,他的无知无虑是出于盲目的轻蔑。但是,认识你们、欣
  赏你们的人则不再想要地球上的任何财富,满足于你们那神奇的乐趣,
  只想乘着你们那忧郁的翅膀轻快地起飞,画出上升的螺线,飞向球形
  的天宇。对他来说,大地只是精神的假象和幻影;但是,你们,啊,
  简洁的数学,你们那顽强的命题严密连贯,你们那钢铁的法则永恒不
  变,你们让这种至高无上的、人们在宇宙秩序中发现了印迹的真理放
  射出耀眼的强烈光芒。不过,毕达哥拉斯的朋友,那个环绕着你们的、
  由正方形的完美规律性所特别体现的秩序却更为强大;因为,万能的
  上帝和他的特性完全暴露在这个值得纪念的工作中,它使你们那些定
  理的宝藏和华丽的光辉离开了混沌的肺腑。从古代到现代,不止一个
  人类天才的伟大想象力因注视你们那描绘在灼热纸张上的象征面孔而
  感到恐惧,庸俗的外行不明白,这些神秘符号都具有潜在的生命和气
  息,是永恒的公理和象形文字的明显启示,在宇宙之前就已存在,在
  宇宙之后仍将保留。这个想象力向一个必然的问号形成的悬崖弯下身
  子,奇怪数学怎么能包容这么多令人生畏的伟大和这么多无可置疑的
  真理,而如果将它们和人类相比,后者身上只能找到虚伪的骄傲和谎
  言。此时,这个具有高等精神的人听从了你们那些高贵、亲切的建议,
  更加感到人类无比地渺小和疯狂,他悲伤地把白发苍苍的头伏在干瘪
  的手上,陷入超自然的沉思。他向你们弯下双膝,怀着崇敬向你们神
  圣的面孔致意,仿佛面对的是万能的上帝本人的形象。我童年时,你
  们出现在我的面前,那是一个月光下、绿草地上、清澈溪水旁的5月
  之夜。你们三人同样地典雅,同样地纯洁,你们三人都像皇后般满身
  的肃穆。你们向我迈近几步,长裙像雾气般飘荡,你们把我当成圣子,
  引向你们高傲的乳房。于是,我赶紧跑出去,抽搐的双手放在你们雪
  白的胸脯上。我感谢你们用丰富的甘露哺育了我,我感到人性在我身
  上生长,变得更为美好。从此时起,啊,敌对的女神,我没抛弃过你
  们。从此时起,多少生气勃勃的计划,多少我以为像镌刻在大理石上
  似的铭刻在我心页上的同情,都渐渐地从我那觉醒的理智中擦去了它
  们的轮廓线,如同新生的黎明抹去夜晚的黑暗!从此时起,我见过死
  亡,就是肉眼也能看出它企图向坟墓移民,企图毁坏人血灌溉的战场,
  在阴郁的尸骨上种植清晨的花卉。从此时起,我目睹了我们这个星球
  的各次革命;我不动声色地观看过地震,观看过喷射炽热岩浆的火山,
  观看过沙漠的热风已经暴雨中的沉船。从此时起,我看见过好几代人
  在早上向天空抬起他们的翅膀和眼睛,充满快乐好似没有经验的、欢
  呼最后一次变态的蚕蛹,却在晚上太阳落山前死去,脑袋低垂仿佛在
  哀怨的风声中摇摆的枯花。但是,你们,你们总是老样子,毫无变化,
  没有一丝臭气掠过你们那同一性的陡峭岩石和宽广山谷。你们那些朴
  素的金字塔的延续时间将长于埃及金字塔——愚蠢和奴隶修建的蚁窝。
  站立在时光废墟上的世界末日仍能在万能的上帝那复仇的右手边上看
  到你们那些难解的数字、简洁的方程以及具有雕塑美的线条,而星辰
  则像龙卷风般绝望地隐入一个可怕、永恒的宇宙之夜,而怪模怪样的
  人类则思考着怎样在最后的审判中算帐。谢谢你们帮了我无数次忙。
  谢谢你们用奇特的品质丰富了我的智慧。没有你们,我在和人类的斗
  争中也许已经失败。没有你们,他们可能会让我在沙土上打滚,亲吻
  他们脚上的灰尘。没有你们,他们可能会用阴险的爪子在我的皮肉上
  开沟耕耘。但是,我像富有经验的竞技者一样严阵以待。你们给了我
  冷漠,它来自你们那崇高而没有热情的观念。我用它来轻蔑地拒绝我
  这短暂旅行中瞬间的享乐,把我同类那些令人喜悦的虚伪馈赠扔到门
  外。你们给了我顽强的谨慎,它在你们那令人赞叹的分析、综合、演
  绎方法的每一步骤中都可辨认出来。我用它来转移我那些死敌的害人
  诡计,由我来敏捷地攻击他们,把锋利的匕首插进人类的内脏,它将
  永远深陷在他们身上;因为,这是一个让他们不能重新站起来的伤口。
  你们给了我逻辑,它似乎是你们那些充满智慧的教诲的灵魂,它的三
  段论使复杂的迷宫变得容易理解,我的智力感到勇气倍增。我在这个
  可怕的助手帮助下,游向浅滩,停在仇恨的暗礁前,发现了人类身上
  那漆黑、丑陋的恶意,它正蹲在毒气中欣赏着自己的肚脐。我第一个
  在他们那内脏的黑暗中发现了这个不祥的缺陷——恶!恶在他们身上多
  于善。我使用你们给我的这件毒器,把造物主从人类的怯懦修建的台
  座上打落!他咬牙切齿地忍受了这种耻辱;因为,他的对手是一个比
  他更坚强的人。但是,我为了降低飞行高度,将他像一团线头般扔在
  一边……思想家笛卡尔曾有一次这样思考:你们身上没有建起任何坚
  固的东西。这真是一个让人明白下述事实的巧妙方法:前人不可能当
  即发现你们不可估量的价值。事实上,什么能比前面提到的那三种主
  要性质更坚固呢?它们缠绕在一起,形成单一的花冠,升上你们那巨
  大建筑的庄严顶端。你们那些钻石矿藏中的日常发现和你们那些辉煌
  领域中的科学探索使这座纪念碑不断增高。啊,神圣的数学,但愿你
  们和我永久地交往,安慰我剩余的日子,使我不再为人类的恶毒和宇
  宙大帝的不公正而痛苦!
  11
  “啊,银嘴油灯,你在空中陪伴着大教堂的拱顶,我的眼睛发现
  了你,探寻着你悬挂在那儿的原因。有人说,你的光亮在夜晚照耀那
  群来崇拜万能上帝的家伙,给忏悔者指明通往祭坛的道路。听吧,这
  很可能;但是……你丝毫不欠他们,你需要帮他们这种忙吗?让教堂
  的立柱沉浸在黑暗中吧。当一阵风暴把魔鬼卷入空中旋转、又把他刮
  进圣地散布恐惧时,你不要英勇地和魔王的腥风作斗争,而要在他那
  狂热的气息下突然熄灭,以便他能够偷偷摸摸地在下跪的信徒中选择
  他的牺牲品。如果你这样做,你就可以说我的幸福全部归功于你。当
  你像现在这样发亮、像现在这样放射出模糊然而充足的光芒时,我不
  敢投身于我的性格向我提示的行动中,只好呆在神圣的廊柱下,透过
  半开的大门看着那些人在天主的怀抱里躲过我的复仇。啊,富有诗意
  的油灯!如果你理解我,你将是我的朋友。夜间,当我的双脚在教堂
  的玄武岩上行走时,为什么你那种闪耀的方式让我感到奇怪?我得承
  认这一点。你的光线带有电光的白色调,眼睛无法注视你。你燃起强
  烈的火苗,照亮了造物主的狗窝中最微小的细部,仿佛你被一种神圣
  的愤怒所折磨。当我亵渎完神明离去时,你确信完成了一个正义的举
  动,重新变得谦虚、暗淡、不为人注意。告诉我一点吧,是不是因为
  你了解我心灵的曲折,所以当我偶然出现在你守夜的地方时,你才急
  忙指明我带来的危险,把崇拜者的注意力引向人类的仇敌刚刚露面的
  那一侧?我倾向于这个意见;因为,我也开始了解你了。我知道你是
  谁,老巫婆,你这么认真地守护着神圣的教堂,你那个好奇的主子在
  这儿像一个公鸡的肉冠般神气活现地走动。警觉的看守,你给自己找
  了个发疯的差事。我告诉你,你下次再增强磷光把我指给我那些谨慎
  的同类,那我就要抓住你胸口的皮肤,用爪子钩住你那长癣的脖子上
  的焦痂,把你扔进塞纳河,因为我不喜欢这种任何物理书中都没提及
  的光学现象。在那儿,我允许你闪耀,只要让我愉快就行;在那儿,
  你将以无法抑制的微笑来嘲弄我;在那儿,你将看到你的油丧失犯罪
  能力,你会辛酸地把它排泄出来。”马尔多罗这样说完,仍未走出教堂,
  眼睛还盯着圣地的油灯……他以为在这盏灯的举止中看到了一种挑
  衅,它那不合时宜的介入极度地激怒了他。他想,如果某个灵魂被禁
  锢在这盏灯中,那它未免太怯懦,不敢直率地反击一次正大光明的进
  攻。他徒劳地挥动着健壮的胳膊,希望灯能变成人;他下决心要让这
  个人度上一段艰难的时光。但是,灯变成人,这不合情理。他仍不甘
  心,就到破塔前的广场上找了一块薄边扁石。他把石块用力扔到空
  中……链条被从中切断,如同青草被镰刀割下,礼拜的工具掉到地上,
  灯油溅满石板……他抓起油灯,想把它拿到外面,但它却反抗,变大。
  他似乎看见它的两侧长出翅膀,顶部显出一个天使的上身形态。整个
  油灯企图飞向空中,但被他的手紧紧抓住。一盏油灯和一个天使形成
  同一个身体,这可不常见。他认出油灯的形态,他认出天使的形态;
  但是,他不能在头脑中将它们分开;因为,事实上,两个形态相互渗
  透,组成一个独立、自由的身体;然而,他以为是云雾遮住了他的眼
  睛,使他丧失了敏锐的视力。不过,他勇敢地准备斗争,因为他的对
  手并没害怕。那些天真的人向愿意相信他们的人讲述,神圣的大门转
  动着悲伤的合页自动关闭,以使任何人都不能观看这场亵渎宗教的斗
  争,它的高潮即将在这个遭到侵犯的圣殿大厅中展开。那个身披斗篷
  的人,当他被一只无形的利剑刺伤时,努力将自己的嘴靠近天使的脸;
  他只想着这件事,他的全部努力都朝向这个目标。天使精疲力尽,似
  乎预见到自己的命运。他有气无力地抗争,人们看出如果他的对手愿
  意的话,可以轻而易举地抱住他。好,这个时刻来到了。他用肌肉扼
  住天使的喉咙,使他不能呼吸,又使他的脸向后仰,靠在自己丑恶的
  胸口上。有一会儿,他触到了等待着这个天国生物的命运,他本该情
  愿让他当自己的朋友;但是,他一想到这是天主的使者,便无法压住
  怒火。一切都完了,某种可怕的东西将要回到时间的笼子里!他弯下
  身子,把浸透口水的舌头伸向天使的脸颊,天使射出哀求的目光。他
  用舌头在这个脸颊上舔了一会儿。啊!……看哪!……快看哪!……
  这个白里透红的脸颊变成了黑色,好似一块煤炭!它发出腐烂的臭气。
  这是一个坏疽,不能再怀疑了。腐肉侵蚀到整个脸上,又从那儿把它
  的狂怒传向下方,很快,整个身体都成了一个巨大、肮脏的伤口。他
  自己也感到惊恐(因为,他没有想到自己的舌头具有如此剧烈的毒性),
  于是捡起油灯,溜出教堂。他刚到外面,就发现空中有一个黑色的物
  体,长着烧焦的翅膀,艰难地飞向天国。当天使向善的宁静高空上升、
  马尔多罗则相反向恶的晕眩深渊下降时,他们两人相互注视。这是什
  么样的目光!它轻易地包容了人类60个世纪以来思考的一切,包容了
  人类在以后的世纪里还将思考的一切,他们在这个最后的诀别中说出
  了多少事情!但是,人们明白,这些思想比人类智慧中涌现的思想更
  为崇高,首先是因为这两个人物,其次是因为这个环境。这种目光使
  他们结下永恒的友谊。他对造物主的使者能有如此高贵的灵魂感到十
  分惊异。有一会儿,他相信自己错了,思考着他是否应该像原先所做
  的那样沿着恶的道路走下去。慌乱过去了,他坚持自己的决心;他早
  晚要战胜宇宙大帝,取代他来统治整个宇宙,统治成群如此美丽的天
  使,他以此为荣。这个天使没有说话,他要一边飞向天空,一边回到
  原始形态。天使流下眼泪,使那个带给他坏疽的人感到前额发凉。天
  使飞入云中,像一只秃鹫般渐渐地消失。这个罪犯看着油灯:上述一
  切的起因。他像疯子般穿过街道,跑向塞纳河,把油灯从栏杆上丢下
  去。它旋转了一会儿,最后沉入浑水中。从这天起,每当夜晚降临,
  人们就看见一盏闪亮的油灯优雅地浮现在河面上,像拿破仑桥一样高,
  灯柄处长着两只小巧的天使翅膀。它在水面上缓缓地前进,穿过加勒
  桥和奥斯特利茨桥后又继续在塞纳河上静静地航行到阿尔玛桥。它一
  到此处,就轻灵地溯流而上,四个小时后回到出发点。如此往返,整
  整一夜。“它的光芒,白得像电光”,胜过沿两岸排列的气灯。它在这
  些气灯中前进,宛如一个孤独的、不可捉摸的皇后,“带着无法抑制的
  微笑,灯油没有辛酸地溅出来”。起初,船只都追逐它;但是,它像一
  个风骚的女人般潜入水中,挫败了这些徒劳的努力,躲过所有追捕后
  又在远处相隔一大段距离重新出现。现在,那些迷信的水手一看到它
  便停下歌声,把船划向相反的方向。当你们在夜晚经过一座桥时,可
  要格外小心,你们肯定会在这儿或那儿看见这盏油灯闪耀;不过,据
  说它并不对所有人都露面。当一个受到良心谴责的人从桥上经过时,
  它就会突然熄灭灯光,这个行人感到恐惧,枉然地用绝望的目光搜索
  河面和河泥。他知道这件事意味着什么。他相信他看到了天国的闪光,
  但他却对自己说,光线来自船头或来自气灯的反射;他对了……他知
  道,正是由于他的缘故灯光才消失。他陷入忧伤的思考,加快步伐回
  到家中。此时,银嘴油灯重新出现在水面上,继续穿过优美、多变的
  曲线向前进。
  12
  当我醒来时,长着红色阴茎的人类啊,倾听我童年的思想吧:“我
  刚才醒来了;但是,我的思想仍然麻木。每天早上,我感到头脑沉重。
  我很少能在夜晚得到休息;因为,当我终于入睡时,可怕的恶梦便在
  折磨我。白天,当我的眼光在空间无目的地游荡时,我的思想因胡思
  乱想而疲乏;黑夜,我无法入睡。那我应该什么时候睡觉?然而,天
  性需要讨还自己的权利。因为我鄙视天性,所以它使我面容苍白,眼
  睛闪着狂热、强烈的火焰。其实,绞尽脑汁,不断思索,这正是我最
  不愿意做的事情;但是,即使我不愿意,我那沮丧的情感仍不可抵挡
  地把我拖向这个斜坡。我发觉其他的孩子也和我一样,只是他们更为
  苍白并且皱着霉头,和成年人,即我们的兄长一样。啊,宇宙的创造
  者,今天早上我不会忘记给你献上孩子那祈祷的香烛。有时我忘记做
  这件事,我发现我在那几天里比平时更快乐,我的胸膛摆脱了一切束
  缚,充分开放,自由自在地呼吸田野的清香空气。而当我每天受父母
  之命,履行艰苦的义务,在不可分离的烦恼伴奏下向你唱一首费力杜
  撰的赞美歌时,我在一天的剩余时间里,又伤心,又生气,因为我觉
  得自己口是心非,这既不合逻辑也不合情理;于是,我躲入深深的孤
  独。当我要求这些孤独解释我这种奇怪的心态时,它们却不回答我。
  我愿意喜爱你,崇拜你;但是,你过于强大,我的赞歌中存有恐惧。
  如果你只要显示一下思想就能摧毁或创造世界,那我这些微弱的祈祷
  对你将毫无用处;如果你高兴时就派遣霍乱蹂躏城镇,派遣死亡用爪
  子毫无区别地抓走人生的四个阶段,那我不想和一个如此可怕的朋友
  结下友谊。不是仇恨在引导着我的思路,而正相反,我害怕你本人的
  仇恨,一道任性的命令就可以让它从你心中出来,并变得十分巨大,
  宛如安第斯山脉兀鹰的翼展。你那些暧昧的消遣超出了我能接受的范
  围,很可能我就是其中第一个牺牲品。你是万能的上帝,我不否认这
  个称号;因为,只有你一人才有权承受这一称号,你那些带来悲惨后
  果或造成幸福结局的欲望只以你自己为界限。因此,我对行走在你那
  残酷的蓝宝石色长袍边上感到痛苦,我不是你的奴隶,但随时会成为
  你的奴隶。当你亲自下来察看你那君主的品行时,如果一个幽灵在你
  面前一动不动地竖起复仇的脊椎骨,你惊慌的眼睛便流下为时已晚的
  悔恨和恐惧带来的泪水,你过去曾不公正地对待不幸的人类,尽管他
  们像你最忠实的朋友似的一向顺从你。此时,你头发竖立,自以为诚
  恳地下定决心,要永远地把你那老虎的想象力难以想象出的、即使不
  是可悲也是可笑的游戏悬挂到虚无的荆棘上,这是真的;但是,我同
  样知道,坚贞并没在你的骨头中像顽强的骨髓一样固定它那永恒住所
  的铁钩,你和你的思想覆盖着谬误的黑色麻风,相当经常地重新落入
  阴沉诅咒的丧葬之湖。我愿意相信这些诅咒是无意识的(尽管它们照
  样含有致命的毒液),相信恶与善合成一体,化为你那腐烂的君王胸膛
  的激烈跳动,仿佛悬崖的激流被一股盲目力量的神秘魔法所推动;但
  是,我毫无证据。我过于经常地看到,由于人类犯下一些用显微镜才
  能发现的区区小错,你那肮脏的牙齿便狂怒地发响,你那覆盖着时间
  青苔的庄严面孔便像炽热的煤炭一样火红,所以我不能更长久地停留
  在刚才那个憨厚假设的路标前。每天,我合上双手,提高声调,卑贱
  地向你祈祷,因为必须这样做;然而,我恳求你的神意不要想起我,
  把我当作一只在地下蠕动的小虫放一边吧。你要知道,我宁愿贪婪地
  进食热带浪涛在它们冒泡的乳房中带到沿岸区域无名荒岛的海生植
  物,也不愿意知道你在观察我,不愿意知道你在把冷笑的解剖刀伸进
  我的意识。我的意识刚刚向你暴露了我的全部思想,我希望你虽然谨
  慎,却能轻易地赞同保留在这些思想中的不可抹去痕迹的良知。淡蓝
  色的黎明升起来了,在晨曦的绸缎皱褶中寻找着光线,如同我在恋善
  之心的激励下寻找着善良,从此时起,除了对我那些我应该和你维持
  的、多少有点亲密的关系类型有所保留之外,我的嘴在一天中的任何
  时刻都准备散发犹如人工呼吸般的大量谎言,你的虚荣严格地要求每
  一个人做这件事。我活过的岁月并不多,但是,我已经感到善良只不
  过是响亮音节的组合,我在任何地方都没能找到。你过分显露你的性
  格,应该更巧妙地遮掩它。当然,也许是我错了,也许你是有意这样
  做;因为,你比别人更清楚应该怎样为人出世。人类以模仿你为荣耀,
  所以神圣的善良在他们凶猛的眼中辨认不出自己的圣龛;有其父必有
  其子。不论人们对你的智力有什么看法,我只作为公正的批评家来谈
  论它。我求之不得的事情就是我犯错误。我不愿意对你显示我的仇恨,
  我用爱情关怀它,好似关怀一个心爱的姑娘;我最好还是把它从你眼
  前挪开,只在你面前露出一个负责检查你那些丑行的严肃检查官的面
  目。因此,你将和仇恨断绝一切现行的交往,把它忘记,并完全摧毁
  这个咬噬你肝脏的贪婪臭虫。我更喜欢让你听到一些温柔的梦呓……
  是的,是你创造了世界以及它所包容的一切。你尽善尽美。你不缺少
  任何一种美德。人人都知道你非常强大。愿全宇宙每时每刻都对你高
  唱永恒的赞美歌!鸟群为感谢你而在乡村飞舞。星辰属于你……但愿
  如此!”在这样开始之后,你们就因发现我的本来面目而惊奇吧!
  13
  我寻找一个和我相似的灵魂,却没能找到。我搜索大地的每个角
  落,我的恒心无济于事。然而,我不能总是孤独。应该有人赞同我的
  性格,应该有人具备和我一样的思想。那是一天早上,太阳升起在地
  平线上,显出它全部的壮丽。一个小伙子也升起在我的眼中,花儿由
  于他的出现而开放在他经过的路上。他走近我,向我伸出手:“你在找
  我,我到你这儿来了,让我们祝福这个快乐的日子吧!”但是,我说:
  “走开,我没有叫你,我不需要你的友谊……”那是一天晚上,黑夜
  开始向大自然展开它忧郁的帷幕。一个我勉强可以辨认的美女也向我
  展开她迷人的影响,她同情地看着我,然而却不敢对我讲话。我说:“靠
  近我,让我好好看看你的脸相;因为,星光不够明亮,我在这么远的
  距离看不清你。”于是,她步态端庄,眼睛低垂,踏着草坪的青草来到
  我身边。我一看到她,就说:“我看出善良和正义居住在你的心中:我
  们不可能一起生活。你现在仰慕我的美貌——它震撼过不止一个女人;
  但是,你迟早会后悔把你的爱情献给我;因为,你不了解我的心灵。
  并非我会不忠于你:一如此多的忘我和信任献身于我的女人,我会以
  同样多的信任和忘我献身于她;但是,把下面的话放入你的头脑中吧,
  永远不要忘记:狼和羊不会用温柔的目光互相注视。”我如此厌恶地拒
  绝了人类的佼佼者,那么我需要什么!我无法说出我的需要。我还不
  习惯用哲学倡导的方法精确地认知我的精神现象。我在一块岩石上坐
  下,靠着大海。一条船刚刚扯起全部风帆离开这片海域:一个难以觉
  察的圆点出现在天际,在狂风的推动下渐渐靠近,迅速增大。风暴即
  将开始攻击,天暗下来,变成几乎和人心一样丑陋的黑色。那条船是
  一艘巨型军舰,它刚刚抛下全部船锚,以防被冲到海岸的峭壁上。海
  风在四面八方疯狂地呼啸,把船帆撕成碎片。阵阵雷声在闪电中爆炸,
  却不能压住这所没有地基的房屋——活动坟墓上响起的哀号声。海水
  像榔头般左敲右打,没能击碎锚链,但震荡却使船侧出现一个漏洞。
  巨大的缺口;因为,大量的咸水冒着泡沫像山峰般扑上甲板,水泵来
  不及抽出去。遇难船鸣炮发出警报,但是,它在缓慢……庄严地下沉。
  谁没见过在暴风雨中沉没的大船,谁就不知道人生的偶然,一会儿是
  闪电,一会儿是最深的黑暗,水手被你们所了解的那种绝望压垮。最
  后,当大海加强它可怕的攻击时,船体中央传出巨痛的齐声呐喊。这
  是人们放弃努力的喊声。人人都裹上顺从的外套,把自己的命运交到
  上帝的手中。人们像一群绵羊般往后拥靠。遇难船鸣炮发出警报,但
  是,它在缓慢……庄严地下沉。他们让水泵开了一整天。无益的努力。
  夜晚来临,浓密而无情,使这出精彩的表演达到高潮。人人都在想,
  他一入水就不能护膝;因为,尽管他的记忆回溯到相当遥远的地方,
  也没发现任何一条鱼是他的祖先;但是,它勉励自己尽可能长时间地
  屏住呼吸,以使生命延长两三秒钟;这就是他想给予死亡的复仇的嘲
  讽……遇难船鸣炮发出警报,但是,它在缓慢……庄严地下沉。他不
  知道,下沉的船会带来汹涌的波涛和强烈的旋涡,污泥和浑水搅在一
  起,在上方进行破坏的风暴和来自下方的力量相互影响,使船体产生
  断断续续、刚健有力的运动。因此,这个将要淹死的人,尽管他事先
  收集、储备了镇静,但如果他能在深渊的涡流中把生命延长半次呼吸
  所用的时间——这已经够慷慨了,那他在更深刻地思考之后应该感到
  幸福。所以,他不可能满足自己最后的心愿:嘲笑死亡。遇难船鸣炮
  发出警报,但是,它在缓慢……庄严地下沉。错了,它不再鸣炮,不
  再下沉。这个胡桃壳完全堕入深渊。啊,天哪!人们在体验了如此多
  的快乐之后怎么能够活下去!我刚才侥幸目睹了我的一些同类的死亡。
  我分分秒秒地观察了他们那曲折发展的焦虑。有时,一个老婆子因恐
  惧而发疯,像牛一样吼叫,想在市场卖个好价。有时,一个婴儿发出
  一声尖喊,使人听不到操作指令。军舰很远,我无法清楚地辨别狂风
  带来的呻吟声;但是,我用意志使船靠近。每过一刻钟,一阵强风便
  带来凄凉的呼啸穿过海燕的惊慌叫声,把船纵向折断,使那些即将作
  为牺牲献给死亡的人发出更响的哀怨,此时,我就将一把利剑的尖刃
  插进我的脸颊,暗暗想道:“他们更加痛苦!”这样,我至少有了一个
  比喻的对象。我从岸上斥责他们,向他们扔去诅咒和威胁。我觉得我
  的仇恨和言语破除了声音物理法则,越过距离,清楚地传到他们那被
  怒海的吼叫震聋的耳中。我觉得他们会想到我,会发泄他们那处在无
  力的疯狂中的复仇欲望。我不时地将目光投向在坚实的大地上沉睡的
  城镇,看见没人料到一艘军舰即将在离岸几千海里处沉没,猛禽形成
  王冠,空腹的水栖巨人立在台座上,我重新获得勇气,希望重新回到
  我身上;因为,我可以肯定他们必将灭亡!他们不可能逃脱!另外,
  作为预防措施,我去找来了我的双响步枪,如果某个落水者企图游上
  悬崖,逃脱逼近的死亡,一颗子弹将击中他的肩膀,打断他的胳膊,
  阻止他实现自己的计划。当暴风雪最疯狂的时候,我看见一个人浮现
  在水面上,他那刚毅的头长着环形卷发。他在绝望地挣扎,像软木般
  颠簸,吞下几升水,沉入深渊。但是,他很快又重新出现,头发流着
  水,眼睛盯着岸,似乎在向死亡挑战。他的镇定令人钦佩。他那勇敢、
  高贵的脸庞被尖利的暗礁划破,宽阔的伤口流着鲜血。他不会超过16
  岁;因为透过照亮夜空的闪电,可以发现他的嘴唇上刚刚长出桃毛似
  的胡子。现在,他离悬崖只有200米了,我很容易就能看清他。他多
  么勇敢!这是怎样不可征服的精神!他用力地劈开海浪,水波艰难地
  在他面前扩展,他那高昂的头似乎在嘲笑命运!……我事先就已决定。
  我必须对自己履行诺言:丧钟已经敲响,任何人都不应逃脱。这就是
  我的决心,什么也不能改变它……一声清脆的枪响,他的头立即沉下
  去,再也没浮上来。我并没有像人们可能以为的那样从这次凶杀中获
  得很大快乐;这恰巧是因为我总在杀人,已经腻了,我杀人只是出于
  无法戒除的习惯,只是略微有点开心。我的感觉变得迟钝、坚硬。船
  被吞没之后,100多个人同风浪作着最后的斗争,向我呈现他们那死亡
  的表演,此时,这一个人的死又能让我感到什么快乐呢?在他的死中,
  我甚至没有受到危险的诱惑;因为,人类的正义被这个可怕夜晚的飓
  风摇动,正在离我几步远的房屋中昏睡。今天,年华压在我的身上,
  我要坦率地说出下面的话,如同庄严的、至高无上的真理:我并不像
  人们此后讲述的那样残酷;但是,有时他们的恶意带来持续多年的灾
  难。那时,我的狂怒无边无际,残酷的冲动攫取了我,对于靠近我那
  双野蛮的眼睛的人来说,只要他和我同种,我就变得十分可怕。如果
  是一匹马或一条狗,我会放过去:你们听见我刚才说的话了吗?不幸
  的是,我在那个风雨之夜正处于这种冲动中,我失去了理智(因为,
  虽然我平时也同样残酷,但是却更为谨慎)。那次,一切落入我手中的
  东西都必须死。我并不打算对我造成的伤害进行辩解。过错并不全在
  我的同类。我只不过是指出事实,等待最后的审判,它已经使我预先
  抓挠颈背了……最后的审判对我算得了什么!我从来不会像我为了骗
  你们而说的那样失去理智。当我犯罪时,我知道我在做什么:我不想
  做别的事!我站在悬崖上,出神地观察着暴风雨的力量,狂风在一个
  没有星光的天空下,抽打着我的头发和斗篷,猛烈地攻击一只船。我
  以胜利者的姿态关注着这个悲剧的全部情节,从战舰抛锚到它沉入深
  渊,致命的服装使那些把它当外套穿的人被卷入大海的肠胃。但是,
  时间到了,该我自己作为演员登上这个乱七八糟的舞台了。当军舰进
  行过战斗的位置清楚地表明它将在大海的底层度过余生时,那些被浪
  涛卷走的人有一部分又重新浮现在水面上。他们三三两两地拦腰抱在
  一起,这可真是丧命的好办法;因为,他们动作受到妨碍,像破罐般
  沉下去……这队快速劈浪而来的海怪是什么?它们共有6只;它们的
  鳍片强壮有力,穿过激浪开出一条通道。很快,这些鲨鱼把所有那些
  在这片不太稳固的大陆上晃动着四肢的人都做成了一盘无蛋的煎蛋,
  并按强权法则分享。血与水混合,水与血混合。它们凶猛的眼睛充分
  地照亮了这种屠杀场面……但是,在那天边,汹涌的波涛又是什么?
  好似一道龙卷风来临。划水多么有力!我发觉这是什么了。一只巨大
  的母鲨来分享鸭肝酱,吞食清煮肉。它非常狂暴;因为,它饿着肚子
  而来。一场无声的战斗在它和其余的鲨鱼之间展开,以便争夺一些漂
  浮在这儿、那儿、红色奶油之上的悸动的肢体。它用牙进攻,向左,
  向右,造成致命的伤口。但是,三只活着的鲨鱼仍围着它,它被迫向
  各个方向转动以挫败它们的阴谋。那个观战者站在岸上,注视着这场
  新式海战,一种直到此时从未体验过的激情不断增长。他的眼睛紧盯
  着这只勇敢的、牙齿如此有力的母鲨。他不再犹豫,以惯常的灵巧把
  枪抵在肩上,当一只鲨鱼在浪尖上显露时,他把第二颗子弹打进它的
  鳃孔。两只剩下的鲨鱼却显得更为顽强。那个口水发咸的人从悬崖上
  跃入海中,向惬意的彩色地毯游去,手中握着那把永远不会遗弃他的
  钢刀。此后,每只鲨鱼将和一个敌手打交道。他靠近疲惫的对手,从
  容不迫地把锋利的刀刃插进它的肚子。那个活动的城堡则轻易地除掉
  了最后一个敌手……那个游水人和他救出的母鲨正面相对,眼睛相互
  注视了几分钟,每一方都因在另一方的目光中发现如此多的凶猛而感
  到惊奇。他们游着泳,兜着圈,互相看着,心里想道:“直到现在,我
  一直是错的,这个家伙比我更凶恶。”于是,母鲨用鳍分开海水,马尔
  多罗用臂打着海浪,他们怀着相互的赞赏,怀着深深的尊敬,在水下
  屏住呼吸,一起向对方游去,都想第一次凝视自己的活肖像。他们来
  到3米距离处,仿佛两块磁石毫不费力就突然地拥抱在一起,满怀庄
  严和感激,像兄弟或姐妹一样温柔。肉欲紧跟着这种友谊的表示而来。
  两只有力的大腿如同良知蚂蝗紧紧地贴在怪兽那发粘的皮肤上,臂膀
  和鳍片在所爱的对象身上交织在一起,而他们的喉部和胸部很快便成
  为一个蓝色的、散发着海藻气味的整体。他们在继续猖獗的暴风雨中,
  在闪电的光芒下,在冒泡的海浪做成的婚床上,被一道宛如摇篮的海
  底潜流卷走,翻滚着沉入不可知的海渊深处,在一次长久、贞洁、可
  怕的交配中结合在一起!……终于,我找到了一个和我相似的人!……
  从此,我在生活中不再孤独!……她具备和我一样的思想!……面对
  着我的第一次爱情!
  14
  塞纳河卷来一具尸体。河水在这种情形下显得十分庄严。肿胀的
  尸体漂浮在水面上,消失在一道拱桥下,但又重新出现在远处,像磨
  房的叶轮缓缓旋转,有时又沉下去。一个船工顺便用竿子挂住尸体,
  把它拖到岸上。人们在把尸体运到陈尸所之前,先在岸上放了一会儿
  以便抢救。密集的人群围在尸体旁边。那些因站在后面而看不见的人
  极力地推挤着站在前面的人。每人都想:“淹死的不是我。”人们惋惜
  这个自杀的青年,佩服他,但不模仿他。然而,他却认为地上的一切
  都不能满足他,因此怀着更高的向往,觉得自杀非常自然。他容貌高
  雅,服装贵重。他有17岁吗?死得真年轻!停滞的人群继续向他投去
  不动的目光……天黑了。每人都静悄悄地离去。没人敢给溺水者翻身,
  好让体内的水流出。人们怕被认为多愁善感,所以都缩进衬衫的领子
  中,谁也不动。有一个人离开时轻吹着刺耳、荒谬的蒂罗尔小曲,另
  一个人像打响板似的打着响指……马尔多罗被他那阴沉的思想烦扰,
  骑着马以闪电的速度从附近经过。他看见了溺水者,这就够了。他当
  下勒住骏马,踩着马镫下来。他毫不厌恶地托起年轻人,让他吐出大
  量的水。他一想到这个没有生气的身体可能在他的手中复活,他的心
  脏便在这种良好的感觉下活蹦乱跳,勇气也随之倍增。我说过,白费
  劲!白费劲!这是真的。尸体仍然毫无活力地任人摆布。他按摩太阳
  穴,擦擦这条胳膊,又擦擦那一条;他把自己的嘴唇贴在陌生人的嘴
  唇上,往嘴里吹了一个小时的气。终于,他那只按在胸膛上的手似乎
  感觉到一阵微弱的心跳。溺水者活了!在这个崇高的时刻,人们可以
  发现骑手的前额上少了许多皱纹,他年轻了10岁。但是,唉!也许明
  天,也许他一离开塞纳河畔,皱纹就会回来。这时,溺水者睁开呆滞
  的眼睛,用淡淡的微笑感谢他的恩人;但是,他仍然虚弱,不能做任
  何动作。救活一个人,这多美啊!这种行为弥补了多少过失!那个青
  铜嘴唇的人一直忙着从死亡的手中夺回生命,当他更专心地注视年轻
  人时,发觉他的,面孔并不陌生。他心想,在金发窒息者和奥尔泽之
  间并没有多大差别。你们看,他们多么动情地拥抱!这无关紧要!那
  个碧玉瞳孔的人努力保持一个严肃角色的表情。他一言不发地把自己
  的朋友放到马背上,骏马飞奔而去。啊,奥尔泽,你自以为如此理智,
  如此坚强,你难道没有通过自身的例证看出,在绝望时要保持你所自
  吹的冷静是多么地困难。我希望你不要再给我造成这种烦恼,而在我
  这一方,我答应你永远不试图自杀。
  15
  有时,在生活中,那个头发生虱的人向青色的天幕投去野兽的凝
  滞目光;因为,他似乎听到一个幽灵在他面前发出的嘲讽声。他摇晃
  着低下头:他听到的是意识的声音。于是,他以疯子的速度冲出屋子,
  朝惊慌中发现的第一个方向跑去,吞噬着乡村坎坷的原野。但是,黄
  色的幽灵没有放过他,仍以相同的速的追赶。有时,在一个雷雨之夜,
  当几群远看好似乌鸦的带翼章鱼在云中翱翔,带着警告人类改变品行
  的使命奋力飞向人类的城镇时,那块目光阴沉的石头便看见两个生物
  一个跟一个地穿过闪电的光芒,它擦拭着从冰冷的眼皮中悄悄流出的
  同情的泪水,喊道:“当然,他罪有应得,这只不过是讨还公道。”它
  说完话,重新回到它那惶恐的态度中,神经质地颤抖着,继续观看追
  捕,观看幽暗的大阴唇,大量的黑色精子好似河水般不断从那里涌出,
  腾飞到凄凉的太空,展开它们宽广的蝙蝠翅膀遮蔽了整个自然界,遮
  蔽了那几群孤独的章鱼,章鱼一看到这些难以表述的隐约闪烁就变得
  灰心丧气。但是,在这段时间中,障碍赛仍在那两个不知疲倦的跑步
  运动员之间进行,幽灵用嘴向人形羚羊烤焦的背上喷射着火流。如果
  幽灵在履行这种职责时半路上遇到怜悯想要阻拦他,那他会勉强对哀
  求让步,放那人逃掉。幽灵的舌头发出响声,似乎是对自己说他将停
  止追击,回到他的窝中等待新的命令。他那囚犯的声音响彻最远的空
  间。当这可怕的吼叫钻进那个人的心灵时,他如常言所说,宁可认死
  忘为母,不愿认悔恨为子。他的头直到肩膀都藏进一个纵横交错的泥
  洞中;但是,意识挫败了这种鸵鸟的诡计。洞穴突然消失,化为太空
  的水滴;光明在光线的陪伴下出现,宛如飞向熏衣草的杓鹬。那人重
  新面对着自己站立,睁着暗淡的眼睛。我看见他向大海的方向走去,
  登上一个被泡沫的眉尖拍打、撕裂的岬角,然后像飞箭般扑入海浪。
  这是奇迹:第二天,尸体重新出现在水面上,海洋把这个血肉残骸送
  回海岸。那人离开他的身体在沙滩上压出的模子站起来,挤干湿润的
  头发,额头沉默而前倾,重新走上人生之路。意识严厉地评判我们最
  隐秘的思想和行为,从不出错。由于它经常无力防恶,所以它不断把
  人当狐狸来围捕,尤其是在黑暗中。那些复仇的、被无知的科学称为
  流星的眼睛散发着神秘的话……他明白这些话!此时,他的枕头被身
  体的抖动捣碎,他的身体被失眠的重量压垮,他听见夜晚模糊的喧哗
  和阴森的呼吸。睡眠天使使自己的前额也被一块来历不明的石头狠狠
  地击中,他丢下任务,返回天空。那么,这次我来出面捍卫人类,我
  这个蔑视一切美德的人,我这个从未被造物主忘记的人。在那个光荣
  的日子里,我彻底推翻了那本通过作弊记下“他的”权力和“他的”
  永恒的天国编年史,把我的400个吸盘贴在他的腋下,让他发出吓人
  的喊声……这些喊声从他的嘴中出来后就变成蝰蛇,躲藏在荆棘丛中,
  躲藏在坍塌的城墙下,白天潜伏,黑夜潜伏。这些成为爬行动物的喊
  声具有无数的环圈、一个又小又扁的头以及一双阴险的眼睛,它们发
  誓遇到人类的纯洁便停止攻击。但当纯洁在茂密的丛林中、在斜坡的
  背面上或在山丘的沙石上漫步时,它们就会立即改变主意。要是时间
  还来得及就好了;因为,有时,那人在返身出海之前,就发现毒液已
  经从一个几乎无法看出的伤口进入腿上的血管。造物主就是这样甚至
  在最难以忍受的痛苦中也保持着令人赞叹的冷静,懂得从痛苦的胸口
  取出危害地球居民的病菌。当他看见马尔多罗变成章鱼时,怎么能不
  惊奇,8只巨大的爪子伸到他身上,每条结实的皮带都可以轻易地环抱
  一个行星的圆周。他措手不及被抓住,挣扎着想摆脱那发粘的、越来
  越紧的搂抱……我怕他耍什么花招,就在大吃了他神圣的血球之后,
  突然松开他威严的身体,藏入一个洞穴;此后它一直是我的住所。他
  徒劳地寻找,没能找到我。这种情形持续了很长时间;但是,我相信
  他现在知道我住在哪儿了。他避免进到里面。我们两人像两个相邻的
  君王一样生活,他们了解双方各自的力量,谁也不能战胜谁,并且都
  对过去那些无益的战斗感到厌倦。他怕我,我怕他,谁也没败,但都
  遭到过对手的可怕打击,我们就停留在这种状态中。然而,只要他愿
  意,我随时准备重新开战。不过,但愿他不是在等待有利时机来实现
  他的秘密计划。我将用眼睛盯住他,永远保持戒备。但愿他不再把意
  识及其酷刑派遣到大地上来。我教会了人们使用武器,用这些武器他
  们可以更有利地与意识作战。他们和意识还不熟悉;但是,你知道,
  它对我来说就像是风儿卷起的麦秸。我对麦秸同样重视。如果我想利
  用出现的机会来使这些诗歌讨论变得繁琐,那我要补充说我重视麦秸
  甚至超过重视意识;因为,麦秸对反刍的黄牛有用,而意识却只知道
  露出它的钢爪。这种爪子在伸到我面前的那天,遭到了惨痛的失败。
  因为意识是造物主派来的,所以我认为不让它阻挡我的路是恰当的。
  如果它出现时带着与它从未放弃的地位相符的谦恭,那我也许会听从
  它。我不喜欢它的骄傲。我伸出一只手,它的爪子在我的手指变成的
  新式研臼不断增长的压力下碎裂,变成粉末掉下来。我伸出另一只手,
  揪下它的头。然后,我鞭打这个女人,把她赶出我的房屋,再也不见
  她。我留下她的头纪念我的胜利……我手持一颗头,啃着颅骨,像鹭
  鸶般单脚站立在山侧形成的悬崖上。人们看见我下到山谷,此时我胸
  口的皮肤纹丝不动,宁静有如一座坟墓的顶盖!我手持一颗头,啃着
  颅骨,在最危险的深渊中游泳,沿着致命的暗礁走动,下沉得比潜流
  还深,以便作为局外人参观海怪的战斗。我远远地离去,连我锐利的
  目光都看不见海岸。丑恶的痉挛带着令人麻痹的磁力在我那以有力的
  运动劈开波浪的肢体旁游荡,却不敢靠拢。人们看见我返回海滩,平
  安无事,此时我胸口的皮肤纹丝不动,宁静有如一座坟墓的顶盖!我
  手持一颗头,啃着颅骨,跨上通往一个高塔的阶梯。我双腿疲乏,终
  于来到令人眩晕的平台。我凝视乡村、大海,我凝视太阳、苍穹,我
  用脚蹬着坚固的花岗石,发出最后的喊叫来向死亡和神圣的复仇挑战,
  然后像一块铺路石似的猛然扑向张着嘴的空间。人们听到痛苦、响亮
  的碰撞声,这是地面和意识的头相遇,我在下降时把它丢掉了。人们
  看到我踩着一片无形的云,像鸟儿一样缓慢地落下。我提起那颗头,
  强迫它为我当天就要犯下的三重罪行作证,此时我胸口的皮肤纹丝不
  动,宁静有如一座坟墓的顶盖!我手持一颗头,啃着颅骨,走向那个
  竖立着断头台的地方。我把三个姑娘美妙、优雅的脖子放到铡刀下。
  我富有经验,显然整整一生都是刽子手;我松开细绳,三角铁倾斜地
  落下,切下三颗温柔地注视着我的人头。然后,我把我的头放在沉重
  的刀片下,刽子手准备履行他的职责。三次,铡刀以新的活力沿滑槽
  落下;三次,我的骨架,尤其是颈部,被深深地震动,就像梦见自己
  被一个倒塌的房屋压碎时一样。惊呆的人群放我走了,让我远离这个
  阴郁的场所。他们看见我用胳膊分开波动的人流,充满生机地晃动着
  身体,把头直直地伸向前方,此时我胸口的皮肤纹丝不动,宁静有如
  一座坟墓的顶盖!我说过我这次要为人类辩护;但是,我担心我的辩
  护词不是真理的表达;所以,我宁愿沉默。人类将以感激之情称赞这
  一措施!
  16
  现在是刹住我的灵感,在路上稍停片刻的时候了,如同人们凝视
  一个女人的阴道时所做的那样。应该检查走过的路程,让肢体得到休
  息,然后再以迅猛的步伐奔向前方。一口气完成全程很不容易;翅膀
  在既无希望又无悔恨的高飞中非常疲倦。不……我们不要带着惊恐的
  镐头组成的猎狗群穿越这首不洁的歌,到更深的地方挖掘爆炸性的矿
  藏。鳄鱼不会从它颅骨底下出来的呕吐物改动一字。如果某个鬼鬼祟
  祟的阴影,在为遭到我无故攻击的人类报仇这一可嘉目标的激励下,
  偷偷摸摸地打开我的房门,好似海鸥的翅膀擦墙而入,将一把匕首插
  入天国沉船掠夺者的肋骨,那就算了!泥土的原子以哪种方式溶解都
  大同小异。
  
  选自水木清华BBS
  
  
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  第六支歌
  
  序
  
  你们这种令人羡慕的平静只能美化面容,不要以为这些十四五行
  的诗节还要像一个四年级学生似的发出不合时宜的呐喊,还要像一只
  交趾支那母鸡似的发出我们只要略费一点力气就可以想象出的怪叫;
  不过,最好还是用事实来证明我们提出的建议。那么,因为我在我那
  些可以理解的夸张中仿佛开玩笑般辱骂了人、造物主和我自己,所以
  你们便断定我的使命已经完成了吗?不:我的大部分工作依然存在,
  依然是有待完成的任务。从现在起,将由小说的引线来牵动上面提到
  的三个人物:这样,他们将获得更为具体的力量,他们血液循环器官
  的激流中将充满壮丽的生机。你们会在原以为只能看到属于纯思辨范
  畴的模糊实体的地方,十分惊奇地遇到具有神经分支和粘膜的形体,
  以及支配生理机机能的精神法则。这是一些精力充沛的生命,双臂交
  叉,胸口不动,以散文的形式(但我肯定效果将极富诗意)站在你们
  面前,离你们只有几步远,以至首先照射到屋瓦和烟囱的阳光接下去
  就会在这些人世俗的头发上闪亮。然而,这将不再是专门逗笑的被诅
  咒者,不再是本该待在作者脑髓中的虚构人格,也不再是过于超出常
  人生活的恶梦。注意,正因为此,我的诗歌将更美。你们的手将触摸
  到动脉上升分支和肾上腺囊,然后还将触摸到情感!前五章的故事并
  不多余,它们是我这部作品的扉页,是建筑的基石,是我的未来诗学
  的预先解释:我在扣上皮箱动身去想象的国土之前,有义务快速起草
  一个清晰、明确的概论,告诉真诚的文学爱好者我决心达到的目标。
  因此,我认为,我的作品的综合部分已经完成,已经得到了充分的发
  挥。正是通过这一部分,你们得知我打算攻击人类以及人类的创造者。
  无论是现在还是将来,你们都没有必要知道更多的事情!新的思考在
  我看来是多余的,因为它们只会以一种虽然更广泛、然而却相同的形
  式复述这个今天结束时就能看到初步展开的命题。从前面的考察中可
  以得出如下结论:我的意图是从现在开始分析部分。千真万确,我在
  几分钟前刚刚表达了我的火热心愿:把你们关入我皮肤上的汗腺,以
  便你们在深知底细的情况下检验我的断言是否忠实。我知道,必须用
  大量的证据来支持我的定理中包含的推论;好吧,这些证据是存在的,
  你们知道,我没有充分的理由便不攻击任何人!我一想到你们责怪我
  严厉指控我是其中一员的人类(仅这一个事实就说明我有理)和上帝,
  我就要放声大笑:我不会收回我的话,我只要讲述一下我本该看见的
  事情就能毫无困难地证实这些话。我唯一的志向就是追求真理。今天,
  我要制造一篇30页的小说,这个尺寸在以后将基本保持稳定。我希望
  能迅速地看到我的理论某一天得到某一种文学形式的认可,我相信我
  在几经摸索之后终于找到了我的确定方式。这是最好的:因为这是小
  说!这篇不伦不类的序言的表述方式似乎不够自然,在这个意义上读
  者可能会感到意外,看不太清楚人们想把他带到哪儿。一般地讲,应
  当尽量使那些整天念书或念小册子的人避免这种绝妙的惊奇,然而,
  我却竭尽全力来制造这种情感。事实上,我虽然满怀善意,却不可能
  不这样做:只有在将来出版了几本小说之后,你们才能更深地理解这
  篇由满脸煤灰的叛逆者写下的序言。
  
  
  在进入正题之前,尽管我认为这样做很愚蠢(我想,如果我弄错
  了,谁都不会同意我的意见),但我还是必须在身边放上一只敞口的墨
  水瓶和几张没被嚼烂的纸。这样,我就可以满怀爱恋、迫不及待地从
  第六支歌开始创作这组具有教育意义的诗篇,这些具有无情效益和戏
  剧色彩的插曲!我们的主人公发现,当他出入岩洞、把那些难以到达
  的地方当成避难所时,他违背了逻辑规律,陷进了恶性循环。因为,
  一方面,他以孤独和离群为代价助长了对人类的厌恶,消极地把自己
  的天地限制在枯萎的灌木、 棘和野葡萄丛中;另一方面,他的活动
  再也找不到一点食物来喂养人身牛头的怪物——他的邪恶本能。所以,
  他决心走近人类的居民点,坚信他的各种激情定能在这么多现成的牺
  牲品中得到充分的满足。他知道,多年来警察这面守护文明的盾牌一
  直在顽强地寻找他,一支由特务和密探组成的名副其实的军队也在不
  断地追踪他。然而,他们却没能碰到他。因为他以惊人的机敏和异常
  的灵巧挫败了那些曾经确实取得过成就的计谋,挫败了从最渊博的思
  想中产生的法令。他有一种特殊的变形本领,最有经验的眼睛也难以
  辨认。如果我作为艺术家来评论,这是一种高级化装!但我想到道德
  时,这就成为一种效果实在平庸的可笑服装。由于这一点,他几乎接
  近天才。你们难道没有在巴黎的下水道中看见过一只纤弱、俊俏、行
  动敏捷的蟋蟀?这只能是他:马尔多罗!他用一种有毒的液体吸引那
  些繁荣的都城,将它们带入嗜眠状态,使它们不能像应该做的那样实
  行自我监督。由于他没有受到怀疑,所以这种状态就更加危险。今天
  他在马德里,明天他将在圣彼得斯堡,昨天他却在北京。然而,准确
  地指出这个富有诗意的罗康博尔①目前正在哪儿建立恐怖的功勋,这项
  工作超出了我高谈阔论的能力。这个强盗也许离此地有700里,也许
  离你们只有几步。彻底消灭人类并不容易,何况还有法律;但是,可
  以耐心地、一个一个地干掉这些人道主义的蚂蚁。然而,从我诞生之
  日以来——那时,我和我们这个种族最古老的祖先生活在一起,对设
  置陷阱还毫无经验;从遥远的史前年代以来——那时,我通过精巧的
  变形,在不同时期用征服和屠杀毁灭了地球上的各个国家,并在国民
  中挑起了内战,我不是已经逐个或成群地踩死了整整几代人吗?不可
  胜数的数目并不难想象。光辉的过去预示了灿烂的未来:它将实现。
  我将采用自然方法来修整我的语句,我将一直返回到野蛮人那里向他
  们求教。这些纯朴而庄重的绅士,他们优雅的、刺有花纹的嘴唇使丛
  中流出的一切都变得高贵。我刚才证明了在这颗行星上一切都不可笑。
  这颗行星虽然滑稽,然而壮丽。我获得了一种某些人会觉得幼稚的风
  格(实际上它如此深刻),我用它来阐述一些不幸可能显得并不伟大的
  思想!正因为此,我抛弃了日常谈话那种充满怀疑的浅薄态度,我非
  常谨慎,不会提出……我不知道我要说什么了,因为我想不起这句话
  的开头了。但是,你们应该知道,诗歌无处不在,只要那儿没有鸭子
  模样的人那种愚蠢、嘲讽的微笑。我先擤一下鼻涕,因为我需要这样
  做,然后我再依靠手的有力帮助重新拿起从我的指缝中滑落的笔杆。
  当卡鲁塞尔桥听到似乎是那个口袋发出的凄厉喊声时,它怎么能够保
  持坚定的中立呢!
  
  ①罗康博尔(Rocambole):法国作家蓬松·杜泰拉伊(Ponson du
  Terrail,1829-1871)的几十部连载小说中的著名主人公。
  
  1
  维维安娜街的商店向惊异的眼睛展示着它们的财富。红木匣子和
  黄金手表在无数气灯的映照下透过橱窗射出耀眼的光芒。交易所的时
  钟敲8点了:天还不晚!最后一下钟声刚刚结束,前面提到名称的这
  条街便震颤起来,摇动了从皇家广场到蒙马特尔大道的地基。散步者
  都加快了脚步,心事重重地赶回家。一个女人昏倒在人行道上。没人
  扶她:大家都急于离开这个地段。居民都躲进房屋,猛烈地关上百叶
  窗,好像发生了亚洲鼠疫。当城市的大部分区域正准备沉入夜生活的
  欢乐时,维维安娜街就这样突然被某种石化作用冻结,像心脏停止了
  爱似的熄灭了生命。不过,这件怪事的新闻很快就在各个阶层的市民
  中传开了。忧郁的沉静笼罩了庄严的都城。那些气灯哪儿去了?那些
  烟花女怎样了?空无一物……只有寂寞和黑暗!一只断了爪子的猫头
  鹰越过马德莱娜上空,径直飞往御座广场的栅栏。它喊道:“一场灾难
  即将来临。”然而,在这个刚刚被我的羽笔(这个真正的朋友是我的同
  伙)神秘化了的地方,你们如果朝科尔贝尔街和维维安娜街汇合的方
  向望去,就会看见这两条街相交形成的拐角处露出一个人影,他正轻
  快地向林荫大道走去。不过,人们如果再走近一些(但不要引起这个
  行人的注意),就会愉快而惊奇地发现他很年轻!从远处看,人们也许
  会把他当作成年人。在判断一副严峻面孔的智力时,岁月的总合并不
  重要。我懂得相面术,能从额头的轮廓看出年龄:他16岁4个月!他
  美得像猛禽爪子的收缩,还像后颈部软组织伤口中隐隐约约的肌肉运
  动,更像那总是由被捉的动物重新张开、可以独自不停地夹住啮齿动
  物、甚至藏在麦秸里也能运转的永恒捕鼠器,尤其像一 缝纫机和一
  把雨伞在解剖台上的偶然相遇!麦尔文,这个金色英格兰的儿子刚在
  教师那里上完击剑课,正裹着苏格兰花呢大衣回父母家。8点半了,他
  希望9点钟到家:他假装确切地了解未来,这是妄自尊大。难道就不
  会有某种障碍在路上阻挡他?难道这种情况就如此罕见,以至他可以
  让自己把它看成是一种例外?为什么他不把自己直到现在还没有感到
  焦虑、甚至可以说还感到幸福这种可能性看成是一种反常现象呢?事
  实上,在有人把他当成未来的猎物而窥伺、尾随的时候,他有什么权
  力断定自己可以安然无恙地抵达住所?你们认出了那个虚构的主人
  公,长期以来,他一直在用个性的压力粉碎我那悲惨的智慧!时而,
  马尔多罗走近麦尔文,以便把这个少年的相貌铭刻在记忆中;时而,
  他又仰身后退,好像处在第二阶段行程中的澳洲飞去来器,或者更像
  一个爆炸装置。他不清楚自己该做什么。然而,和你们的错误猜测相
  反,他的意识没觉察到任何形成的胚胎的激动征兆。我看见有一会儿
  他往相反的方向走开了,他是深感内疚吗?不过,他又固执地转身回
  来了。麦尔文不知道为什么他的颞动脉在猛烈地跳动,他加快了脚步,
  被一种他和你们都在枉然寻找原因的恐惧所困扰。应该承认他这种解
  谜的专心。为什么他不回头呢?那样,他就能明白一切。人们可曾想
  过用最简单的方法来结束令人不安的状态?一个城门下的游荡者穿过
  郊区,喉咙里灌了一盆白葡萄酒,身上穿着破烂的罩衫。如果他在一
  块界石角上发现一只肌肉发达、和我们的父辈经历的革命同岁的老猫
  正在忧郁地凝望着倾泻在沉睡的原野上的月光,那他就会迂回曲折地
  向前移动,并朝一条懒狗打一个手势,狗便猛扑过去。高贵的猫科动
  物勇敢地等待着敌手,拼死争夺自己的性命。那么,为什么它不逃走
  呢?这相当容易。但是,在目前这个吸引我们的事件中,麦尔文的无
  知使他更加难以理解危险。确实,这种危险似乎露出几线极其微弱的
  闪光——我不想停下来论证遮掩了这些闪光的黑暗,然而,他不可能猜
  到事实。他不是先知,我不否认这点,他也不认为自己具有这种才能。
  他走上大路后向右转弯,穿过鱼锅大道和佳音大道。走到这儿,他又
  进入圣德尼区街,把斯特拉斯堡火车站甩在身后。在到达拉斐特街的
  丁字路口之前,他在一扇高高的大门前停下来。你们建议我就在此地
  结束第一小节,这次我愿意尊重你们的意愿。你们是否知道,当我想
  起一个疯子的手藏在石头下的那只铁环时,一阵无法克制的战栗便穿
  过我的头发?
  
  2
  他拉了拉铜把手,这栋新式公馆的大门转动着合页打开了。他走
  过铺满细沙的院子,跨上八级台阶。两座雕像如同这座贵族别墅的卫
  士一样站立在左右,但没拦他的路。那个抛弃了父亲、母亲、上帝、
  爱情、理想和道德,抛弃了一切而只考虑自己的人专心地跟随着前面
  的脚步,看见他走进底层一间带有红玛瑙壁板的宽敞客厅。这个富家
  子弟倒在沙发上,因激动而说不出话。他母亲穿着拖地长裙,热心地
  照料他,用手臂搂住他。他的弟弟们围住这张负担沉重的沙发周围。
  他们还不太了解生活,对出现的场景认识不清。终于,父亲举起手杖,
  向在场者投下一道权威的目光。尽管年迈体弱,他仍用手腕撑着椅子
  扶手离开平时的座位,担忧地走向长子一动不动的身体。他说的是一
  种外语,每人都恭敬地凝神聆听:“是谁把孩子弄成了这个样子?在我
  的力量完全耗尽之前,雾蒙蒙的泰晤士河还要冲走大量泥沙。这个不
  好客的国家似乎不存在保护法。如果我知道谁是罪犯,他将体验到我
  臂膀的力量。虽然我已退役,远离海战,但我那把挂在墙上的海军准
  将剑还没有生锈。而且,磨快剑刃也不难。麦尔文,放心吧,我将命
  令仆人去搜索他的踪迹,今后我要寻找他,亲手杀死他。女人,离开
  这儿,你的眼睛让我心软,你最好关上你的泪腺导管。我的儿子,求
  求你,恢复你的理智,辨认一下家人吧,是你父亲在和你说话……”
  母亲走开待在一边,并且为了服从主人的命令而拿起了一本书。她在
  她的子宫生下的人面临的危险前竭力保持着平静。“……孩子们,去花
  园里玩儿吧。当心,观赏天鹅游水时别掉进池塘……”弟弟们垂着手,
  一声不响。他们都戴着饰有卡罗来纳夜鹰翅膀羽毛的帽子,都穿着只
  到膝盖的天鹅绒短裤和红丝长袜。他们手拉着手,小心地用脚尖踩着
  乌木地板退出客厅。我肯定他们不是去玩儿,而是到梧桐小路上庄严
  地散步。他们智力早熟。这对他们再好不过。“……白费力气,我在怀
  里摇你,你却对我的哀求毫无反应。你愿意把头抬起来吗?人如果必
  要,我来抱住你的膝盖。可是,不……头又垂下了,毫无生气。”“温
  柔的主人,如果你允许你的奴隶,那我就去我的房间取一瓶松节油。
  当我从剧院回来、太阳穴受到偏头痛的侵袭时,或者当我读完一段记
  载在不列颠史书上的有关我们祖先的骑士故事的动人叙述、梦幻般的
  思想陷入昏沉的泥沼时,我经常使用它。”“女人,我没让你发言,你
  无权说话。自从我们合法结合以来,你我之间从未有过任何阴影。我
  对你很满意,从来没有责备你:反之亦然。去你的房间取松节油吧。
  我知道你的衣柜抽屉里有,用不着你来告诉我。快上螺旋楼梯吧,然
  后带着高兴的面容回来见我。”但是,这个敏感的伦敦女人刚跨上几级
  台阶(她跑得不像下等阶级的人那么迅速),她的一个侍女就已经从二
  楼下来了,双颊被汗水浸红,手上拿着那个也许盛有生命之水的水晶
  瓶。侍女优雅地弯腰呈上瓶子,母亲步态庄重地走向带有流苏的沙发—
  —唯一牵扯她的柔情的物体。海军准将以高傲而又亲切的姿势从妻子手
  中接过瓶子。人们把一条印度绸巾浸入瓶中,然后把绸巾曲曲折折地
  环绕在麦尔文的头上。他吸入嗅盐,一支胳膊动了动,血液循环又活
  跃起来。人们听到一只栖息在窗口的菲律宾鹦鹉发出欢快的叫声。“那
  是谁?……不要拦我……我在哪儿?是一座坟墓在支撑我这沉重的四
  肢吗?我觉得棺材板很柔软……嵌着母亲肖像的颈饰还在我脖子上挂
  着吗?走开,蓬头的歹徒。他没能追上我,但我的一个衣角留在了他
  的手上。解开獒狗的链子,因为,今天夜晚,当我们熟睡时,一个显
  然是盗贼的人可能会撬锁溜入家中。父亲,母亲,我认出你们了,谢
  谢你们的关怀。把弟弟们叫来,我为他们买了糖衣杏仁,我想拥抱他
  们。”说到这里,他又陷入深沉的嗜眠状态。人们火速召来了医生,他
  搓着手喊道:“发作已经过去,一切都好了。明天,你们的儿子将会精
  神饱满地醒来。大家都回各自的床上去吧,这是我的命令,让我独自
  待在病人身边,直到出现曙光和夜莺的歌声。”马尔多罗躲在门后,没
  有漏掉一句话。现在他了解了公馆中这些人的性情,将采取相应的行
  动。他知道了麦尔文的住处,不希望知道更多了。他在笔记本上记下
  了街道的名称和楼房的号码,这最重要。他现在肯定不会忘了。他像
  鬣狗一样顺着院墙向前走去,没有被人发现。他敏捷地爬上栅栏,被
  铁尖挂了一下,接着一跳便来到街上。他像狼一样悄悄地离去。他喊
  道:“你把我当成了歹徒,他是个笨蛋。这个病人还指责我呢,我倒想
  找一个可以不受这种指责的人。我没有如他所说扯掉他的衣角。这不
  过是惊吓造成的临睡幻觉。我的意图不是今天就征服他;因为,在这
  个羞怯的少年身上,我以后还有其他的打算。”你们朝天鹅湖方向走吧,
  以后我会告诉你们为什么那群天鹅中有一只全身乌黑。它的身子托着
  一个铁砧,上面放着一具正在腐烂的黄道蟹尸体,它理所当然地引起
  其他水栖同伴的怀疑。
  
  3
  麦尔文待在他的房间里,他收到了一封信。是谁给他写信?由于
  慌乱,他没向邮差道谢。信封带有黑边,字 A什 。他应该把?交给
  父亲吗?如果写信人严禁他这样做怎么办?他满怀焦虑地打开窗户,
  呼吸空气的芳香。太阳在威尼斯玻璃和锦缎窗帘上映出棱镜闪光。他
  把信扔在旁边那张学生书桌上,桌上覆盖着压花皮革,散放着一些切
  口涂金的书籍和珠色封面的画册。他打开钢琴,任细长的手指在象牙
  键盘上滑动。铜弦没有发出任何声响。这种婉转的警告促使他重新拿
  起那张犊皮信纸;但信纸却在退缩,仿佛它被收信人的犹豫所伤害。
  麦尔文上当了,他更加好奇,于是便打开这张现成的抹布。至今为止,
  他只见过自己的笔迹。“年轻人,我对您很感兴趣,我要让您幸福。我
  将把您当作伴侣,一起去大西洋的岛屿长途旅行。麦尔文,你知道我
  喜欢你,我无需向你证明。你将给我友情,我坚信这点。等你更加了
  解我时,你不会因对我表示信任而后悔。我将保护你,使你免遭缺乏
  经验带来的危险。我将是你的兄长,你不会缺少忠告。后天早上5点,
  你去卡鲁塞尔桥上,你会得到更详尽的解释。如果我没到,你要等我;
  不过,我希望能准时到达,你也要这样做,一个英国人不会轻易地放
  弃一个弄清事实真相的机会。年轻人,我向你致敬,再见。不要给任
  何人看这封信。”麦尔文叫道:“没有署名,只有三颗星,信纸下面一
  片血迹!”滔滔的泪水落在这些奇怪的、他的眼睛贪婪阅读的语句上,
  它们在他的思想中打开了一片无边无际、若明若暗的新天地。他觉得
  (只是从他刚才读完信时开始),父亲有点严厉,母亲过分庄重。他还
  有一些不为我所了解的道理,所以我无法向你们暗示他的弟弟们也不
  合他的意。他把信藏在胸口。老师们发现,这一天他和以往不一样。
  他的目光极其忧郁,眼眶周围降下过度思考的纱幕。每个老师都脸红
  了,担心自己达不到学生的智力水平,而学生则第一次忽略了学业,
  没做功课。晚上,全家聚集在用古人肖像装饰的餐厅里。麦尔文欣赏
  着美味的菜肴和芬芳的水果,但却不吃。五彩缤纷的莱茵葡萄酒和冒
  着红宝石泡沫的香槟酒镶嵌在细长的波希米亚石杯里,他却视若无睹。
  他把胳膊支在桌子上,陷入沉思,仿佛一个梦游人。被海浪弄黑了脸
  庞的海军准将向妻子耳边弯下身子:“自从那天发病,长子性格变了。
  他原先就喜欢胡思乱想,今天比平常更厉害。总之,我像他这个年纪
  时可不是这样。你要装作什么都没发现。现在正需要一剂物质或精神
  的良药。麦尔文,你爱好游历和博物学方面的读物,我来给你念一个
  你肯定喜欢的故事。大家要注意听,每人都能从中受益,我将是第一
  个受益者。你们这些孩子要留心我的话,学会完善你们的文笔,学会
  了解作者最微小的意图。”仿佛这帮可爱的小家伙真能懂得什么叫修
  辞!他说着做了个手势,一个弟弟便向父亲的书房走去,又在胳膊下
  夹着一本书回来。此时,餐具和银器已被撤走,父亲拿起了书。听到
  游历这个激动人心的词,麦尔文抬起了头,努力收回他那不着边际的
  冥想。书被翻到中间,海军准将金属般的嗓音证明他仍然能够像在他
  那光荣的青年时代里一样指挥狂怒的士兵和狂怒的风暴。阅读还远没
  有结束,麦尔文就已经倒在 膊肘上,无法继续追随那些逐级展开的
  推理句子和那些皂化了的必不可少的隐喻。父亲叫道:“这个引不起他
  的兴趣,我们念个别的。念吧,女人,如果能驱除儿子生活中的忧愁,
  你比我更幸福。”母亲已不抱希望,但还是拿起了另一本书,她那女高
  音的嗓子富有旋律地回响在她孕育的果实的耳边。但是,她刚念了几
  句就泄气了,主动停止朗读这个文学作品。长子叫道:“我要去睡觉
  了。”他走出去,低垂着冰冷、呆滞的眼睛,再没有说一句话。狗发出
  一声凄凉的吠叫,因为它觉得这种举止不合情理。风从屋外忽强忽弱
  地吹进窗户上的纵向缝隙,摇曳着铜灯上被两个粉红色水晶圆盖压低
  的火苗。母亲手撑额头,父亲抬眼望天,孩子们向老水手投去惶恐的
  目光。麦尔文紧紧锁上自己的房门,他的手在纸上迅速移动:“我中午
  收到您的信。如果我让您久等了我的答复,请您原谅。我个人没有认
  识您的荣幸,所以我不知是否应该给您写信。但是由于我们家容不下
  失礼,所以我决定拿起笔,热诚地感激您对一个陌生人表示的关心。
  愿上帝惩罚我,如果我不对您慷慨给予我的同情表示谢意。我了解自
  己的缺点,我并不为此自豪。但是,如果可以接受一个长者的友情,
  那么也可以让他懂得我们的性格不一样。是的,看来您比我年长,因
  为您称我年轻人,不过我对您的真实年龄仍存有疑问。否则,怎样调
  和您那三段论的冰冷和其中显出的热情?我肯定不会为了陪您到遥远
  的国度而抛弃这块生我的地方,除非事先征得创造我生命的双亲的准
  许——我焦急地等待着这种准许。然而,既然您嘱咐我对这个黑暗的
  精神事件保守秘密(立方意义上的秘密),我将立即听从您这种不容置
  疑的智慧。看来,您的智慧不会愉快地迎战光明。既然您似乎希望我
  能信任您(我乐于承认,这种愿望并非不合时宜),那就请您也对我显
  示同样的信任,不要试图以为我会如此远离您的忠告,以至后天早上
  不按指定时间准时赴约。我将翻越花园围墙,因为栅栏门到时已经关
  闭,谁也不会看见我离开。坦率地讲,为了您,我什么不能做?我着
  迷的眼睛很快就看出您流露的那种无法解释的爱慕,这种善良的表示
  让我惊奇,它确实出乎我的意料。因为,我以前不认识您。现在,我
  认识您了。不要忘记您对我许下的诺言,您将在卡鲁塞尔桥上散步。
  我一心一意地相信,当我经过那儿时将能遇到您,并和您握手,但愿
  一个昨天还拜倒在羞涩祭坛前的少年这种纯真的表示不会因恭敬的亲
  密而冒犯您。然而,当沉沦已经相当严重、并且得到证实时,这种处
  在强烈、炽热中的亲密又有什么不可以坦白的呢?后天不论是否下雨,
  5点敲响时我将路过那里向您告别。我问您,这样做到底有什么不好?
  绅士,您会欣赏我构思这封信时的分寸;因为,我不想冒昧地在一张
  有可能丢失的活页纸上对您说更多的话。您在信笺下面写的地址极难
  辨认,我费了近一刻钟才解读出来。您用微小的字体写信,我认为您
  做得非常正确。我效仿您,免去签名:我们生活在一个十分怪诞的时
  代,对可能发生的任何事情都不会感到片刻的惊奇。我很想知道您怎
  样了解到我的住处。我待在这个冰冷的地方,周围是一长排空荡的房
  间——我那无聊时光的肮脏堆尸所。这怎么说呢?当我想到您时,我
  的胸膛便起伏动荡,发出巨响,仿佛一个颓废的帝国在崩溃;因为,
  您那爱情的影子露出一丝也许并不存在的微笑:影子如此模糊,如此
  扭曲地抖动着鳞片!我在您手中放下我这些激烈的情感——这些全新
  的、尚未被致命的接触玷污的大理石板。让我们耐心地等待第一片熹
  微的曙光。在投入您那双患有鼠疫的手臂的丑恶搂抱之前,我谦卑地
  跪下按压您的膝盖。”麦尔文写完这封罪恶的信,把它投寄出去,然后
  回来上了床。你们不要指望在那儿找到他的守护神。鱼尾将只飞三天,
  这是真的;但是,唉!房梁仍将被烧毁,圆锥形子弹仍将射穿犀牛的
  皮,尽管有白雪公主和乞丐!因为,加冕的疯子将说出关于那14把忠
  实的匕首的真相。
  
  4
  我发觉自己仅有一只眼,长在额正中!啊,镶嵌在门厅壁板上的
  银镜,你们的反射能力给过我多少次帮助!一天,一只安哥拉猫突然
  窜到我背上,像环钻在头颅上打孔那样咬噬我的顶骨整整一小时,因
  为我把它的幼仔放进满满一盆酒精里煮了。从那天起,我不断地向自
  己发射痛苦之箭。今天,带着在各种场合因命中注定或因自己的过错
  而落下的满身伤痕,忍受着我那道德堕落的后果(某些后果已成事实,
  谁将预见其他后果),作为一个面对着那些装饰着说话人筋膜和智力的
  各种后天或先天的残酷而无动于衷的旁观者,我以满意的目光久久地
  凝视着构成我人格的二重性……我觉得自己很美!美得像男性生殖器
  的先天畸形,还像长在火鸡嘴上的布满横向深纹的圆锥形肉瘤,更像
  下述真理:“音阶、调式及其和声连接的体系并不建立在一成不变的自
  然法则上,相反,它是美学原理随着人类的逐级发展而变化、并且仍
  将变化的结果”,尤其像一艘装甲炮舰!是的,我坚持认为我的描述非
  常准确。我没有自负的幻想,我为此自豪;况且,我从谎言中也得不
  到任何好处;所以,你们应该毫不犹豫地相信我说的话。面对着来自
  意识的颂词,我为什么要对自己感到憎恶?我丝毫也不羡慕造物主;
  不过,但愿他能让我犯下一串光荣的、越来越多的罪行,沿着我那命
  运之河顺流而下。否则,我将把一道能被任何障碍激怒的目光抬到他
  额头的高度,让他懂得他不是宇宙的唯一主人,一些直接来自对事物
  本质的更深刻认识的现象提出了反证,明确否认了独裁的可行性。因
  为,我们两人正在相互注视着眼皮上的睫毛,你看……你知道,我这
  没有嘴唇的嘴中不止一次地响起过胜利的号角。再见了,杰出的战士,
  你在不幸中表现出的勇敢让你那最顽固的仇敌也感到敬佩;不过,马
  尔多罗很快就会找到你,和你争夺那个名叫麦尔文的猎物。这样,那
  只公鸡在烛台下隐约看见未来而发出的预言就将实现。但愿黄道蟹能
  及时赶上那队朝圣者,用几句话告诉他们克利尼昂库尔的拾荒人讲述
  的事情!
  
  选自成都理工绿茵BBS
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